Jorge Cortez acheva son J. and B. et alla remettre un disque. La nuit était tombée et il faisait frais. Il ferma la porte-fenêtre du living, retourna s’asseoir, prenant le téléphone près de lui. Une angoisse diffuse l’empêchait de se détendre. Malko aurait dû être de retour depuis plus d’une heure déjà. Il avait essayé de se dire que la circulation sur Providencia était épouvantable en fin de journée, que sa voiture avait pu tomber en panne, qu’il avait pu égarer son numéro de téléphone… Mais cela ne l’apaisait pas.
Il regarda l’enveloppe fermée que lui avait laissée son visiteur. Jorge Cortez n’était pas un homme d’action. Une fortune personnelle importante lui avait permis de mener une agréable carrière dans la diplomatie, sans trop se préoccuper de son salaire. Il aimait les femmes, les fêtes, les conversations mondaines et la bonne chère. Jamais, avant le Chili, il n’avait été mêlé à une histoire de Services Secrets, il évitait même de fréquenter trop les attachés militaires… Cette fois, il mettait le doigt dans l’engrenage. La rumeur publique lui avait très vite appris que Malko n’était pas au Chili pour s’occuper du Wild Life Fund. Tout se savait dans l’étroit cercle diplomatique. Il ne voulait pas connaître le vrai motif de sa visite. Mais il ne pouvait pas non plus se dérober. Une insolite complicité le liait à Malko. En partie à cause de leur expérience commune avec la D. I. N. A. Surtout parce qu’ils s’étaient reconnus comme étant de la même race. Il déchira l’enveloppe et regarda la feuille de papier. Il y avait trois noms dans l’ordre, avec, chacun, deux numéros de téléphone.
1. John Villavera.
2. Colonel Federico O’Higgins.
3. David Wise. Langley. Virginia.
Malko avait précisé à Jorge Cortez de faire part aux deux premiers de l’appel au troisième. Jorge passa sa langue sur ses lèvres sèches et composa le premier des numéros. Certain que Malko ne reviendrait pas.
— Alors, cochon, tu voulais me voir, hein !
Le pétrole dégoulinait sur le visage de Malko, lui brûlant les yeux. Ses mains menottées derrière le dos l’empêchaient de s’essuyer. Le liquide gluant lui collait à la peau. Mais il ne pensait pas à ses propres souffrances. Une rage aveugle contre ceux qui l’avaient mené en bateau l’étouffait. Il secoua la tête, essaya d’ouvrir les yeux, distingua vaguement la silhouette du lieutenant Pedro Aguirre planté devant la baignoire pleine de pétrole. Une variante du supplice « El scaphandro » mise au point par la D. I. N. A.
Bien campé sur ses bottes vernies, sanglé dans un uniforme impeccable, le regard mauvais et le cheveu calamistré, le lieutenant Aguirre observait Malko avec une rage sans bornes. Sa haute casquette était pendue à une patère. Muets, les deux carabiniers en treillis qui maintenaient Malko dans la baignoire pleine de pétrole essayaient de ne pas déraper sur le carrelage gluant. Eux aussi étaient inondés du liquide nauséabond. Ils avaient failli le tuer, à coups de pied, l’avaient remonté au premier en le frappant sans arrêt, jusqu’à ce qu’un officier leur ait ordonné de ne pas le tuer avant qu’il ait parlé. Le carabinier se souvenait du nom donné par Malko pour tromper sa vigilance… On avait été chercher le lieutenant Aguirre chez lui. En attendant, on avait mis Malko en condition.
Les coups d’abord, puis la mise à nu, la fouille humiliante, les coups. Et enfin, la baignoire de pétrole.
Aguirre venait d’arriver. Dans une rage indescriptible. Le fait que Malko soit parvenu à Tania en se servant de son nom ne pouvait lui attirer que des ennuis. Mais il y avait pire. Il était certain que Malko se trouvait avec Oliveira lorsqu’il avait téléphoné. Oliveira qui se refusait à lui…
Il allait faire tout payer d’un coup à ce gringo.
— Tu ne veux rien dire ! hurla-t-il à Malko.
« Que fait Jorge ? » se disait ce dernier. Il se demanda s’il n’avait pas été fou de faire confiance à un quasi inconnu.
Pedro Aguirre se rendit compte tout à coup que les révélations du prisonnier pouvaient être embarrassantes pour son orgueil.
— Sortez, vous autres, ordonna-t-il aux carabiniers.
Ceux-ci laissèrent tomber Malko qui glissa dans la baignoire, la tête émergeant seule, parce qu’il s’arcboutait les pieds contre la paroi. Dès que la porte se fut refermée, le lieutenant Aguirre se pencha vers lui.
— Communiste de merde, qui t’a dit que Tania était ici ?
— Personne ! fit Malko.
— Menteur ! rugit-il. Je vais te faire payer tes mensonges.
Malko se raidit. En ce moment le téléphone devait fonctionner entre Washington et Santiago. Le colonel O’Higgins était donc prévenu que Washington était au courant. Le gambit de Malko était que le Chili ne pouvait pas se permettre officiellement de liquider un agent de la C. I. A.
Mais c’était seulement un gambit…
David Wise risquait, si Malko s’était trompé, d’être obligé de se contenter de rapatrier ce qui resterait de lui dans des conditions décentes…
— Pourquoi voulais-tu voir Tania ? demanda le lieutenant Aguirre.
Malko avala un peu de pétrole et toussa.
— Cela ne vous regarde pas.
Il ajouta, d’un ton méprisant :
— Lieutenant Aguirre, vous allez être obligé de me libérer et de faire des excuses. Je représente le gouvernement des États-Unis. Vous aurez à rendre des comptes… Et Oliveira risque de vous en vouloir…
Elle avait plus fort que lui. Pedro Aguirre le contempla un long moment, brûlant de haine. Puis il alla fermer la porte à clef et se pencha sur la baignoire.
— Tu sais que j’interroge tous les salauds de ton espèce. Que personne n’est encore venu se plaindre. Tu le sais, dis ? Toi non plus, tu ne viendras pas te plaindre. Aux Américains ni à personne.
Sans laisser à Malko le temps de répondre, il appuya la paume de sa main droite sur sa tête et poussa de toutes ses forces, le forçant à glisser dans le pétrole. Malko s’arc-bouta de toutes ses forces aux parois gluantes, tint pendant plusieurs secondes. La main appuyait impitoyablement. Aguirre avait un rictus féroce et joyeux. Comme le jour où il avait rempli d’eau un étudiant gauchiste jusqu’à ce que ses intestins éclatent. Ses fonctions spéciales lui donnaient une toute-puissance grisante. Brusquement, les pieds de Malko dérapèrent et il glissa dans la baignoire. Le bras du lieutenant plongea à sa suite, salissant l’uniforme, jusqu’au coude. Mais il n’en avait cure. Vingt centimètres sous le pétrole, il sentait la tête de Malko luttant contre l’asphyxie et il en éprouvait presque un plaisir sexuel.
L’image d’Oliveira passa devant ses yeux et il appuya encore plus fort.
Malko ne serait pas le premier suspect décédé au cours d’un interrogatoire. De la clinique réquisitionnée, la D. I. N. A. n’avait conservé qu’un médecin. Bien utile pour signer des certificats de décès circonstanciés. Style arrêt du cœur. Sans préciser la cause, bien entendu.
Le corps de Malko eut un spasme furieux. Il venait d’avaler une grande goulée de pétrole.
Le colonel Federico O’Higgins était en train de changer la pile de sa bouillotte quand le téléphone sonna. Il décrocha de la main gauche. La droite le faisait de plus en plus souffrir. Livide, elle était recroquevillée comme une serre d’animal, les ongles bleuis. Entendant la voix de Jorge Cortez, il lui demanda de patienter quelques secondes et remit son gant de laine. Puis il reprit l’appareil.
Tout de suite son visage se figea, en écoutant le diplomate. Il répondit par monosyllabes, ne s’engageant pas, écoutant le Dominicain jusqu’au bout.
Puis, très poliment, il lui expliqua qu’il s’agissait très certainement d’un canular, d’une mauvaise plaisanterie… Qu’il le verrait le lendemain au Club et qu’ils en riraient ensemble. Mais Jorge Cortez n’avait pas l’air disposé à rire. Quand il mentionna le nom de David Wise, Federico O’Higgins se retint pour ne pas raccrocher et lui envoyer une équipe de la D. I. N. A. il y avait encore de la place dans les camps et dans les cimetières. Il fit un effort surhumain pour continuer d’une voix mondaine, plaisantant même. Assura qu’il allait se renseigner néanmoins. En raison de leurs excellents rapports. Mais qu’il n’y avait sûrement RIEN de vrai dans toute cette histoire. Dès qu’il eut raccroché, il poussa un grognement de rage, donna un coup de pied dans la corbeille à papier et commença à faire les cent pas dans son bureau, serrant la bouillotte japonaise à la briser.
Le salaud !
Il en bavait de rage. En confiant le message à un diplomate, Malko le mettait à l’abri des représailles de la D. I. N. A. Même le colonel O’Higgins ne pouvait pas faire arrêter le Premier Conseiller de l’ambassade dominicaine. Pas avec la réputation du Chili. Il se rassit, donna quelques coups de téléphone, fit le point…
Il avait très peu de temps pour agir. Ensuite, le processus serait irréversible. Il décrocha son téléphone et composa un numéro de son index mort.
La main qui appuyait sur la tête de Malko agrippa ses cheveux et le tira soudain vers le haut. Suffocant, mais encore conscient, il se dit qu’enfin la « Cavalerie » arrivait. Sa tête émergea du pétrole, il aspira avidement une bouffée d’air, entendit des voix qui vociféraient, des cris, des interjections furieuses. Puis il se mit à vomir et tout le reste lui fut égal. Il eut l’impression qu’il s’écoulait un temps infiniment long avant que des mains ne le soulèvent, ne l’arrachent à la baignoire et ne le jettent par terre. Ses yeux collés par le pétrole l’empêchaient de voir clairement. Il distinguait seulement des silhouettes. Quelqu’un jura en essayant de le prendre. Finalement, on le tira par les pieds dans une pièce voisine et on défit ses menottes.
Presque aussitôt, un violent jet d’eau le frappa en plein visage. Suffoquant de nouveau, il toussa, se débattit, le jet descendit sur tout le corps. On essayait de laver le pétrole. Ensuite, avec des chiffons, on le frotta vigoureusement, lui nettoyant surtout les yeux et le visage. Enfin, il put voir. Il se trouvait assis à même le sol d’une pièce carrelée. Deux carabinieros en manches de chemise, l’air dégoûté, le nettoyaient avec des éponges. Enfin, on lui jeta une serviette humide.
Il fit un effort prodigieux pour se mettre debout, s’appuya au mur et eut un vertige. Les carabiniers le regardèrent en ricanant.
— On se sent mieux après un bain, hein !
Il préféra ne pas répondre. Si on l’avait sorti du pétrole, c’est que son plan avait marché. Mentalement il bénit Jorge Cortez. Le diplomate avait tenu sa promesse. Sinon, Malko serait en train de mourir, les poumons pleins de pétrole. Une femme sans âge entra dans la pièce et lui tendit ses vêtements. Après lui avoir fait signer une décharge. La légalité ne perdait pas ses droits. Il se rhabilla tant bien que mal… Regarda sa montre. Neuf heures dix. Cela avait passé vite.
Un civil, le visage impénétrable, l’attendait dans le couloir du rez-de-chaussée. Il se leva en l’apercevant.
— Señor, j’ai l’ordre de vous conduire chez le colonel O’Higgins.
Malko sortit le premier de la « clinique » et s’arrêta sur le pas de la porte pour humer l’air frais. Un fourgon Chevrolet noir et blanc était stationné derrière l’ambulance. La Datsun avait disparu. Malko monta dans le Chevrolet. Aussitôt, le civil grimpa à côté de lui et prit le volant. L’arrière était séparé de la cabine par un épais grillage. Des lanières pendaient des parois. Le Chevrolet roulait rapidement. D’elles-mêmes, les voitures s’écartaient devant lui. Seule la D. I. N. A. utilisait ce genre de véhicule… Ils montèrent Providencia sans un mot, pénétrèrent dans le Barrio Alto, dans le dédale de petites allées cossues, pour finalement s’arrêter dans une courbe, en face d’une maison basse entourée d’un jardin.
— C’est ici, señor, dit le civil.
Malko descendit. Il avait hâte de se retrouver en face de John Villavera. La porte s’ouvrit sur l’Américain. Le visage grave. Lui et Malko se toisèrent quelques secondes, puis le premier dit avec une chaleur un peu forcée :
— Je suis heureux que vous ne soyez pas trop mal en point.
Ignorant la main tendue, Malko le toisa. Glacial.
— Je crois que vous avez un certain nombre d’explications à me donner.
L’Américain secoua la tête, les traits figés d’un coup. S’effaça pour laisser entrer Malko.
— Le colonel Federico O’Higgins est ici, annonça-t-il à Malko qui sentit une sainte colère l’envahir.
— Je suis ravi de me retrouver en face de cette ordure, dit-il.
Ivre de rage, il entra dans le living. L’officier chilien était assis sur un fauteuil, sa main droite serrée sur sa bouillotte. Il esquissa un pâle sourire gêné et dit d’une voix douce :
— Je comprends votre irritation, prince Malko, mais vous m’aviez menti également. Vous m’aviez formellement promis de ne plus vous occuper de l’affaire Geranios. (Il soupira.) Je ne fais pas un métier facile.
Malko le coupa, cinglant.
— La plupart des gens qui exerçaient le même métier que vous ont été pendus, colonel.
Le teint de Federico O’Higgins devint encore plus jaunâtre que d’habitude.
— Prince Malko, interrompit John Villavera, ne soyez pas trop dur pour le colonel.
Malko chercha le regard fuyant du Chilien.
— Alors, Tania Popescu s’était évadée ?
Federico O’Higgins baissa les yeux. Avec un sourire bien ignoble :
— Prince Malko, pour des raisons intéressant la sécurité du Chili, personne ne devait savoir que nous détenions toujours cette personne. Le général Pinochet lui-même m’en avait donné l’ordre écrit. J’ai dû mentir à M. Villavera également, comme il pourra vous le dire. Ce n’était pas de gaieté de cœur… Bullshit, fit Malko.
Écœuré. Il pointa un doigt vengeur sur le colonel chilien.
— Vous avez menti parce que vous vouliez la torturer tranquillement. Jusqu’à ce qu’elle parle ou qu’elle meure. Comme tous les gens que vous arrêtez…
— Nous ne l’avons plus torturée, protesta O’Higgins. Elle a été transportée dans cette clinique pour y être soignée à la suite des excès commis à son égard.
— Soignée aux bains de pétrole, fit amèrement Malko. Cessez donc de mentir.
Il se retourna vers John Villavera qui assistait, muet, à l’altercation.
— C’est valable également pour vous. En me manipulant, vous avez cherché à livrer Carlos Geranios à la D. I. N. A. Pour qu’elle l’assassine.
L’Américain s’empourpra d’un coup, en commençant par le front.
— Vous oubliez que nous travaillons pour le même gouvernement et que le colonel O’Higgins est un ami des U. S. A.
— Je doute que le Congrès se vante d’une telle amitié, cingla Malko. Un certain nombre de choses ont changé à Washington, ces derniers temps, ajouta-t-il. Vous devriez aller y faire un tour…
Federico O’Higgins se leva et posa sa main glaciale gantée de laine sur le bras de Malko.
— Laissez-moi m’expliquer, demanda-t-il, vous me jugerez ensuite. D’abord je vous jure que John Villavera n’en savait pas plus que vous. Cette personne, Tania Popescu, attendait du renfort d’Argentine. Un commando d’assassins d’extrême gauche. Venus ici pour faire régner la terreur. Impossible de les arrêter dans la montagne. Il y a quatre mille kilomètres de frontière et nous n’avons pas beaucoup de moyens. Le seul indice que nous possédions, c’était Tania Popescu. S’ils avaient pensé qu’elle était encore en prison, jamais ils ne seraient venus… Nous avons sous surveillance toutes ses planques. C’est pour connaître leur emplacement que nous avons été obligés de l’interroger un peu brutalement.
La rage de Malko tombait peu à peu. La fatigue et le dégoût… Et puis, la voix douce et persuasive du colonel O’Higgins était difficile à combattre. Ce dernier changea sa bouillotte de main et ajouta :
— Prince Malko, nous ne luttons pas contre des enfants de cœur. Vous connaissez les méthodes des marxistes. Vous savez ce qui se passe en Argentine. Cette Tania a été responsable de nombreuses morts, durant le régime « Allende ». Sans les hautes protections dont elle disposait, nous l’aurions arrêtée depuis longtemps.
Les gros yeux exorbités semblaient avides de convaincre. Mais Malko ne voulait pas être convaincu. Il se tourna vers Villavera :
— Comment pouvez-vous soutenir sérieusement que vous cherchiez à faire sortir Carlos Geranios du Chili ? Alors que vous entretenez de si bons rapports avec le colonel O’Higgins.
John Villavera passa sa langue sur ses lèvres sèches. Les yeux jaunâtres et proéminents du colonel chilien se fixèrent sur l’Américain.
— J’espère que le prince Malko parle au passé. Vous savez que ce Geranios est extrêmement dangereux et s’est rendu coupable de graves délits dans ce pays.
John Villavera bafouilla :
— Je n’ai jamais voulu le soustraire à votre justice. Seulement l’encourager à se constituer prisonnier. Je pense qu’alors, en faisant appel à votre générosité…
Un ange passa et s’enfuit écœuré. Le colonel O’Higgins hocha gravement la tête.
— Nous sommes effectivement toujours prêts à pardonner à ceux qui se repentent…
— Il se serait retrouvé en train de macérer dans le pétrole. En attendant votre geste magnanime, remarqua Malko, caustiquement.
Le Chilien ne releva pas.
— Prince Malko, me croyez-vous, au sujet de Tania Popescu (Il se rapprocha encore de Malko.) Écoutez, si nous avions vraiment voulu nous débarrasser de Carlos Geranios, et si M. Villavera avait été notre complice, c’était facile de vous suivre et de s’emparer de lui ensuite. Je crois que vous lui avez communiqué le lieu de sa cachette.
Malko ne répondit pas. C’était le seul argument qui le troublait vraiment. Et auquel il n’avait pas de réponse. Il s’assit, épuisé, puant encore le pétrole.
— Très bien, admit-il d’une voix lasse. Tout cela est un tissu de quiproquos. Il n’en reste pas moins que la D. I. N. A. ressemble fortement à un organisme que j’ai connu durant ma jeunesse : la Gestapo.
O’Higgins massa soigneusement sa petite bouillotte. John Villavera frotta son lourd menton, embarrassé.
— Ce sont des paroles très dures, lâcha-t-il. Qui dépassent sûrement votre pensée…
— Je vais vous quitter, annonça O’Higgins. J’espère que cette affaire est définitivement terminée.
Il avait appuyé sur le mot « définitivement ».
Malko laissa l’Américain raccompagner le colonel O’Higgins, eut une quinte de toux provoquée par le pétrole. John Villavera revenait déjà, le front barré d’une large ride.
— Vous m’avez mis dans une position très difficile, reprocha-t-il à Malko. O’Higgins est fou de rage contre moi. J’ai été obligé de tout lui raconter pour vous sortir du pétrin où vous vous étiez fourré.
Malko hésita entre le coup de pied dans le ventre et le crachat. Mais il était trop fatigué.
— J’ai été torturé deux fois par une organisation dont vous m’avez vanté la parfaite correction, fit-il amèrement. Tout le monde m’a menti. On a tenté de m’assassiner !
— J’ignorais que Tania Popescu ait été transférée dans un autre centre de torture, avoua piteusement Villavera. O’Higgins ne me dit pas tout, vous savez. Quant à Carlos Geranios, je vous jure que je n’ai jamais eu l’idée de le livrer à la D. I. N. A. Bien au contraire. Et je vous supplie de me croire, de continuer à tenter de le sauver. Vous êtes le seul à pouvoir le faire.
Malko ferma les yeux, pris de vertige. C’était trop pour une seule journée. Tout le fardeau retombait sur lui. Où était la vérité ? Il scruta le visage crispé de John Villavera qui respirait la sincérité et l’angoisse.
D’une façon ou d’une autre, le sort de Carlos Geranios était entre ses mains.
Il se leva.
— Reconduisez-moi à mon hôtel, demanda-t-il. Nous en reparlerons demain.
Malko rouvrit les yeux. La sensation était horrible : dès qu’il les fermait, il se voyait trempant dans la baignoire de pétrole. Il avait mal dormi. Par la fenêtre restée ouverte, il entendait la rumeur de la place de la Moneda. Il se leva. Sa décision était prise : il préviendrait le fugitif, lui donnant tous les éléments, et le laisserait choisir son sort. Le tout était de parvenir à sa cachette avec une chance raisonnable de ne pas être suivi. C’était risqué, mais il n’avait pas le choix. Il s’habilla et descendit. Miraculeusement, sa Datsun s’était retrouvée dans le parking de la Moneda, la clef dans une enveloppe à son nom à l’hôtel. Alors qu’il longeait le trou du métro dans Alameda, une pétarade lui fit tourner la tête : la vieille tueuse en moto arrivait derrière lui. Il regarda la machine se rapprocher. La vieille tenait ostensiblement son guidon à deux mains et roulait très lentement. Incroyable avec ses grosses lunettes et ses boucles d’oreilles de gitane. Mais ses intentions ne semblaient pas mauvaises.
Tout en restant sur ses gardes, il la laissa arriver à sa hauteur et baissa la glace. Elle se pencha, sans lâcher son guidon, esquissa un sourire édenté et hurla :
— Hay informaciones para el Señor Carlos ?!
— Si, cria Malko.
Elle lui fit signe de stopper, ce qu’il fit. Elle l’attendait, le moteur en marche. Il la rejoignit.
— Vamos, señor !
Il contempla la selle double puis se décida et l’enfourcha. Aussitôt, la vieille démarra et tourna à droite dans une rue en sens interdit, la remontant en frôlant des voitures et en se faisant copieusement injurier. Elle conduisait avec l’habileté d’un homme. Malko s’accrocha à sa taille épaisse. Personne ne pouvait les suivre. Un peu plus loin, ils revinrent dans un quartier central. Elle stoppa devant un vieil immeuble des années trente, sale et noirâtre, ôta ses lunettes, lissa sa jupe. Parfaitement calme.
— Par ici, señor.
Il la suivit dans un ascenseur poussif. Ils entrèrent au neuvième étage dans un appartement bourgeois. Plusieurs filles étaient assises sur des divans et des chaises, fumant et bavardant. Pas besoin de demander où il se trouvait. Une énorme Brésilienne vint lui proposer ses services en mauvais espagnol. La vieille réapparut avec une petite bonne femme boulotte aux yeux vifs. Ils s’enfermèrent dans une pièce vide et la femme demanda à Malko :
— Il vous ont relâché ?
— Oui, dit Malko. Je veux voir Carlos. Il y a du nouveau. J’ai retrouvé Tania.
Les deux femmes restèrent silencieuses. Malko insista :
— Il est toujours au même endroit ?
La vieille à la moto acquiesça :
— Oui.
— Prévenez-le, dit Malko.
Il redescendit avec la vieille. Sans même lui proposer de le ramener, elle monta sur son engin et s’éloigna. Malko dut prendre un taxi. Le tout n’avait pas pris un quart d’heure. Le M. I. R. était encore bien organisé… Il décida d’aller rendre visite à Oliveira.
Il ne sentait presque plus le pétrole et avait besoin d’un peu de détente. Il trouva une place en face du Coppelia et remonta à pied jusqu’à Palta. Il dut monter au premier étage pour trouver Oliveira. Elle le vit dans une glace et se retourna. Il retint une exclamation de surprise. Son œil gauche, encore plus bleu que d’habitude, était souligné d’une large marque bleuâtre qui s’étendait jusqu’au milieu de la joue. La pommette et la mâchoire étaient enflées.
Oliveira lui jeta un regard à geler un mort.
— Qu’est-ce que tu veux ? Je n’aime pas qu’on vienne me déranger ici…
Malko ne s’attendait vraiment pas à cet accueil.
— Mais enfin, que t’ai-je fait ? demanda-t-il à voix basse.
Il crut que la Chilienne allait lui arracher les yeux.
— Ce que tu m’as fait ? gronda-t-elle. Tu as été dire à Pedro que je couchais avec toi ! Il est venu hier soir et il a failli me tuer.
Ce fut au tour de Malko d’être ivre de rage.
— Écoute, dit-il, je te donne ma parole d’honneur que je n’ai rien dit à ton lieutenant. C’est lui qui a failli m’assassiner. S’il a appris, pour nous, je n’y suis pour rien, bien que je devine comment. Voyons-nous ce soir et je t’expliquerai…
Les yeux bleus d’Oliveira se radoucirent.
— Viens me chercher tout à l’heure. Je suis contente que tu ne lui aies pas dit. J’étais triste.
Santiago avait disparu dans le lointain depuis longtemps. Malko attendit qu’un gros bus le dépasse avant de s’engager dans le sentier menant à la mine abandonnée. Fatigué. La réconciliation avec Oliveira avait été presque aussi éprouvante qu’un bain de pétrole. Pourvu que la vieille ait transmis le message. Sinon, il allait se faire canarder à vue… Il ralentit et entra très doucement dans la mine, donna un coup de phare et attendit.
Pas longtemps. Un homme porteur d’une torche et d’un Kalachnikov s’approcha de la voiture.
Carlos Geranios était derrière lui. Il serra les deux mains de Malko entre les siennes. Son visage était encore plus émacié et sa barbe mangeait ses joues creuses. De lourds cernes soulignaient ses yeux trop brillants.
— Je sais ce qui s’est passé, dit-il. Tu as failli mourir à cause de moi. Mais maintenant, tu sais où est la vérité !
Malko fut sensible au chaleureux tutoiement hispanique.
— Il y a beaucoup de nouveau, dit-il.
Carlos Geranios l’entraîna vers l’intérieur de la mine. Ils s’assirent sur de vieilles caisses et Malko commença à lui raconter tout ce qu’il avait appris.
Malko prenait une énorme responsabilité. Mais le Chilien la partageait. Finalement, après avoir tout pesé, ils avaient conclu que John Villavera disait la vérité. Donc que Carlos Geranios pouvait se remettre entre ses mains. Malko se leva.
— À demain.
— À demain, dit Carlos.
Il regarda Malko s’éloigner, pensant au corps jeté dans le jardin de l’ambassade d’Italie, trois semaines plus tôt. Et aussi à Tania, dans sa cellule. Qui allait sûrement mourir. La Datsun gronda et s’éloigna le long de la colline. Les dès étaient jetés. De toute façon, il ne pouvait pas rester indéfiniment dans ce trou.