— C’est un hôtel, expliqua Oliveira. Où on va pour faire l’amour. Il est très connu. Time Magazine a écrit un article dessus.
Malko crut avoir mal entendu. Time Magazine n’avait pas pour habitude de promouvoir les maisons de rendez-vous. Même à Santiago.
— Qu’a-t-il de particulier ? demanda-t-il.
La jeune femme eut un rire gêné.
— Des décors extraordinaires dans les chambres. Chacune est différente. Il y a la tahitienne, la capsule spatiale, la française, la japonaise, la galerie des Glaces, la voiture, une charrette de foin et des tas d’autres. Chacun choisit ce qu’il veut. Surtout, on ne vous demande pas de papiers pour entrer. Juste 35 000 escudos.
Malko ne put s’empêcher d’être intrigué par l’étendue des connaissances de la jeune Chilienne.
— Tu y vas souvent ?
Elle secoua la tête, tandis qu’ils passaient devant les hautes grilles de l’ambassade d’Argentine, un bâtiment gris au milieu d’un parc, étroitement gardé par des carabiniers.
— J’y allais avec mon « huaço » de mari. Chaque fois que nous venions à Santiago. Je crois que nous avons fait toutes les chambres.
Elle eut une moue charmante.
— Mais ce n’était pas drôle. On buvait beaucoup avant d’y aller et ensuite en cinq minutes tout était fini et il dormait…
Ce qui s’appelle gaspiller de l’argent.
— Cela me paraît une bonne idée, dit Malko. Nous pourrons nous reposer. Où est-ce ?
— Continue tout droit.
Malko suivit Vicuria McKenna près d’un kilomètre avant de tourner dans une petite rue sans lumière, bordée d’un mur aveugle. Plusieurs filles en super-mini faisaient les cent pas sur le trottoir. Des putes.
— Entre là, dit Oliveira en lui montrant un grand portail.
Ils croisèrent une longue voiture noire qui sortait. Sur la banquette arrière, Malko aperçut une mariée en grande tenue qui lui adressa un salut joyeusement complice.
Dans la cour, des box pour voitures s’alignaient. Un gardien surgit et le guida dans l’un d’eux. Dès qu’ils furent sortis de la Buick, il rabattit un rideau de canisses, la dissimulant ainsi aux regards. Puis il les guida vers une caisse minuscule où officiait une employée indifférente. Oliveira se pencha et lui murmura quelque chose. La caissière examina une feuille de papier posée devant elle et hocha la tête affirmativement.
Une fille en mini noire les guida ensuite le long d’un couloir en plein air desservant des bungalows disséminés dans un petit jardin. La lumière était extrêmement faible et le décor semblait féerique : des bosquets de plantes vertes, des cocotiers, des massifs de verdure. De petites lampes signalaient chaque bungalow.
Ils ne virent personne. À l’entrée, on ne leur avait pas demandé le moindre papier.
Leur guide les mena jusqu’à un bungalow isolé, leur ouvrit une porte, découvrant des marches qui s’enfonçaient très loin. Malko fut stupéfait. On aurait dit une véritable caverne avec des parois grisâtres, tourmentées, des stalagmites, un éclairage habilement dissimulé sous de fausses torches. Un vrai décor de cinéma. Dès que leur guide eut refermé la porte, Oliveira se lova contre Malko.
— C’est la caverne ! expliqua-t-elle d’un ton ravi, j’avais toujours eu envie d’y retourner…
Ils descendirent les marches jusqu’au fond. Le sol était recouvert de fourrures, avec des recoins tapissés de miroirs, rembourrés de coussins. La « pièce » se terminait par une large banquette surmontée d’une immense glace. Au fond, on apercevait à travers une paroi vitrée d’énormes racines éclairées par des projecteurs. Une musique douce tombait de haut parleurs invisibles. Malko tomba en arrêt devant le lit une sorte de couche préhistorique recouverte de fourrure, encadrée de glace, où même le téléphone était enrobé d’un étui poilu…
À part la musique, le silence était absolu, la « caverne » étant creusée dans le sol. On se sentait étrangement coupé du monde. Malko comprenait le goût des amoureux pour le Valdivia. C’était vraiment un décor parfait pour s’aimer en paix. L’absence d’ouverture renforçait l’impression d’intimité. Il repensa à la mariée tout de blanc vêtue croisée à l’entrée. Le Valdivia était vraiment une institution…
Soudain la bouche chaude d’Oliveira lui rappela qu’il n’était pas seul. Sans un mot, elle le poussa sur le lit, s’allongea sur lui, avec une pression exigeante de tout son corps. Elle tremblait encore un peu nerveusement par brèves saccades. Malko l’accueillit pour un moment de détente avec joie ; la tension nerveuse heures avait été trop forte.
Oliveira roula soudain à côté de lui.
— J’ai faim ! dit-elle.
Elle rampa jusqu’au téléphone.
— Commande aussi du champagne, lui souffla Malko.
En attendant la commande, ils explorèrent leur domaine. Les parois de stuc ressemblaient à s’y méprendre à celles d’une vraie caverne, mais avec l’air conditionné…
— Tu verras, murmura-t-elle, j’ai une surprise pour toi, tout à l’heure.
Malko souhaita que ce soit une bonne surprise. Il repensa à John Villavera et sa rage fit tomber son désir. La « caverne » n’était qu’un intermède agréable. En ressortant, il aurait de sérieux comptes à régler.
On frappa et un garçon déposa un énorme plateau à côté du lit. Des oursins et de gros coquillages particuliers au Chili, un peu semblables à des moules, des « machas ». Plus deux bouteilles de Moët et Chandon. Ils se jetèrent sur les fruits de mer. Malko déboucha le champagne. Ils burent et mangèrent. Chaque bulle dissipait une parcelle de la tension de Malko.
À la fin de la première bouteille de Moët, Oliveira se leva, prit sa besace et disparut dans la salle de bains. Lorsqu’elle en ressortit, Malko eut un choc au creux de l’épigastre.
La créature qui venait d’apparaître, vêtue d’une combinaison noire de dentelle, se confondant avec des bas de la même couleur, juchée sur des escarpins aux talons interminables, semblait échappée d’une bande dessinée pour adultes. Elle ondula jusqu’au lit dans un crissement de nylon et tomba en riant dans les bras de Malko.
— J’avais prévu cela pour le week-end ! dit-elle.
Au contact du corps parfumé, du nylon crissant les cuisses pleines, de la poitrine à peine voilé par la dentelle, eut pour effet de transformer Malko en authentique homme des cavernes l’espace d’un battement de cils. Repoussant dans un lointain nébuleux la C. I. A., Geranios et la D. I. N. A.
Le Moët, la caverne et les glaces avaient fait éclater le vernis social d’Oliveira. Impérieusement, elle attira la tête de Malko vers son ventre. Puis elle regarda dans la grande glace le reflet des longues jambes gainées de noir enserrant les cheveux blonds. Ce seul spectacle faillit déclencher son orgasme.
Lorsqu’il l’emporta, ses doigts s’enfoncèrent dans la nuque de Malko, sa tête partit en arrière et elle hurla. Libérée par l’intimité sécurisante de la « caverne ».
Malko avait envie de mordre, comme un fauve, son désir multiplié par les cris de sa partenaire.
Il se rua en elle, glissant le long de son corps, la pénétrant d’un coup. Elle l’accueillit avec un feulement de joie, subit son assaut, agrippée des bras et des jambes, secouée de spasmes de plaisir si rapprochés qu’ils ne semblaient en faire qu’un.
Ils restèrent ensuite l’un contre l’autre pantelants, reprenant leur souffle. Puis ils mangèrent encore, burent du champagne, étendus sur les coussins devant la grande glace. Oliveira, les cheveux dans la figure, des cernes jusqu’aux joues, une lueur insoutenable dans ses yeux bleu cobalt, semblait jouir autant que Malko de son « déguisement ».
Celui-ci, peut-être à tort, se sentait totalement à l’abri. Oliveira ronronnait, le caressant, l’arrosant de champagne pour le sécher ensuite à coups de langue. Il s’étira.
— Je ne crois pas que les hommes des cavernes aient eu autant de confort, soupira-t-il.
Pour toute réponse, Oliveira, qui était venue à bout des fruits de mer, l’installa amoureusement dans une pile de coussins et s’agenouilla devant lui comme une hétaïre soumise et expérimentée. Sa bouche chaude rameuta les parcelles d’érotisme éparses dans le corps fatigué de Malko. Il essaya de profiter pleinement de la minute présente. Lorsqu’elle estima avoir assez ravivé ses forces, Oliveira interrompit sa caresse, but d’un trait une coupe de Moët et, délibérément, pivota sur elle-même de façon à se trouver face à la glace.
La tête entre ses bras, les reins surélevés, elle ressemblait, grâce à sa tenue, à une longue chatte noire attendant d’être couverte.
Elle leva les yeux et leurs regards se croisèrent, par l’intermédiaire du miroir. Le pourtour de ses prunelles était d’un bleu presque noir, le centre à peine coloré. Ce qu’il y lut était un désir animal, sans frein, absolu, une soumission totale. Un appel muet.
Il la prit aux hanches, s’enfonça en elle. Les jambes fuselées gainées de nylon noir demeurèrent serrées l’une contre l’autre, comme pour rendre l’accès de son ventre plus difficile. Il se retira, glissa plus haut, millimètre par millimètre et s’enfonça de nouveau, presque aussi brutalement. La réaction imprévue d’Oliveira fut un rauque cri de plaisir. Il la sentit se refermer autour de lui, en une contraction délicieusement excitante…
À chaque élan, Oliveira poussait un bref gémissement, les mains accrochées dans la fourrure, le recevant de tout son corps.
Malko baissa les yeux et surprit son regard fixe et trouble contemplant avidement l’image de leurs deux corps enlacés dans la glace. Ce qui déclencha immédiatement son plaisir. Oliveira hurla de nouveau. Puis, foudroyés, ils roulèrent sur le côté, toujours soudés l’un à l’autre, le cerveau vide, le corps assouvi. Heureux comme des animaux.
Le charme de la « caverne » opérait.
La fenêtre du bureau de Federico O’Higgins était la seule allumée au 17e étage de l’Edificio Diego Portales. Le chef de la D. I. N. A. maintenait une constante pression téléphonique sur ses divers services. Comme chaque fois qu’il était contrarié, sa main atrophiée le faisait atrocement souffrir. Il avait beau pousser sa bouillotte au maximum, il avait l’impression que sa chair brûlait de l’intérieur. Les doigts crispés sur la source de chaleur, il s’appliquait à respirer lentement pour ne pas hurler.
Un des téléphones sonna. Il décrocha, reconnut la voix du lieutenant Pedro Aguirre. Celui-ci avoua piteusement qu’il n’avait pas retrouvé Malko. O’Higgins n’eut même pas le courage de l’engueuler. Sachant qu’Aguirre ne rêvait que de tuer leur adversaire commun de sa propre main. Federico O’Higgins fit pivoter son fauteuil tournant et repassa dans sa tête les éléments dont il disposait.
Il avait fallu une chance incroyable aux deux hommes pour échapper au mirage. Le pilote était un des meilleurs des Forces aériennes. Spécialiste de l’attaque à basse altitude. D’ailleurs, il n’avait pas raté la voiture… Ensuite la piste des fugitifs disparaissait. L’indice suivant était l’apparition devant la maison de John Villavera, puis l’attaque de la voiture de police sur le Cerro San Cristobal qui avait fait un mort et un blessé grave. Maintenant la toute-puissante D. I. N. A. ne savait même pas quel véhicule Malko utilisait. Tous les endroits possibles étaient surveillés sans interruption.
Le colonel O’Higgins eut un moment de découragement. S’il ne retrouvait pas les deux hommes, son avenir était compromis. La C. I. A. n’aimait les traîtres qu’efficaces… Il alla à la fenêtre, regarda le signe brillant de l’immeuble Xerox, face au sien, puis la chaussée déserte. Les rues de Santiago désertées par le couvre-feu étaient ratissées sans cesse par tous les véhicules dont la D. I. N. A. disposait. Des hélicoptères survolaient la ville et ses alentours, au cas où ils chercheraient à s’échapper.
Le Chilien chercha désespérément où ils avaient pu se réfugier. Il avait pourtant des indicateurs partout. Il fallait qu’il les trouve avant la fin du week-end. Sinon, il perdait la face.
Il se remit au téléphone. Près de 200 agents traquaient l’homme blond et Carlos Geranios. Soudain, un élément lui revint à l’esprit. À vérifier immédiatement.
Malko se réveilla le premier. Ankylosé, vidé, mais merveilleusement détendu. Avec la sensation d’être passé dans une essoreuse. Oliveira, foudroyée de plaisir, n’avait retiré ni sa combinaison, ni ses bas, ni ses chaussures. Elle dormait en travers du lit, les traits massacrés par le plaisir. Malko se sentit de nouveau envahi par une pulsion irrésistible. Après les dangers des jours précédents, son psychisme réagissait violemment.
Il effleura la hanche d’Oliveira et elle se retourna à plat ventre, sans se réveiller. Il se glissa contre elle, tâtonna à peine et la fouilla aussitôt, sauvagement. Elle se réveilla avec un petit cri, se redressa sur les coudes, retomba et cambra automatiquement les reins, comme pour mieux le recevoir. En quelques minutes ils atteignirent un paroxysme de plaisir et retombèrent. Réveillés pour de bon.
La montre de Malko était arrêtée. La Seïko d’Oliveira indiquait 4 heures. Ils avaient dormi seize heures… Ils se jetèrent sous une douche particulièrement sophistiquée, faite de quatre jets horizontaux. Malko, mourant de soif, fit demander au room-service une bouteille de Saint-Yorre. Le champagne, c’était délicieux, mais desséchant.
— J’ai envie de changer, proposa Oliveira. Il y en a une avec des glaces partout. On a l’impression d’être mille pour faire l’amour…
L’eau tiède les fouettait délicieusement. La bouche pâteuse, Malko reprenait contact avec la réalité. Demain, il contacterait l’ambassadeur américain. Il se dit qu’il ne pouvait abandonner Carlos Geranios.
— Je vais sortir, annonça-t-il.
Oliveira lui jeta un regard effrayé.
— C’est dangereux !
— J’ai quelque chose d’important à faire, dit-il. N’aie pas peur, je ne prendrai pas de risques.
Malko sortit de la douche, se rhabilla, passa son pistolet extra-plat dans sa ceinture et demanda :
— Le patron de l’hôtel ne va pas s’étonner de nous voir rester ici deux jours de suite ?
Oliveira secoua gaiement la tête.
— Oh non ! Ils ont l’habitude. Il y a des gens de la province qui restent huit jours. On peut même faire un accord pour essayer plusieurs chambres dans la même journée. Aux heures creuses.
Malko la prit dans ses bras. Elle était encore toute mouillée.
— J’y vais. Tu m’attends ici ?
Elle fit la moue.
— Non, je vais aller dans l’autre. La galerie des Glaces.
Il remonta l’escalier de la caverne, ouvrit la porte, reçut un rayon de soleil éblouissant. Une palissade de plastique vert le guida jusqu’à la sortie ; le système interdisait aux « entrants » de rencontrer les « sortants ». Discrétion avant tout.
La Buick de Jorge Cortez avait été lavée. Malko donna 5 000 escudos au gardien et sortit. C’était angoissant de quitter le havre du Valdivia.
Par prudence, il avait garé la voiture loin de la maison de rendez-vous. Anna, la tenancière rondelette au regard acéré, le reconnut et le fit entrer aussitôt. La même brochette de filles attendait sagement dans le salon. Elle mena Malko dans une chambre minuscule. Aussitôt son expression changea.
— Que se passe-t-il, señor ?
— Je dois joindre immédiatement Carlos, dit-il.
Elle secoua la tête.
— Impossible maintenant, señor, ce soir peut-être, et encore, je ne suis pas sûre… Il peut vous appeler ?
Malko se dit que c’était trop dangereux de donner le numéro du Valdivia.
— Non, dit-il. Je vous appellerai ce soir. Sans dire mon nom. De la part de Julia.
Elle lui donna le numéro, le raccompagna. Fugitivement, il aperçut la pulpeuse créature de la veille qui lui adressa, en pure perte, un sourire enjôleur. Malko était déjà dans l’ascenseur. Il soupira de soulagement en retrouvant la Buick.
Il était toujours acculé. C’était tentant d’aller chez John Villavera, mais il se contrôla. Une balle dans le canon du pistolet extra-plat, il remonta Vicuria McKenna et tourna dans la rue du Valdivia.
Tout était calme. Le gardien le salua d’un grand sourire. Oliveira avait dû laisser des instructions car une servante potelée le conduisit directement à une chambre donnant dans un petit couloir du building principal, curieusement recouvert de mousse où on enfonçait comme dans de la neige. Le bâtiment était un vrai dédale. Oliveira l’attendait, assise par terre sur des coussins, en buvant un pisco-sour. Elle se leva d’un bond pour se jeter dans ses bras.
— J’avais tellement peur que tu ne reviennes pas, murmura-t-elle.
La pièce carrée était tapissée de miroirs, mais le plus extraordinaire était l’alcôve contenant le lit. Grâce aux miroirs qui se renvoyaient la lumière, les corps se reflétaient à l’infini. Le plafond n’était aussi qu’un grand miroir.
— Cela va être fantastique, murmura Oliveira.
Elle semblait avoir complètement oublié leur tragique course-poursuite.
Malko s’assit sur les coussins. Se disant que c’était sa dernière nuit de détente. On frappa : c’était le dîner. Les éternels oursins. Cinq minutes plus tard, nus comme des vers, ils faisaient l’amour au milieu des glaces. C’était une impression extraordinaire d’être plusieurs tout en n’étant que deux… De nouveau, les hurlements d’Oliveira firent trembler les glaces.
— Je n’oublierai jamais le Valdivia, dit-elle plus tard. C’est la première fois que j’y fais vraiment ce que je veux.
Elle se laissa glisser à ses pieds et entreprit une fellation douce et lente, multipliée à l’infini par les parois de glace. Sorte d’hymne de reconnaissance.
Ensuite encore, ils burent du champagne.
Légèrement éméchée, Oliveira pouffa.
— Si Pedro me voyait ici avec toi, il me tuerait…
Elle se mit debout devant une des parois de glace et renversa doucement entre ses seins le contenu d’une coupe de champagne. Elle frissonna sous la morsure du liquide glacé. Malko profita de la trêve pour appeler Anna. Dès qu’il eut donné le mot de passe, la tenancière lui dit :
— C’est le 732 864.
Elle raccrocha sans même lui laisser le temps de répéter. Oliveira venait déjà lui mettre sous le nez sa poitrine imbibée de Moët, ne laissant qu’une issue à un gentleman soucieux de l’empêcher de prendre froid. Lorsque Malko eut asséché toute la peau tiède, il avait l’impression d’avoir la langue en carton tant il y avait mis de cœur. Il eut brusquement envie de plus de champagne. Il décrocha le téléphone, tandis qu’Oliveira, décidément insatiable, rampait vers son ventre. Malko en ferma les yeux de contentement.
La réception ne se décidait pas à répondre. Au moment où il allait dire « allo », Malko surprit dans l’écouteur l’écho de plusieurs voix. Le tenancier avait dû avoir des visiteurs au moment où Malko appelait et posé l’écouteur sur la table.
— Un gringo blond, les yeux dorés, grand. Il est avec une Chilienne…, entendit-il.
Son cœur jaillit dans sa gorge. D’un geste d’automate, il raccrocha.
Un gigantesque ballon semblait avoir envahi son estomac, lui coupant le souffle. À l’expression de ses yeux, Oliveira comprit que c’était sérieux. Elle se redressa d’un bond.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
Les lèvres d’Oliveira tremblaient. Elle était blême. Avec des gestes maladroits, elle se rhabillait sommairement, oubliant même ses chaussettes. Malko était déjà prêt. Il ouvrit la porte donnant sur le couloir. Le Valdivia était toujours calme, en apparence. Il y avait une chance minuscule que la D. I. N. A. n’ait pas encore investi la cour où se trouvait la voiture. Il poussa Oliveira dans le couloir.
— Vite.
Ils fermèrent la porte de la chambre aux miroirs et filèrent en courant, ralentirent devant une bonne, descendirent, retrouvèrent la coursive en plein air, éclairée de néon vert.
Déserte, elle aussi.
Malko ralentit en arrivant en vue de la sortie. À travers la porte étroite, il examina la cour. Aussitôt, il repoussa Oliveira en arrière. Un gros fourgon blanc et noir de la D. I. N. A. bloquait l’entrée du parking. Il se demanda comment la D. I. N. A. l’avait retrouvé. Mais pour l’instant, c’était une question purement académique. Reculant précipitamment, ils heurtèrent un couple qui sortait, un homme aux cheveux plaqués traînant une pute endimanchée, qui les regarda, choquée. La fille se retourna et lâcha une réflexion désagréable sur Oliveira. Ils hésitaient, lorsqu’un bruit de voix leur parvint, venant de l’autre extrémité du couloir.
Malko plongea dans la première chambre ouverte. Cela puait la peinture et la colle. C’était une petite galerie des Glaces inachevée. Serrés l’un contre l’autre, ils entendirent des voix qui parlaient de fouiller tout… L’odeur de colle cellulosique soulevait le cœur. Oliveira réprima de justesse une nausée.
Dès que les voix se furent éloignées, il ressortirent, traversèrent le couloir, rejoignant un autre boyau. Il fallait gagner du temps. La D. I. N. A. allait sûrement fouiller tout l’établissement. Il pensa au téléphone. S’il parvenait à prévenir Carlos Geranios, le Chilien pourrait peut-être lui venir en aide. Mais il ne pouvait pas téléphoner lui-même. Il eut soudain une idée.
Il commença à parcourir le couloir, essayant toutes les portes. Deux chambres étaient vides. Deux autres verrouillées. La cinquième ne l’était pas.
Il tourna doucement le bouton. La porte s’ouvrit. La chambre, en partie tapissée de glaces, comportait une fosse au milieu, avec une énorme moto B.M.W. Une fille aux longs cheveux noirs était debout sur les pédales, penchée sur le guidon auquel elle se cramponnait à deux mains tout en recevant l’assaut d’un homme grassouillet au dos poilu qui se tenait derrière elle en ahanant. Tellement occupés qu’ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir.
Ils soufflaient lourdement tous les deux, entrecoupant leurs soupirs d’interjections obscènes. La femme s’écroula tout à coup sur le guidon, grognant de plaisir. L’homme tourna la tête et aperçut Malko. Il resta la bouche ouverte de stupéfaction, puis une violente colère lui tordit les traits. Sa partenaire ne s’était encore aperçue de rien.
— Silencio ! intima Malko, en s’avançant.
Le pistolet extra-plat ajouta un poids considérable à son injonction. La femme se retourna brusquement, tétanisée, poussa une exclamation et ne bougea plus. L’homme descendit de la moto, tandis que son érection se recroquevillait piteusement.
Il pouvait avoir cinquante ans, avec de la graisse un peu partout, prodigieusement velu.
— Qu’est-ce que… ? commença-t-il.
Malko désigna de son pistolet un escalier qui montait vers une grande alcôve en haut, bordée de chaînes, en guise de rampe.
— Montez tous les deux. Ne discutez pas. Vite.
L’homme émergea le premier de la fosse. Malko le poussa du canon de son pistolet. Le Chilien poussa un cri de souris et se rua dans l’escalier. La femme le suivit aussitôt, sa cellulite tremblotant fiévreusement, la peau hérissée par la chair de poule. Elle devait avoir quarante ans, avec un corps un peu lourd, mais encore beau : Malko fit monter Oliveira derrière elle et monta à son tour. Le haut était occupé par un grand lit au ras du sol. Le couple attendait debout. Tremblant. Honteux.
— Étendez-vous, dit Malko. Sur le bord. Elle d’abord.
La femme obéit avec un regard effrayé.
— Mettez-vous sur elle, ordonna Malko à son partenaire.
Celui-ci s’allongea maladroitement sur sa compagne, jetant un regard effrayé à Malko. Ne comprenant visiblement pas où il voulait en venir. Malko contourna le lit et vint s’allonger entre le mur et le couple, attirant Oliveira contre lui. Ainsi, quelqu’un passant la tête dans le petit escalier bordé de chaînes ne verrait qu’un seul couple en train de faire l’amour. Mais, pour le moment, ils avaient plutôt l’air de gens surpris par l’éruption de Pompéi. Malko enfonça le canon du pistolet dans le flanc de l’homme.
— Mieux que cela, faites vraiment l’amour…
Ce n’était pas du sadisme, mais il ne voulait rien qui puisse donner l’éveil aux policiers de la D. I. N. A.
— Mais je ne peux pas ! gémit le malheureux. Manuela, fais quelque chose.
Il ne mentait pas.
Une lueur passa dans l’œil de la femme. Se dégageant, elle s’accroupit et se pencha vers son ventre. Dans d’autres circonstances moins tragiques, la scène eut été risible. L’homme fermait les yeux, faisait des efforts incroyables pour se concentrer… Rien. Furieux, l’homme marmonna.
— Chupas como una huevona !
Enfin, elle arriva à un résultat presque honorable. Suffisant en tout cas pour ce qu’il voulait.
— Mettez-vous sur le côté, ordonna Malko.
Le couple obéit, la femme lui tournait le dos. Il sentit la peau tiède s’appuyer contre l’alpaga de son costume. L’homme bougeait à peine, les yeux fermés. Malko réalisa soudain que la femme se cambrait contre lui. Réclamant discrètement d’être prise de ce côté-là ! Tout en protestant à voix basse, en geignant, elle poussait ses reins impérativement. Où vont se nicher les phantasmes…
Il y eut du bruit en bas. On frappa à la porte, des voix appelèrent. La femme cessa aussitôt de bouger.
— Répondez, souffla Malko.
L’homme obéit d’une voix étranglée.
— Hai personas ? demanda une voix rogue.
— Aqui !
Des pas lourds ébranlèrent l’escalier. Malko retenait son souffle, prêt à tirer. Mais après un instant de silence, les pas redescendirent.
— Ce n’est pas lui, entendit Malko.
Les policiers repartirent et, aussitôt, l’homme se redressa, affolé :
— Mais qui êtes-vous ?
Cette fois, il avait vraiment peur, croyait plus à un caprice de dévoyé sexuel… Malko lui désigna le téléphone :
— Peu importe, vous allez encore faire quelque chose. Appelez le standard, demandez le 732 864. Vite.
Normalement, une communication émanant de cette chambre ne devait pas éveiller l’attention.
L’homme demanda son numéro, attendit. Malko lui prit l’appareil.
— Que es ? fit une voix d’homme. Malko.
Il y eut un silence, puis la voix de Carlos Geranios :
— Malko ? Que se passe-t-il ?
Malko faillit crier de joie en reconnaissant sa voix.
— Je suis au Valdivia, dit-il. La D. I. N. A. est ici. Ils me traquent. Je…
— Je viens, dit Carlos Geranios. Je serai dehors. Il avait raccroché. Oliveira regardait Malko d’un air terrifié. Le couple n’avait plus du tout envie de faire l’amour. Malko réfléchissait. La D. I. N. A. n’allait pas se borner à une inspection superficielle du Valdivia il fallait en sortir. C’était le couvre-feu, personne ne leur viendrait en aide, à part Carlos Geranios.
Un quart d’heure passa.
— Ils vont peut-être partir, suggéra Oliveira, pleine d’espoir.
— Sûrement pas, dit Malko. Il faudrait trouver un endroit pour se cacher, mais pas une chambre.
— On peut se servir de ces deux là pour se protéger ? Suggéra la Chilienne.
La notion d’otages faisait horreur à Malko. Et ce ne serait pas très efficace.
La femme se mit à pleurer brusquement, le sein flasque :
— Oh, laissez-nous partir !
— Vous allez rester là, dit Malko. Je vous conseille de ne rien dire. Sinon la D. I. N. A. pensera que vous étiez complices.
Il n’y avait rien de plus efficace pour qu’ils se taisent.
Lui et Oliveira descendirent l’escalier aux chaînes. Collé contre la porte, en bas, il écouta. Aucun bruit ne filtrait du couloir. Il ouvrit.
Ils coururent vers la sortie. Au moment où ils allaient l’atteindre, des voix s’élevèrent devant eux. Aussitôt Malko se rua sur la première porte, ouvrit. Elle donnait sur un escalier qui débouchait dans un couloir souterrain très étroit, à la décoration psychédélique, desservant trois portes. Un cul-de-sac. S’ils se faisaient coincer là-dedans, c’était fini. Mais le couloir du haut était pour l’instant plein de monde. Impossible de remonter immédiatement.
Ils poussèrent la première porte. Une « caverne » ultramoderne celle-là, éblouissante de blancheur. Un homme somnolait allongé sur le dos. Dans la douche, une fille brune se donnait du plaisir, la tête renversée en arrière, le jet dirigé contre le centre de son corps. Ils ressortirent, essayèrent la suivante qui était vide. Ils s’y reposèrent un moment, allongés sur l’étrange sol de mousse, guettant les bruits de l’extérieur. Il fallait absolument remonter vers la surface.
Malko se décida enfin à remonter l’escalier. Le couloir était de nouveau vide. Ils coururent vers l’autre bout du bâtiment. Essayant de trouver une seconde entrée. De nouveau, il y eut un bruit de bottes, et ils se ruèrent dans la première chambre venue. Malko se trouva en face d’une étrange voiture, avec de gros phares et un capot vert émeraude. Des pièces de moteur pendaient du plafond. Mais la fausse voiture comportait en son centre un lit recouvert de peau de panthère. Une femme agenouillée au milieu administrait à un homme debout, appuyé sur le volant, une fellation consciencieuse.
Qui s’arrêta net devant les intrus.
Malko un doigt sur ses lèvres.
— Chut ! Silencio.
Des pas se rapprochèrent dans le couloir. On frappa à la porte. Malko pivota, prêt à tirer. Le couple n’osait plus respirer, toujours dans la même position. Une voix de rogomme hurla simplement à travers la porte qu’il fallait évacuer le Valdivia.
Malko échangea un regard avec Oliveira. C’était la fin. La D. I. N. A. les attendait dehors.
Il entraina sa compagne, laissant le couple traumatisé à vie. Après une course éperdue dans un dédale de couloirs étroits, à peine éclairés, bousculés par des couples affolés qui surgissaient de partout, ils débouchèrent dans un minuscule bureau avec une table en Formica. L’antre du patron. En face se trouvait le standard téléphonique gardé par un carabinier mitraillette à la hanche. De l’autre côté d’une cour minuscule, il y avait une sorte de cuisine et d’entrepôt de boissons où plusieurs employés s’affairaient. C’était l’entrée de service qui semblait beaucoup moins gardée. Quelqu’un surgit derrière Malko par une porte qu’il n’avait pas vue.
— Señor ?
Il reconnut Malko, vit le pistolet, blêmit, se laissa tomber derrière le bureau.
— Señor, no me mata, murmura-t-il.
Ses yeux ne se détachaient pas du pistolet.
— Où sont-ils ? demanda Malko.
— Partout, souffla le patron. Partout, señor, ils fouillent l’hôtel chambre par chambre, vous ne pouvez pas leur échapper.
Une rafale d’arme automatique claqua brusquement dans la rue, tout près, Oliveira poussa un cri. Malko se raidit. C’était sûrement Carlos Geranios.
Empoignant Oliveira, il la poussa hors du bureau. Devant lui s’ouvrait un couloir étroit et puant donnant sur la rue. Ils s’y jetèrent. Au même moment, quelqu’un surgit de la rue, fuyant les coups de feu et s’y engouffra, en sens inverse. À la lueur des réverbères, Malko reconnut le chapeau blanc et la courte silhouette de Juan Planas, le policier tortionnaire ! L’autre, à cause de l’ombre du couloir, le reconnut à son tour, une fraction de seconde plus tard. Il recula précipitamment vers la rue, portant la main à sa ceinture.
— He, señor ! cria-t-il.
Le bras de Malko se détendit, prolongé par le pistolet extra-plat. L’arme sauta dans sa main. Le chapeau blanc sembla emporté par un coup de vent, remplacé par une fleur rouge au milieu du front.
La bouche ouverte, foudroyé, Juan Planas s’écroula en arrière en un petit tas sombre, encore agité de mouvements réflexes.
Malko enjamba le corps, traînant Oliveira hurlant de peur, parvint à la sortie. Un carabinier et un civil étaient étendus sur le trottoir. Des lueurs jaillissaient d’une voiture noire stoppée au bout de la rue, à droite. Un gros fourgon Chevrolet de la D. I. N. A. était stoppé entre l’entrée de service et l’entrée principale, à gauche de Malko, ripostant au tir de la voiture noire. Derrière, des groupes de policiers et de clients du Valdivia refluaient en désordre, fuyant la fusillade.
Malko prit Oliveira par la main, lui montrant la voiture noire.
— Cours !
Il se jeta en avant. Les occupants du Chevrolet les virent. Les phares du véhicule s’allumèrent. Aussitôt, une grêle de balles jaillit de la voiture noire, pour protéger la fuite de Malko. Avec un grondement, le fourgon s’ébranla, fonçant sur eux.
Terrifiée, Oliveira, lâcha la main de Malko, voulut se serrer contre le mur pour échapper au véhicule. Celui-ci fonça, montant sur le trottoir. Malko se retourna, tendit le bras, vidant son chargeur en direction de la cabine du véhicule. Trop tard. Le fourgon continua à avancer, coinçant Oliveira entre sa paroi droite et le mur du Valdivia. Frôlé par le lourd véhicule, Malko entendit un cri atroce. Tirant toujours, il vit la tête du conducteur éclater.
Le Chevrolet continua tout droit, alla s’écraser contre un camion en stationnement.
Malko fonça sur la frêle silhouette étendue sur le trottoir, voulut la soulever, retira ses mains poisseuses de sang. Oliveira gisait sur le ventre, tête écrasée, tuée sur le coup, au milieu d’une mare de sang qui s’agrandissait. Il n’avait même pas le temps de s’occuper d’elle. Des balles sifflaient déjà autour de lui, ricochant sur le mur et l’asphalte. Il courut en zigzag vers la voiture noire. Essoufflé, il se jeta à travers une, portière ouverte. Reçut une gerbe de douilles brûlantes en plein visage, tomba sur le plancher, alors que la voiture démarrait brutalement. L’homme à côté de lui vidait le chargeur de son kalachnikov par la lunette arrière. Il cria soudain et s’affaissa comme la voiture tournait dans Vicuria McKenna.
Une balle en pleine tête, lui aussi.
Carlos se retourna, les traits hagards, avec un rictus désespéré.
— Elle est morte ?
— Oui, dit Malko.
— Chiens immondes, fit le rebelle. Je ne…
Il ne termina jamais sa phrase, une rafale claqua derrière eux. Carlos se rejeta d’abord en arrière puis sa tête plongea sur le volant sans un mot, comme s’il avait un malaise. Dans un ultime réflexe, il écrasa son pied sur le frein et la grosse Fiat stoppa brutalement, heurtant le trottoir.
— Carlos !
Malko bondit dehors, ouvrit la portière, tira le corps de Carlos Geranios. L’œil gauche resta accroché au volant, éclaté par la balle qui lui avait traversé la tête. Le corps bascula sur le trottoir. Malko entendait déjà les voitures de la police démarrer. L’avenue Vicuria McKenna s’étendait devant lui, totalement déserte.
Il reprit le volant, passa en première, fonça. Sans regarder derrière lui, sans penser à rien. Les rues de Santiago étaient vides. C’était une sensation extraordinaire que de rouler dans cette ville morte. Plus il s’éloignait du Valdivia, plus la sensation de cauchemar s’accentuait. D’abord, il roula machinalement, essayant de se remettre du choc des deux morts, du danger couru. Puis il réalisa qu’il était vivant. Il revit le corps d’Oliveira disloqué, écrasé, la tête en bouillie, la cervelle sur le trottoir. Il avait envie de hurler de haine impuissante. Sans même s’en rendre compte, il prit la direction du Barrio Alto.
Malko traversa la pelouse comme un fantôme, pistolet au poing, à peine éclairé par le clair de lune. Il avait laissé la Fiat cinq cents mètres plus loin pour gagner la maison de John Villavera à travers les jardins des autres villas. Un gros fourgon Chevrolet blanc et noir de la D. I. N. A. stationnait devant la grille du jardin. Donc il était là.
La porte-fenêtre vitrée du living-room était fermée, bien entendu. Malko fit le tour de la maison. Sans rien trouver d’ouvert. S’il cassait une vitre, cela attirerait immédiatement les policiers. Il alla jusqu’au coin du garage, aperçut la grosse Lincoln. Au fond, derrière la voiture, il y avait une petite porte communiquant avec la maison. Il attendit, guettant les hommes dans la Chevrolet. Au moment où le chauffeur allumait une cigarette, il se jeta dans le garage, s’accroupit derrière la voiture.
Puis, mètre par mètre, il gagna le fond, essaya la porte. Elle était ouverte ! Il la franchit, la referma aussitôt, le silence de la maison lui fit une drôle d’impression. Il essaya de se rappeler la topographie du bâtiment. La chambre de John Villavera était à l’autre bout du couloir, près du living.
Il s’avança tout doucement sur le carrelage. Ses yeux s’habituaient à l’obscurité.
La porte de la chambre était entrouverte. À cause du chat. Malko aperçut une forme dans le lit, entendit une respiration régulière. John Villavera dormait. Pas seulement sous la protection de la D. I. N. A. Sur la table de nuit était posée une arme dont Malko avait déjà vu quelques exemplaires : une mitraillette M. A. C. courte et massive, prolongée par un silencieux de vingt centimètres. Avec un chargeur de 52 coups…
Malko tendit le bras et la prit. Cela ferait moins de bruit que son pistolet. L’Américain bougea dans son sommeil, se dressa tout à coup sur son séant, tâtonna pour allumer.
Ses yeux pleins de sommeil s’emplirent de la silhouette de Malko, la M. A. C. calée au creux du coude. Malko dit sans élever la voix :
— John, vous savez ce que je suis venu faire ?
John Villavera cligna des yeux, remonta sa mâchoire qui semblait prête à se décrocher, respira profondément et se leva. Il portait un pyjama rayé bleu. Il mit les mains dans les poches et leva la tête.
— Oui, je le sais, dit-il d’une voix sans timbre.
— Oliveira est morte, dit Malko, Carlos Geranios aussi.
Une lueur passa dans les yeux de John Villavera.
— Vous avez…, les papiers ?
Malgré lui, Malko le respecta. Qu’un homme qui se savait déjà mort puisse encore se préoccuper de son job forçait l’admiration.
— Non, je n’ai pas les papiers, John, dit-il. J’ignore même où ils sont.
John Villavera avait le droit de savoir cela.
— John, dit Malko, vous avez un message à transmettre, quelque chose…
L’Américain secoua lentement la tête, les mâchoires serrées.
— Non.
Malko pensa soudain à quelque chose.
— Chalo Goulart, c’était eux ?
L’Américain hocha la tête affirmativement.
Quelque chose bougea contre le lit, fila entre les jambes de Malko. Le chat. John Villavera le suivit des yeux. Malko en profita pour appuyer sur la détente. Épargnant à l’Américain la cruauté de se voir mourir. Il y eut une série si rapprochée de « ploufs » qu’ils semblaient n’en faire qu’un. Les balles entrèrent dans la poitrine, dans la gorge, dans la tête de John Villavera, en un pointillé mortel. Sous l’impact des projectiles de .38, il tituba, tomba en arrière.
Le doigt de Malko lâcha la détente.
Il s’approcha. L’image d’Oliveira, la tête broyée, lui donna l’affreux courage de retourner le corps. John Villavera, respirant encore par hoquets, comprimait des deux mains la tache rouge qui s’élargissait sur son pyjama. Malko se détourna. Triste à mourir. La mort du chef de station de la C. I. A. ne ressusciterait ni Oliveira ni Carlos. Mais il fallait qu’il meure.
L’âcre odeur de la cordite avait envahi la chambre. Malko se sentait mal. Presque jamais, au cours de sa longue carrière d’agent spécial de la C. I. A., il n’avait tué de sang-froid. John Villavera l’avait froidement manipulé pour le faire mener un homme à l’abattoir. Il était responsable de la mort d’Oliveira aussi. Il avait peut-être reçu des ordres. Malko ne le saurait jamais. Il ne poserait pas la question. Il connaissait la C. I. A. On lui mentirait. Mais quelquefois, il fallait mettre le holà. Sinon, on devenait semblable aux adversaires que l’on combattait.
C’était le plus vieux risque du monde. Que Malko avait évité jusque-là. Il sortit de la chambre sans se retourner, guidant la mitraillette. Il n’avait pas abattu John Villavera à la sauvette. L’Américain savait pourquoi il était mort…
Dans le couloir, il écouta les bruits de l’extérieur.
Les détonations étouffées de la M. A. C. à silencieux n’avaient pas alerté les policiers de la D. I. N. A.
Il se sentait vidé, comme après une longue course de fond. Avec presque envie de mourir. Pourtant, l’instinct de conversation fut le plus fort. Son cerveau se remit à fonctionner, cherchant une façon pratique d’atteindre la résidence de l’ambassadeur des États-Unis, en dépit des obstacles placés sur sa route.
Il pensa soudain à la Lincoln blindée aux pneus à l’épreuve des balles de John Villavera. Exactement ce qu’il lui fallait : un vrai char d’assaut.
Il regagna le garage et s’installa au volant. Les clefs étaient dessus. Il mit le contact et le moteur ronronna aussitôt. Dans le rétroviseur, il aperçut les deux policiers du fourgon qui sursautaient. Tranquillement, il alluma ses lumières. Comme s’il s’agissait de John Villavera. Il sortit lentement en marche arrière du garage. Un des policiers descendit du fourgon pour le guider ! Il faisait trop sombre pour qu’on puisse le reconnaître.
Roulant doucement, il descendit vers le centre. La radio s’était allumée automatiquement, branchée sur un poste bolivien qui diffusait de belles chansons accompagnées de guitares et de flûte indienne où on parlait de mort et de liberté. En bas de Providencia, un phare tournant surgit : une « 404 » de la D. I. N. A. Voyant la grosse américaine, elle freina brusquement et fit demi-tour, partant à sa poursuite. Malko accéléra, la distançant facilement. Aussitôt, il y eut un bruit sec à l’arrière. Une balle venait de s’écraser sur la lunette… Sans même faire un trou.
Malko continua dépassant la résidence de l’ambassadeur américain, poursuivi par la sirène et une rafale de balles qui s’écrasaient contre la carrosserie avec un bruit de grêlons. Il éprouvait le sentiment grisant d’être invulnérable… Au passage, il aperçut la grille de la résidence, les carabiniers, plusieurs voitures, des policiers qui couraient, alertés par la « 404 » qui le poursuivait.
Deux cents mètres plus loin, il freina brutalement, vira sec à gauche pour revenir le long de la contre-allée. Voyant sa manœuvre, la « 404 » stoppa derrière lui et trois hommes en jaillirent, mitraillette au poing. Ils traversèrent le terre-plein et l’attendirent. Il accéléra légèrement au moment où ils ouvraient le feu sur la Lincoln ! Malgré son sang-froid, il baissa instinctivement la tête quand les balles de 38 s’écrasèrent contre le pare-brise épais de cinq centimètres… réussissant tout juste à l’étoiler.
Il y eut une série de chocs sourds sur la carrosserie, la glace de gauche devint opaque et ce fut tout.
La grille n’était plus qu’à trente mètres. Il passa en « low », donnant toute la puissance des 8 litres de cylindrée et écrasa l’accélérateur. Le « tank » fit un bond en avant. Plusieurs carabiniers s’écartèrent en hurlant, une grêle de balles l’encadra à nouveau, la grille grandit, il y eut un choc terrifiant, un froissement de tôles et il se retrouva dans le jardin de la résidence, traînant derrière lui des morceaux de grille. Il tourna derrière le bâtiment, bondit hors de la voiture et se précipita vers le perron. Collant le canon de la M. A. C. contre la serrure, puis le verrou, il tira deux longues rafales. Les esquilles jaillirent, les deux pênes explosèrent et la porte s’ouvrit.
Malko grimpa quatre à quatre un escalier superbe, plongea dans un bureau au premier, dont il ferma la porte à clef.
Celui de l’Ambassadeur.
Alors, seulement, il se détendit un peu.
Le jour était levé. L’ambassadeur serait là dans quelques heures. Il s’assit et écouta le brouhaha furieux qui montait de la rue. Sans la voiture blindée du chef de la C. I. A., il ne serait parvenu là que mort. Il pensa soudain à la sacoche de documents de Carlos Geranios. Qu’était-elle devenue ?
Ce n’était plus son problème. On se mit à frapper des coups violents à la porte du bureau. Des voix américaines demandant ce qui se passait. Le dialogue s’engagea à travers le battant. C’étaient les deux « marines » chargés de garder la résidence qui avaient été réveillés par les coups de feu.
Rassuré, Malko ouvrit, se trouva nez à nez avec deux géants en maillot de corps, colt .45 au poing. Il leur montra son passeport du State Department et leur expliqua rapidement qu’il avait dû se réfugier là pour des raisons de force majeure. Il s’en expliquerait avec l’ambassadeur… Les « marines » n’avaient aucune tendresse particulière pour les Chiliens. L’un d’eux, un sergent, salua et dit :
— All right, Sir. Reposez-vous. Nous allons nous habiller et descendre. Et je peux vous jurer qu’aucun de ces foutus flics ne mettra un pied ici.
Malko remercia. Il referma, s’étendit sur le divan et s’endormit aussitôt.