L’entrée de l’ambassade U. S. ne payait pas de mine. Seul le drapeau étoilé flottant sur la façade du building gris dans l’étroite calle Augustinas signalait son existence. Les quatre derniers étages du 6e au 9e étaient séparés par une grille de cuivre et gardés par deux marines. John Villavera vint chercher Malko au pool des secrétaires, l’air important, émergeant de la salle de projection qui se trouvait à droite de l’entrée.
— Je fais une conférence, expliqua-t-il. Il y a quelque chose d’important ?
— Oui, fit laconiquement Malko.
Le C. O. S. de la C. I. A. l’emmena aussitôt dans son bureau, et l’écouta attentivement, jouant avec un crayon, sa lourde mâchoire parcourue de frémissements imperceptibles.
— C’est étrange, soupira-t-il. Vraiment étrange. Malko venait de lui relater le « suicide » de Chalo Goulart.
John Villavera ôta ses lunettes, visiblement très affecté. Il avait des yeux gris de myope, doux et un peu flous.
— Nous n’avons plus de pistes, dans ce cas.
— Non, avoua Malko.
Il pensa soudain aux tableaux.
— Lors de ma visite, Chalo Goulart m’a parlé d’une personne très proche de lui, avec qui nous devions dîner. C’est peut-être la même.
— Je peux essayer de me renseigner, proposa l’Américain.
— Cela risque d’être dangereux, objecta Malko, vous m’avez dit que la D. I. N. A. est sur les dents et efficace.
— C’est vrai, reconnut Villavera, mais j’ai aussi des amis sûrs qui connaissent tout le monde à Santiago et n’appartiennent pas à la D. I. N. A.
— Ce suicide est vraiment fâcheux, soupira John Villavera.
— Surtout pour Chalo Goulart, remarqua Malko.
Il voulait aller voir Federico O’Higgins. Ne pas donner au chef de la D. I. N. A. l’impression qu’il le fuyait.
L’énorme Edificio Diego Portales se composait d’une tour de 23 étages ultramoderne se dressant au-dessus d’un large bâtiment occupant tout un bloc d’immeubles. Il avait été prévu pour des congrès, mais la Junte s’y était installée après le coup d’État. La piste d’hélicoptères du toit permettait de se déplacer facilement et cela donnait une image moderne du gouvernement…
Le bas était entouré de barbelés et toutes les issues en avaient été condamnées à l’exception de celle donnant sur une petite rue derrière l’avenue Alameda. Dans les halls déserts, dans les jardins, sur les escaliers extérieurs des bâtiments, des soldats montaient la garde, impeccables avec leurs hautes bottes noires, mitraillettes Beretta en bandoulière. Malko leva la tête vers la tour qui abritait le gouvernement chilien. On lui avait pris – échangé – son passeport contre un laissez-passer et, durant le parcours du poste de garde à l’entrée de la tour, il avait été contrôlé trois fois… L’immeuble grouillait de militaires et de civils portant tous un badge au revers du veston. Cela avait un vague air de national-socialisme, à cause des mines farouches et des uniformes.
Il s’engouffra dans un des quatre ascenseurs ultramodernes et appuya sur le bouton du 17e. L’étage du colonel Federico O’Higgins. Les quatre généraux constituant la Junte s’étaient réservé les deux derniers étages et la piste pour hélicoptères sur le toit, bordée d’une large bande rouge, qui était la particularité du building. Ils ne se déplaçaient jamais en voiture. Trop dangereux… Malko sortit sur le palier du 17e et fut aussitôt happé par un policier en civil qui lui prit son laissez-passer et le mena dans une antichambre. Plusieurs soldats armés gardaient chaque étage. Sans badge, on ne faisait pas trois mètres…
Des secrétaires élégantes et décolletées tapaient comme des fourmis dans tous les coins. On se serait cru dans une grande société multinationale, s’il n’y avait pas eu les portraits omniprésents des quatre généraux, accrochés dans chaque bureau.
Alors que Malko attendait, une secrétaire sortit d’une des toilettes et Malko aperçut le portrait du général Pinochet suspendu au-dessus des sièges des W.C. Le colonel O’Higgins surgit d’un bureau, en civil, serrant sa petite bouillotte dans son gant de laine noire. Malko le suivit dans son bureau également ultramoderne. Un immense portrait du général Pinochet ornait le mur. Les parois vitrées descendaient jusqu’au sol. Chaleureusement, le colonel fit asseoir Malko sur un canapé et prit place à côté de lui.
— Alors, comment trouvez-vous Santiago ? interrogea-t-il aussitôt.
Malko se perdit en quelques banalités de bon aloi, observé par l’œil inquisiteur du Chilien, se demandant pourquoi il avait tellement tenu à le voir. Comme s’il avait deviné ses pensées, Federico O’Higgins dit soudain.
— Voilà la terrible D. I. N. A. ! Regardez autour de vous. Est-ce qu’il y a des taches de sang, des cris de gens torturés ?
Les yeux saillants avaient pris une expression indignée et douloureuse. Devant le silence de Malko, O’Higgins hocha tristement la tête.
— On nous a beaucoup calomniés… Encore récemment des miristes ont assassiné un agent double, une femme, et on fait croire qu’il s’agissait de nous. Comme si nous avions le temps de nous livrer à des excès pareils ! Le général Pinochet nous a demandé d’être fermes, certes, mais humains, avant tout très humains. Comme lui.
Il se leva et montra à Malko un choix de photos où Pinochet n’arrivait pas à avoir l’air d’autre chose que d’un militaire borné, en dépit de ses efforts pour s’extirper un sourire crispé.
— Il est très humain, n’est-ce pas ? demanda avec une anxiété touchante le colonel O’Higgins.
Malko approuva avec mollesse. Ne sachant toujours pas où son interlocuteur voulait en venir. Posant les photos, le colonel changea brusquement de conversation.
Il paraît que vous avez participé à une agréable soirée, avant-hier. Oliveira Chonio est charmante. Vous êtes resté de « toque à toque », j’espère ?
Subitement, Malko se rendit compte qu’il subissait un interrogatoire, que l’homme en face de lui était un professionnel dangereux. Qu’il le sondait. O’Higgins montra à Malko un épais dossier rose posé sur son bureau.
— Ce sont les grâces… Tout passe par mes mains. Le général Pinochet m’a demandé d’être très généreux. Il est très humain. Nous relâchons beaucoup de gens compromis avec Allende, ou nous les laissons partir à l’étranger. Il n’y a que les marxistes très dangereux que nous traquons. Ceux qui se sont rendus coupables de crimes inexpiables… (Il se pencha vers Malko comme si on pouvait l’entendre en dépit de la porte fermée.) Ils voulaient assassiner tous les officiers non communistes lorsque le général a décidé de réagir. Le M. I. R…
Un téléphone se mit à sonner. Federico O’Higgins répondit par monosyllabes, son visage gélatineux soudain figé de respect. Il raccrocha et se leva.
— Señor, je vais vous prier de m’excuser, le général Pinochet me demande.
Malko ne se fit pas prier. Cette entrevue commençait à lui peser sérieusement. Avant d’atteindre la porte, il s’offrit la joie de lancer une flèche du Parthe.
— Tous les bureaux de la D. I. N. A. se trouvent dans ce building ?
Federico O’Higgins ne se troubla pas, jouant avec sa bouillotte machinalement.
— Au début, nous n’avions pas de locaux, expliqua-t-il onctueusement. Aussi, nous avons été obligés de nous installer un peu partout, mais maintenant, nous fermons ces locaux petit à petit.
Il raccompagna Malko jusque sur le palier. Au moment de le quitter, il dit d’une voix doucereuse, fixant les yeux dorés de Malko :
— Vous risquez de rencontrer beaucoup de gens durant votre enquête sur le Chili. Revenez me voir. Nous bavarderons…
C’était un appel à la délation. Probablement le vrai motif de l’insistance avec laquelle il voulait voir Malko. Ce dernier reprit l’ascenseur. Dégoûté et perplexe. Visiblement, le colonel O’Higgins s’était efforcé de le convaincre que la D. I. N. A. n’était qu’une aimable association de boy-scouts un peu trop zélés parfois… Quelque chose de trouble dans son regard inquiétait. Il se demanda comment il était arrivé à la tête de la D. I. N. A… Une question qu’il poserait à John Villavera. Il se remit à penser à Carlos Geranios, l’homme qu’il était venu sauver. Chalo Goulart mort, où allait-il le chercher ?
Il repassa tous les barrages en sens inverse, récupéra son passeport au poste de garde contre le laissez-passer signé par Federico O’Higgins et se retrouva dans la rue, soulagé.
Sans rien à faire de précis… Il pensa soudain à Oliveira. Par elle, il pourrait peut-être apprendre quelque chose sur la mystérieuse compagne de Chalo Goulart. Il marcha jusqu’à la Datsun contournant le bloc de l’Edificio Diego Portales. Les petites rues derrière étaient bordées de boutiques d’artisans, contrastant étrangement avec l’énorme tour de verre et de béton qui abritait la Junte.
Une demi-douzaine de « lolas » à moitié nues, en train d’essayer des chemisiers, dévisagèrent Malko effrontément en échangeant des rires chatouillés. Dès qu’elle l’aperçut, Oliveira, moulée dans une salopette de velours côtelé, lâcha sa cliente et fonça sur Malko. La fermeture éclair qui allait de l’entrejambe au cou était descendue presque jusqu’au nombril, ce qui permettait de se rendre compte qu’elle ne portait rien en dessous. Elle baisa Malko sur la bouche. Sans gêne.
— C’est gentil de venir me voir, murmura-t-elle en riant. Toutes les « lolas » vont être jalouses.
Le Palta grouillait de minettes croulant sous les vêtements, se battant pour les cabines, ou essayant au milieu du magasin. L’une d’elles, vint droit sur eux, en pantalon et soutien-gorge blanc, demander le prix du tee-shirt. La poitrine tellement gonflée qu’elle pouvait à peine parler, avec un regard gourmand pour les yeux dorés de Malko. Oliveira la renseigna avec une pointe d’agacement.
— Allons au Coppelia, suggéra la jeune femme. Ici on ne peut pas être tranquille.
Il la suivit dehors. Le Coppelia était un salon de thé, à deux immeubles de là. Malko et Oliveira prirent deux énormes glaces et s’installèrent dans un coin.
Malko se pencha vers elle.
— Est-ce que tu connais un certain Chalo Goulart ?
Elle leva les yeux avec surprise.
— « Chalo » bien sûr ! mais il est très vieux. Qu’est ce que tu fais avec lui ?
— Rien, dit Malko, il s’est suicidé hier soir…
Il lui raconta le dîner raté. Oliveira hocha la tête. C’est dommage, il était très gentil. Il appartient à une des plus vieilles familles d’ici, tu sais… Malko eut soudain une inspiration.
— Il y a des tableaux étonnants chez lui. Surréalistes. Il m’avait dit qu’il me présenterait au peintre. C’est idiot.
Oliveira pouffa dans sa glace.
— C’est pas un peintre, c’est une femme. Tania. Une Roumaine. C’est la maîtresse de Chalo depuis longtemps. Il l’a protégée quand Allende a été renversé. Parce qu’il a beaucoup aidé le nouveau régime.
— Tu sais où la trouver ?
Oliveira lui griffa légèrement le dessus de la main.
— Tu veux la sauter ?
Aussitôt, elle se reprit et éclata de rire.
— Si c’est Tania, je veux bien te donner son adresse. Elle pourrait être ma mère.
— Tu la connais ?
Elle hocha la tête.
— Bien sûr, ajouta perfidement Oliveira. Il paraît qu’elle a été très belle…
On ne pouvait être plus vache. Malko réprima un sourire.
— Que fait-elle en dehors de la peinture ?
— Je ne sais pas, elle est venue d’Europe, elle a couché avec beaucoup de gens, avant d’être avec Chalo. Elle ne sort jamais. Je vais t’expliquer où elle habite. C’est facile : juste en face du polo, à droite quand tu viens de la rivière dans la calle Carrera. Une petite maison peinte en jaune.
Rapidement, elle lui dessina un plan grossier sur un bout de papier, signa avec un cœur. Puis elle leva sur lui des yeux bleus et rieurs.
— Je te vois ce soir ?
— Avec joie, dit Malko.
Oliveira gonfla la poitrine, ce qui eut pour effet de faire descendre un peu plus la fermeture éclair.
— Je viendrai te chercher à ton hôtel. C’est plus simple. Nous irons dîner hors de Santiago, je connais un restaurant où il y a de l’ambiance. En ville c’est sinistre. Ensuite, on ira boire un verre chez moi.
Encore un coup à oublier le couvre-feu ! Malko la raccompagna jusqu’à l’entrée de la boutique, sous l’œil avide d’un paquet de « lolas » en train de sucer des glaces sur le trottoir. Il remonta dans la Datsun. Au moment où il allait démarrer, une apparition extraordinaire se matérialisa à côté de lui. Une vieille femme juchée sur une moto, affublée comme un personnage d’Orange mécanique. Des bottes de plastique blanc, des lunettes noires enveloppantes, des boucles d’oreilles de gitane, une jupe-culotte et un blouson. Impavide, elle essayait de faire démarrer sa machine sans un sourire devant les quolibets des « blas ». L’une cria très fort :
— Holà, Rotal !
Lorsqu’il démarra, elle était toujours en train de se battre avec son kick…
Malko remonta Providencia jusqu’en haut, passant devant l’ambassade d’Union soviétique, fermée par le nouveau gouvernement, puis tourne à gauche dans Vitacura, pour gagner le Barrio Alto. Le soleil avait percé les nuages et il faisait chaud. Il vérifia machinalement que son pistolet extra-plat était glissé sous son siège. Le Mercurio mentionnait la mort de Chalo Goulart. Sans commentaires, dans la notice nécrologique. Malko longea la rivière à sec et tourna devant l’entrée du polo dans la calle Carrera. Deux cents mètres après, il aperçut la petite maison jaune décrite par Oliveira. Il gara la Datsun un peu plus loin et revint sur ses pas à pied, traversa le petit jardin qui entourait la minuscule maisonnette. Il appuya sur la sonnette.
Les yeux saillants reflétaient la peur, Malko photographia mentalement le nez camus, la bouche sensuelle et molle, le chignon, le menton en fuite et les traits tirés par une angoisse diffuse. Un haut ajusté moulait la lourde poitrine un peu tombante, la jupe longue boutonnée devant était ouverte jusqu’à mi-cuisses. Seuls, les quelques kilos de trop et les rides légères sous les yeux disaient que les quarante ans n’étaient pas loin.
Malko eut un sourire encourageant, ôta ses lunettes noires et demanda :
— Vous êtes bien Tania ?
À un mouvement imperceptible, il crut qu’elle allait refermer la porte sans même lui répondre. La tête un peu penchée sur l’épaule, elle l’observait. Puis elle se détendit un peu.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Je voudrais voir vos peintures, dit-il, on m’a dit que vous aviez beaucoup de talent.
Le regard de Tania s’adoucit d’un coup, mais elle restait sur ses gardes.
— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle.
— Chalo Goulart.
Un cercle blanc apparut autour de la bouche de la nia. Elle fit d’une voix sans timbre :
— Mais Chalo est…
— Mort, dit Malko, je sais. C’est horrible. Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
Elle se décida d’un coup et ouvrit la porte. Il la dévisagea, pensant qu’Oliveira avait tort. Tania avait encore beaucoup de charme pour une femme de quarante ans.
Ils traversèrent une entrée minuscule pour pénétrer dans un petit salon. Elle s’assit en face de Malko, ramenant les pans de sa jupe ouverte pour cacher ses deux genoux ronds. Penchée vers lui, tendue, elle l’observait, sur ses gardes. Des tableaux surréalistes étaient accrochés partout. Les mêmes que chez Chalo Goulart. Un chevalet était posé dans un coin.
— Je ne vous ai jamais vu à Santiago, demanda-t-elle. Comment connaissez-vous Chalo ? Comment avez-vous eu mon adresse ?
— Grâce à Chalo, dit Malko. Il m’avait parlé de vous la dernière fois que je l’ai vu… Je n’habite pas le Chili, mais nous avons des amis communs.
Elle l’observait, tandis qu’il parlait, avec une intensité presque gênante. Sa poitrine se soulevait comme si elle avait du mal à respirer.
Les jointures de ses doigts étaient blanches tant elle se crispait.
Il fut aussitôt certain d’être sur la bonne piste. Tania était terrorisée. Cela avait sûrement un rapport avec la mort de Chalo Goulart. Soudain, elle se força à sourire. Un sourire forcé, figé, nerveux.
— Excusez-moi, dit-elle de vous recevoir ainsi, mais nous avons eu des moments très difficiles, tous ces derniers mois. La vie n’est pas facile à Santiago… Et la mort de Chalo Goulart a été un choc très dur. C’était un ami très sûr et très cher…
Elle se tut, la voix brisée par les larmes. Malko respecta son chagrin quelques minutes avant de demander :
— Vous qui le connaissiez bien, savez-vous pourquoi il s’est suicidé ?
Elle ne répondit pas, de nouveau tendue, décroisant les jambes nerveusement, laissa enfin échapper :
— Je ne sais pas.
Il était sûr qu’elle mentait. Tout à coup, elle se força à sourire et se leva.
— Excusez-moi, je vous reçois très mal. Puisque vous êtes un ami de Chalo. Je vais vous offrir à boire. Ensuite, nous pourrons regarder mes peintures, si cela vous intéresse.
Il avait l’impression qu’elle se contraignait pour ne pas le jeter dehors.
Elle disparut dans la cuisine. Il s’attendait à ce qu’elle reparaisse avec l’éternel « pisco-sour », mais elle revint avec une carafe pleine d’un liquide rougeâtre ou flottaient des morceaux de fruits.
— Bourgognia, annonça Tania. Un peu comme la sangria espagnole.
Elle remplit leurs verres et ils burent. Les yeux de Tania s’étaient animés tandis qu’elle examinait Malko attentivement. Leurs regards se croisèrent et il demanda :
— Vous vivez seule ?
— Oui.
Nouveau silence. L’ombre de Chalo Goulart était présente entre eux. Malko se jeta à l’eau.
— Chalo Goulart ne vous avait pas parlé de moi ?
— Maintenant, je crois que si, fit-elle enfin. Vous arrivez des États-Unis, n’est-ce pas ?
— Oui.
De nouveau le silence. Elle n’avait visiblement pas envie de s’étendre… Il y eut la pétarade d’une motocyclette dans la rue déserte. Malko attendit que le bruit eût décru et demanda :
— Comment êtes-vous arrivée au Chili ? C’est loin de la Roumanie.
Elle eut un sourire triste.
— J’ai fui quand les communistes ont pris le pouvoir juste après la guerre. À Rome, j’ai rencontré un peintre chilien qui m’a emmenée jusque-là. Puis, nous nous sommes séparés, après qu’il m’ait donné goût à la peinture. Mais je suis restée. C’est très loin ici. Je ne sais même plus à quoi ressemble l’Europe… je me suis fait des amis merveilleux comme Chalo.
Dès qu’elle parlait, elle avait le charme exubérant des Roumains, ses traits s’animaient, ses longues mains décrivaient des arabesques, ses yeux brillaient. Sa jupe s’était écartée, découvrant deux cuisses longues et lourdes, fuselées, encore très appétissantes. C’était curieux qu’elle ait poursuivi une liaison avec Chalo qui n’était pas précisément un Don Juan. Cela ne cadrait pas avec son personnage. Il avait l’impression qu’elle ne livrait qu’une toute petite partie d’elle-même.
Elle revint à ce qui l’intéressait.
— Comment avez-vous su que Chalo était mort ? Chalo Goulart qu’il n’avait vu qu’une seule fois dans sa vie devenait étrangement présent entre eux. Comme s’il l’avait toujours connu.
— Je devais dîner avec lui, dit doucement Tania. Il n’est pas venu. Comme il était toujours très exact, je me suis inquiétée. À neuf heures, j’ai téléphoné, j’ai cru qu’il avait eu un malaise et j’ai été voir. J’ai dû appeler la police pour entrer. Il était étendu sur son lit. Avec le tuyau du gaz…
Malko revit la scène. Se doutait-elle qu’il avait été le premier à découvrir Chalo ?
— Vous n’avez pas été surprise de ce suicide ? insista-t-il.
Elle secoua la tête.
— Si, bien sûr ! Mais on ne connaît jamais complètement les gens. Chalo était souvent déprimé. Il se plaignait de sa santé. Peut-être a-t-il…
Elle laissa sa phrase en suspens. Malko but une gorgée de son mélange, avant de se jeter à l’eau. Tania attendait. En apparence, indifférente.
— Savez-vous pourquoi je suis venu vous voir ? demanda-t-il soudain.
La jeune femme soutint son regard.
— Oui, pour mes tableaux, vous m’avez dit. Mais ceux que je préfère sont chez Chalo.
Son innocence semblait un peu forcée. Ou Malko se trompait, totalement, ou c’était une comédienne consommée…
— Je ne vous ai pas dit la vérité, annonça-t-il. Je suis venu pour quelque chose de plus important. Oui, peut-être en rapport avec la mort de Chalo.
Tania eut une mine incrédule.
— Que… comment cela ?
— Chalo ne s’est peut-être pas suicidé.
Tania pâlit, puis baissa les yeux très vite.
— Mais, c’est impossible. Voyons. Il était sur le lit, avec le gaz. Je l’ai vu.
Malko chercha son regard.
— Vous qui le connaissiez, ce suicide ne vous a pas étonné ?
Elle garda le silence avant de répondre d’une voix embarrassée :
— Si, mais…
— On ne se suicide pas lorsqu’on s’apprête à dîner avec une jolie femme, dit Malko. Je pense que Chalo est mort pour une raison très précise. En rapport avec la visite que je vous rends aujourd’hui.
Tania releva brusquement la tête.
— Que voulez-vous dire ?
Son menton tremblait légèrement.