Chapitre VI

— Mata loi !

La voix de femme excitée parvint à Malko à travers un brouillard ouaté. Il sentait qu’on le relevait, ouvrit les yeux, vit une ampoule mie, des faux cils, des ongles rouges qui menaçaient son visage, un chemisier transparent bien rempli.

Plusieurs hommes se pressaient dans le petit vestibule. L’un d’eux lui assena un coup de poing en plein plexus solaire. Titubant, il fut cueilli à la volée par un autre adversaire qui l’expédia contre le mur d’un coup de coude qui lui fendit l’arcade sourcilière. Aveuglé par le sang, le souffle coupé, la tête bourdonnante, il essaya de parer les coups les plus dangereux. Trois hommes se jetèrent sur lui en même temps, se bousculant pour le frapper, encourages par la voix aigüe de la fille au chemisier blanc qui désirait de toute évidence le mettre en morceaux. Une douleur atroce au bas-ventre lui arracha un jappement involontaire. Il eut un éblouissement et retomba par terre, essayant de protéger son visage et son ventre. Les trois adversaires se ruèrent aussitôt sur lui. La dernière chose qu’il vit avant de s’évanouir fut les pieds aux ongles soigneusement teintés de la jeune femme qui lui avait ouvert, contemplant le massacre d’un air gourmand. Le bout d’un escarpin s’avança pour le frapper, mais il ne sentit pas le coup.


* * *

Malko eut d’abord l’impression qu’il se tenait sur un manège de chevaux de bois, tant les murs de la pièce tournaient. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser qu’il était étendu par terre dans une pièce carrelée, presque sans meubles. Le brouhaha de voix lui faisait mal à la tête. Il n’arrivait pas à ouvrir son œil droit, ce qui le paniqua. Ses mains étaient liées derrière son dos, on lui avait ôté sa veste. Il essaya de se redresser, mais le seul fait de bouger lui arracha un cri de douleur. Il sentait une masse dure à la place de son œil droit : le sang coagulé qui avait coulé de son arcade sourcilière fendue bloquait la paupière. Il parvint à bouger son globe oculaire sous la croûte et cela le rassura un peu, sans lui faire comprendre les raisons de cet accueil d’une brutalité inouïe.

— Le salaud se réveille, dit en espagnol une voix venant d’une pièce voisine.

Aussitôt deux hommes se précipitèrent et le prirent par les aisselles pour le laisser retomber sur une chaise de fer. Ce qui lui arracha un grognement de douleur. Son bas-ventre était horriblement douloureux et il se demanda si on ne lui avait pas causé un dommage irrémédiable. Sur une table, il aperçut son pistolet extra-plat posé près d’une mitraillette Beretta et de plusieurs pistolets automatiques. Il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à des pains d’explosifs… Il n’eut pas le loisir de se poser beaucoup de questions. Un barbu s’approcha de lui et demanda en anglais :

— Vous vouliez voir Carlos Geranios, n’est-ce pas ? Malko passa la langue sur ses lèvres gonflées de coups.

Oui, dit-il. Mais..,

— Je suis Carlos Geranios.

Malko l’examina de son œil valide. Il portait un blue-jean et un chandail. En dépit de ses cheveux longs et de la barbe, il était beau, avec un haut front, des traits réguliers et énergiques. Quatre autres hommes, tous très bruns, l’air farouche, entouraient Malko. Sans compter la fille aux faux cils. Il regarda autour de lui. Il y avait des caisses partout, des boîtes de conserve, des vêtements épars, un gros poste de radio avec une antenne déployée, une machine à ronéotyper et des piles de tracts dans tous les coins.

Carlos Geranios se pencha vers lui et dit d’un ton menaçant.

— Tu as entendu maricon ? Malko releva la tête.

— Pourquoi m’avoir accueilli de cette demanda-t-il. Je ne suis pas votre ennemi.

Carlos Geranios se redressa avec un rire se retourna vers les autres.

— Vous entendez ? Il demande pourquoi on l’a un peu bousculé.

— Laisse-moi lui crever les yeux à ce salaud ! cria la fille d’une voix hystérique.

Malko en eut froid dans le dos. Elle pensait vraiment ce qu’elle disait. Carlos Geranios à toute volée le gifla. Si fort qu’il faillit tomber de sa chaise. Le choc fit sauter la croûte de son œil blessé et il eut un éblouissement atrocement douloureux.

— Chancho ! Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait t’offrir un pisco ! On va bien s’amuser et les copains de Diego Portales ne vont pas te trouver. Tu vas crever lentement, comme tu le mérites. Comme Chalo.

— Chalo ! protesta Malko. Mais il s’est suicidé !

Il crut que Geranios allait encore le frapper.

— Suicide ! siffla le Chilien. Tu sais ce qu’ils lui ont fait ? Ils sont venus à plusieurs. Ils l’ont attaché avec des bas de femmes parce que cela ne laisse pas de traces. Puis ils lui ont fait respirer le gaz jusqu’à ce qu’il crève. Ce n’est pas le premier et tu le sais bien.

Malko était atterré. Il n’eut pas le temps de poser des questions. Un autre barbu le prit à la gorge. Un grand maîgre, mais costaud, qui hurla :

— Maricon ! cloaque ! Tu sais ce qu’ils ont fait à mon copain Luis-Miguel ceux de la Division aéroportée ?

Malko ne savait pas… D’ailleurs, l’autre ne lui laissa pas le temps de répondre. Brûlant de haine, il lui cracha :

— Ils l’ont suspendu au bout d’une corde accrochée à un hélicoptère dans le détroit de Magellan. Là où l’eau est presque de la glace. Ils l’ont laissé des heures, pendant qu’il gelait vivant, qu’il hurlait, qu’il demandait grâce. Et ensuite, ils lui ont arraché les couilles avec des tenailles. Ils l’ont laissé saigner jusqu’à ce qu’il crève ! Tu entends, fumier, jusqu’à ce qu’il crève…

Brusquement, le barbu se pencha et empoigna les parties sexuelles de Malko, les serrant brutalement. Ce dernier poussa un hurlement sous la douleur inhumaine. Geranios, heureusement, écarta son tourmenteur.

— Attends, Miguel, nous devons l’interroger avant !

Miguel lâcha Malko avec un grognement menaçant :

— Tu ne perds rien pour attendre, salaud. Là où on va t’emmener, on aura tout le temps de s’amuser avec toi…

Geranios l’interrompit.

— Va voir si on peut charger la voiture. Si Luis a fini.

Malko en profita pour respirer un peu. Miguel revint aussitôt avec un autre garçon aux mains couvertes de cambouis, l’air soucieux.

— On ne pourra pas partir avant trois heures au moins, fit-il. Il a fallu que je démonte le pont arrière…

Carlos Geranios jura entre ses dents.

— Tu peux pas faire plus vite ?

— Impossible. Tu te rends compte…

C’étaient des Fiat montées au Chili qui tombaient en panne sans arrêt. Pourtant, il avait hâte de quitter cette maison où il se trouvait déjà depuis trop longtemps. Dans la vie clandestine, si on voulait rester en vie, il fallait être très prudent… Il se tourna vers Malko.

— Puisque on a du temps, on va commencer tout de suite, salaud.

La rage rendit à Malko un peu de forces.

— Mais enfin, vous êtes fous ! cria-t-il. Je suis venu vous emmener hors du pays. Pour vous protéger de la D. I. N. A.

Carlos Geranios eut un sourire venimeux.

— Tu veux m’emmener hors du Chili, hein ? fit-il.

— Je suis venu spécialement au Chili pour cela.

Le sourire ironique du Chilien s’accentua.

— Pourquoi ? La D. I. N. A. n’y arrivait pas.

— Depuis que vous avez fui de l’ambassade, on ne trouvait plus votre trace, dit Malko.

Il tint le coup quelques minutes puis s’évanouit de nouveau.

Quand il reprit connaissance, Carlos Geranios était planté devant Malko.

— Qui t’a envoyé ? demanda-t-il.

— Il faut lui faire payer pour Magali ! cria le plus jeune qui avait des yeux bleus et un nez busqué. Il brandissait un poignard de parachutiste.

Malko commençait à se demander s’il allait sortir vivant de cette maison de fous. L’atmosphère de haine palpable avait de quoi faire perdre son sang-froid à n’importe qui. S’il ne faisait pas quelque chose rapidement, il allait être tué, sans même avoir eu le temps de s’expliquer. Les cinq hommes tournaient autour de sa chaise comme des mouches agressives.

— Écoutez, plaida-t-il, je ne suis pas ce que vous croyez. Si vous en doutez, contactez John Villavera, il vous confirmera ce que je fais ici. Et les instructions qu’il m’a données.

Carlos Geranios secoua la tête avec agacement.

— Tu nous prends vraiment pour des débiles, gringo.

Dans la pièce voisine, il entendit soudain un bruit de robinets coulant à pleine force. Malko n’osa pas penser à ce qui l’attendait. Carlos Geranios avait un colt 45 passé dans la ceinture. Il se planta devant Malko.

— Déjà, hier, j’avais donné l’ordre qu’on te tue. On t’a raté. Puisque tu es ici, au moins, tu vas nous apprendre certaines choses. Ensuite, on te liquidera comme tu le mérites.


* * *

La tête ballottée de droite à gauche, au rythme des coups, Tania essayait de ne pas devenir folle.

Une seule idée la mobilisait : NE RIEN DIRE. Les mots glissaient sur elle, les policiers criaient tous ensemble, l’injuriaient.

— Putain, salope de communiste, tu vas parler.

L’homme au chapeau blanc lui hurlait en plein visage, haineux, déchaîné, les manches retroussées.

Puis cela recommença. De plus en plus atroce. Tania comprit qu’elle était à bout de résistance. Ça n’avait plus d’importance maintenant, ils trouveraient une maison vide. Bien sûr, ensuite, ils recommenceraient. Mais, entre-temps, elle pourrait reprendre des forces, peut-être parvenir à se suicider.

Dès qu’il y eut une accalmie, elle murmura :

— Il m’a dit. Ils sont…

— Où ? Où ? crièrent-ils tous ensemble.


* * *

— Mais enfin, protesta violemment Malko, vous êtes fou de vouloir me tuer.

Carlos Geranios le fixa comme s’il avait dit une obscénité.

— Dis-moi, gringo, tes amis de la D. I. N. A. t’ont-ils dit que les miristes étaient des imbéciles ?

Le rebelle aux yeux bleus passa la tête par la porte et cria avec une joie féroce :

— Le bain du « maricon » est prêt. Aussitôt, Carlos Geranios et un autre miriste saisirent Malko par ses bras entravés et l’entraînèrent en dépit de sa résistance. Il eut le temps d’apercevoir une petite salle de bains avec une baignoire sabot, la fille au chemisier blanc, les mains sur les hanches, et la surface de l’eau savonneuse. De toutes ses forces, il s’arcbouta au plancher. En vain.

— Vamos por el scaphandria ! cria la fille.


Quand le ventre de Malko arriva à la hauteur du rebord de la baignoire, les deux hommes poussèrent violemment sur ses épaules pour le faire basculer en avant. Il eut la présence d’esprit de fermer la bouche et de retenir son souffle au moment où son visage atteignait la surface de l’eau.

Elle était glacée. Il eut l’impression qu’on l’enfermait dans un bloc de glace. Il plongea la tête la première et le sommet de son crâne heurta le fond de la baignoire. Le choc se répercuta douloureusement dans son cerveau. Quatre bras le maintenaient au fond de l’eau. Les secondes passaient. Il laissa échapper quelques bulles pour soulager la pression dans ses poumons. Puis encore d’autres. La douleur devenait intenable. Une veine battait follement dans sa tempe. D’un seul coup, n’en pouvant plus, il lâcha presque tout l’air sans arriver à refermer sa bouche.

Le liquide savonneux s’engouffra dans sa gorge, le brûlant, l’asphyxiant. Il eut un spasme terrible pour tenter de se dégager, ne réussit qu’à avaler un peu plus d’eau…

Puis, pendant un temps qui lui sembla infiniment long, il sentit l’eau envahir ses poumons, il se dit qu’il allait mourir sans même savoir pourquoi on le tuait. Il ne se souvint plus quand il avait perdu vraiment connaissance… Il était penché sur un lavabo et il vomissait à grands spasmes des gorgées d’eau savonneuse. Incapable de parler. Les yeux rouges, haletant, la poitrine en feu. Derrière lui, les deux hommes le tenaient solidement tout en l’injuriant. Il les voyait à peine. Le sang avait recommencé à couler de son arcade sourcilière, l’aveuglant. Son cœur cognait dans sa poitrine à 120 pulsations minutes. La fille aux longs cils lui tendit une tasse émaillée. Il but, recracha avec un hoquet.

C’était du café salé !

Elle eut une grimace haineuse, lui jetant le contenu de la tasse au visage.

— Les salauds ont fait cela à ma sœur, dit-elle. Toute la nuit. Jusqu’à ce qu’elle accepte de les sucer tous…

On l’entraîna de nouveau vers la baignoire. Carlos Geranios l’observait, les mains sur les hanches. Goguenard.

— Tu as encore envie de jouer au scaphandrier ! Gringo…

— Vous êtes fou ! dit Malko, je ne sais rien de ce que vous me demandez. Je vous en prie, appelez John Villavera.

— Qui t’a fait venir ici ?

— Mais c’est Chalo Goulart, dit Malko avec désespoir.

Carlos secoua la tête, agacé.

— Menteur. Qui t’a dit d’aller voir Chalo ? Attends. Tu vas parler.

Malko fut de nouveau précipité dans l’eau savonneuse. Cette fois, il ne commit pas l’erreur de retenir son souffle jusqu’au bout. Autant en finir tout de suite. Il avait compris que ses bourreaux voulaient vraiment le faire parler. Ils ne le tueraient qu’ensuite. Il fallait donc gagner du temps.

Bien qu’il ne voie pas ce qu’il pouvait espérer.

Qui allait venir le chercher au fond de cette maison tranquille ? Seule Tania savait où il se trouvait. Ce n’est pas elle qui l’aiderait. John Villavera ignorait où il se trouvait et même sa visite à Tania. Quant à Oliveira, elle avait dû l’attendre en vain.

De nouveau tout explosa dans ses poumons et il perdit connaissance. On le sortit de la baignoire pour le traîner devant le lavabo et la même comédie recommença.

Pendant que Malko s’ébrouait, crachait, à demi inconscient, le miriste aux yeux bleus se glissa contre lui et lui saisit les parties sexuelles. Serrant de toutes ses forces.

Il ricana :

— Tu tienes muy chico gringo !

Malko fut presque soulagé d’être précipité à nouveau dans la baignoire d’eau savonneuse.

La litanie de l’horreur se continua. Plongée, étouffement, dégorgement, coups, menaces, interrogatoires, vomissements. Il avait totalement perdu la notion du temps. Ses bourreaux se relayaient, la plupart du temps encouragés par la fille au chemisier blanc qui contemplait goulûment la torture. Malko se demandait combien de temps son cœur allait tenir. Déjà, ses dernières syncopes étaient beaucoup plus longues. Le sang de sa blessure avait teinté l’eau de la baignoire. Il arrivait encore à penser clairement, par intermittence, mais pouvait à peine parler. Et encore moins répondre aux questions de Carlos Geranios.

On le lâcha et il tomba sur le carrelage trempé. Le contact frais lui fit presque du bien. Il demeura là, grelottant de tous ses membres, la joue contre le sol, se demandant ce qu’on allait encore lui faire.

Luis, le mécano, fit irruption et cria :

— La voiture est prête.

— On mange quelque chose rapidement, fit Geranios, et on y va.

La fille s’approcha de Malko et lui envoya un coup de pied dans le bas-ventre.

Heureusement, la pointe de sa chaussure glissa et heurta seulement l’intérieur de sa cuisse. Déçue de ne pas l’entendre hurler, elle s’accroupit près de Malko. Elle se pencha à son oreille et murmura ce qu’elle lui ferait par la suite.

Il était trop épuisé pour réagir. Ce n’était qu’un répit. Ils le tortureraient jusqu’à ce qu’il meure ou qu’il parle. Et comme il n’avait rien à dire… Maintenant, le froid le faisait claquer des dents et trembler nerveusement.

Ils s’étaient attablés dans la pièce voisine, surveillant Malko par la porte ouverte. Ils n’avaient même pas pris la peine de l’attacher, mais tous avaient des armes à portée de main.

Il les écouta manger, discuter entre eux, à voix basse, comme si Malko n’avait pas été là. Ils parlaient sans se gêner, comme s’il était déjà mort. Leur acharnement était incompréhensible. Vaguement, il saisit le nom de Tania sans comprendre ce qu’ils disaient d’elle.

Un coup de sonnette bref stoppa la conversation. Malko eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Cela ne pouvait être qu’une bonne chose. Il se raidit, prêt à tout.

Carlos Geranios avait bondi silencieusement de sa chaise et arraché son colt de sa ceinture.

Enfonçant le canon dans le cou de Malko, il le força à se lever, lui détacha rapidement les mains.

— C’est toi, qui vas aller ouvrir, gringo, souffla-t-il. Si tu dis un mot, je te vide mon chargeur dans le dos.

Le canon du colt dans le dos, Malko traversa le living, aboutit dans la petite entrée. Il s’arrêta en face de la porte qui donnait sur la rue. Aucun bruit ne filtrait au travers. Le blond au nez busqué apparut derrière lui, une mitraillette au creux du coude.

— Ça doit être Tania, chuchota-t-il à Carlos Geranios.

Dans le dos de Malko, l’arme se fit plus pressante.

— Ouvre, gringo.

Le ton de Carlos Geranios était sans réplique. Malko s’avança, mit la main sur le bouton de la porte. Au moment où il commençait à le tourner, il entendit, de l’autre côté du battant, un bruit métallique.

Instinctivement, il se rejeta le long du mur. Bien lui en prit. Une série de détonations claquèrent à l’extérieur. Le bois de la porte se troua soudain sous le choc de multiples impacts. Derrière Malko, le blond poussa un cri. Le colt 45 tonna.

Une fraction de seconde plus tard, la porte vola en éclats sous un choc violent. Malko eut le temps d’apercevoir des uniformes, les flammes jaunes d’armes automatiques avant de plonger à plat ventre. Le jeune blond qui avait glissé le long de la cloison, une balle dans les reins, riposta en vidant le chargeur de sa mitraillette sur les uniformes qui se ruaient dans le vestibule. Deux s’effondrèrent, mais le feu violent de plusieurs armes automatiques coupa pratiquement le blond en deux. À l’extérieur aussi on tirait. Malko entendit des balles ricocher sur la porte de fer à côté de la maison, des appels.

La voix de Carlos Geranios cria quelque chose derrière lui. Allongé contre le mur, il faisait le mort. Les appels, les coups de feu, tout indiquait que la maison était cernée, par la D. I. N. A. ou l’armée. Le vestibule demeura vide pendant quelques secondes, puis, du coin de l’œil, Malko aperçut une meute de civils qui se ruaient à l’intérieur, tirant au jugé, criblant les murs. Plusieurs balles le frôlèrent, s’enfonçant dans le mur, faisant tomber du plâtre sur lui. Secoué par les projectiles, le cadavre du blond bascula sur le côté. Heureusement, Malko était allongé à côté de la porte et ceux qui entraient ne le voyaient pas tout de suite. Mais dès que la pièce fut pleine, on s’aperçut de sa présence.

Avec un cri féroce, un des « carabinieros » se précipita et tira une rafale de Beretta à dix centimètres de sa tête. Les balles firent éclater le mur et les détonations l’assourdirent. Il cria pour expliquer qui il était, mais personne ne l’écouta. Deux civils se ruèrent sur lui, pistolet au poing, le frappèrent en l’injuriant. Comme il se débattait, l’un d’eux se laissa tomber à califourchon sur son dos et se mit à lui marteler le crâne à coups de crosse de pistolet.

— Achève ce salaud de communiste ! hurla son compagnon.

Un coup plus violent ébranla le crâne de Malko. Il se dit qu’il allait être tué sur place. Cette fois par la D. I. N. A. Tout à coup, un civil minuscule, un colt aussi grand que lui au poing, surgit, coiffé d’un curieux chapeau blanc. Il vit Malko le visage couvert de sang et l’homme qui le frappait.

— Arrête, Diego ! hurla-t-il, il faut qu’il parle.

Il se précipita et arracha l’homme qui frappait Malko. Ce dernier essaya de parler, mais du sang pénétra dans sa trachée-artère et il eut une violente quinte de toux. Au même moment, la fusillade reprit à l’arrière de la maison. Il sentit vaguement qu’on le traînait, dit « Je suis américain », mais réalisa que les mots n’avaient jamais franchi sa bouche…


* * *

Le barbu vidait chargeur sur chargeur, accroupi à l’angle de la porte de la cuisine, pour tenter de contenir les assaillants, massés dans le salon. La fille qui avait perdu un de ses faux cils était déjà au volant de la Fiat 126 garée dans la petite cour. Le moteur ronflait. Par les trous de la porte de fer, on apercevait les véhicules de la police et les projecteurs. Les policiers prenaient leur temps, certains que personne ne pourrait s’échapper.

Carlos Geranios, les traits crispés, les lèvres rentrées, serrait contre lui quelque chose qui ressemblait à un pistolet lance-fusées un M. 79. Une arme qui lançait des grenades détruisant tout dans un rayon de dix mètres… Décidé à ne pas se laisser prendre vivant.

— Luis, cria-t-il, ouvre la grille !

— Mais, ils vont nous tuer ! protesta le barbu.

Heureusement, l’obscurité les protégeait. La police ne savait pas combien ils étaient.

— Vas-y, Luis, répéta Geranios.

Luis abandonna la cuisine après une dernière rafale, bondit jusqu’à la grille et rabattit vers l’intérieur un des battants. Plusieurs silhouettes s’écartèrent précipitamment, Carlos Geranios, tapi dans l’ombre, épaula son M. 79. La grenade partit avec une explosion sèche. Il y eut une lueur éblouissante dans la rue, une explosion sourde et tout ce qui vivait devant la grille se volatilisa.

Carlos Geranios se retourna vers la voiture.

— Vamos ! Isabella-Margarita.

La Fiat fit un bond en avant. Une grêle de balles jaillit du côté de la maison, pointillant le capot, brisant les phares. La jeune femme stoppa brutalement. Aussitôt, Luis se faufila le long de la Fiat, collé au mur. Il surgit face aux policiers en position le long du mur extérieur de la maison. Tous tirèrent en même temps. La mitraillette de Luis déchiqueta les trois hommes groupés comme une cible de foire. Un morceau de cervelle s’aplatit contre une fenêtre. Ils eurent le temps de riposter et Luis s’effondra en arrière, les bras en croix sur le capot de la Fiat.

Carlos Geranios se jeta dans la voiture qui fit un bond en avant. Le corps de Luis fut balayé, tomba par terre, une rafale jaillit derrière eux, pulvérisant la lunette arrière, pointillant le coffre. Isabella-Margarita évita un fourgon Chevrolet stoppé en travers de la calle Santa Fé, vit soudain l’obscurité devant elle. Il n’y avait plus de barrage ! Elle tourna aussitôt à gauche, filant vers le sud, zigzaguant. Les deux pneus arrière étaient crevés.

Geranios pleurait silencieusement, la tête dans ses mains.

— Luis, murmura-t-il, Miguel, ils vont les torturer.

— Ils sont morts, dit Isabella-Margarita. J’espère que l’autre cloaque est mort aussi.

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