Jorge Cortez, le diplomate dominicain, fit signe à Malko de le rejoindre à la table où il était attablé avec deux ravissantes « lolas » à la poitrine insolente. « Los Leones » était toujours aussi agréable. Le Dominicain fronça les sourcils devant l’aspect de Malko.
— Vous avez eu un accident ? Malko le regarda bien en face.
— Le même que vous.
Les deux lolas détournèrent la tête, gênées. Jorge Cortez fit la moue.
— Ils sont dangereux. Où vous ont-ils emmené ? Au dépôt de matériel de l’armée de terre ?
— Non, dit Malko. Dans une maison de la calle Londres. Et ensuite à l’hôpital San Salvador…
— Ils avaient raison ?
— C’était une erreur de personne, expliqua prudemment Malko.
Le Dominicain hocha la tête.
— Ils ont tué au moins six Américains depuis le coup d’État. Des gauchistes. L’un d’eux a été trouvé, les reins brisés à coups de crosse, deux balles dans le front, devant l’ambassade américaine.
Ils se turent. À quoi bon épiloguer. Le Dominicain héla le garçon et demanda à Malko :
— Vous déjeunez ?
— Non répondu Malko.
— Café-café, alors ?
— Café-café, fit Malko.
Si on demandait un café simple, on vous servait une mixture infecte. Le café-café était du vrai café…
Malko le but rapidement. Il avait été récupérer la Datsun, calle San José. Maintenant, il se remettait au travail. Décidé à tout faire pour récupérer Geranios. Si Tania s’était évadée ; elle était sûrement en contact avec lui. La seule piste qu’il avait c’était ce que lui avait dit Tania dans la maison de la calle Londres. Il fallait aller à Viña Del Mar et tenter de renouer le fil.
Il prit congé des lolas et du Dominicain et fila vers le polo.
La maison de Tania n’offrait aucun signe de vie. Personne en vue. Pourtant la D. I. N. A. n’était pas discrète. Ils devaient être certains qu’elle ne reviendrait pas là. Il repartit longeant le lit de la rivière à sec descendant vers le centre.
Il s’arrêta pour faire le plein à la sortie d’Alameda. La station-service était vide : l’essence avait augmenté de 100 % la veille… Suivant joyeusement les 375 % d’inflation… Toutes les deux semaines, le cours du dollar changeait. Toujours vers le haut. C’était bien le seul pays du monde où il ne se dévaluait pas… Malko mit près de trente minutes à sortir de Santiago, se faufilant entre les « lièvres », les petits autobus bleu et vert qui sillonnaient la ville pour rejoindre la route de Valparaiso.
Dès qu’il eut atteint l’autoroute qui desservait aussi l’aéroport de Padahuel, il roula plus facilement.
Après l’embranchement menant à l’aéroport, il perçut un bruit de moteur derrière lui.
Machinalement, il serra sa droite. Une moto surgit dans son rétroviseur. Il eut le temps d’apercevoir de grosses lunettes enveloppantes, les cheveux ébouriffés, les incroyables bottes blanches en plastique. La vieille femme en moto qu’il avait aperçue sur Providencia, deux jours plus tôt.
Il écrasa la pédale du frein avant même d’avoir vu le pistolet automatique brandi vers la Datsun. La moto le dépassa comme une flèche. Il enregistra les détonations le bras tendu, la moto qui s’éloignait. Grâce à son réflexe les balles étaient passées devant le capot de la Datsun.
Malko plongea la main sous la banquette, saisit son pistolet extra-plat. John Villavera le lui avait remis à la sortie de l’hôpital, sans qu’il sache qui l’avait rendu à l’Américain.
La moto avait déjà obliqué dans un chemin de terre qui filait perpendiculairement à la route et s’éloignait dans un nuage de poussière. Impossible de la poursuivre. Automatiquement, il continua à rouler en direction de Valparaiso.
Qui avait voulu le tuer ?
La D. I. N. A. ? Improbable. Des amis de Carlos Geranios… Ce qui signifiait alors que Tania n’avait pas pu communiquer avec le fugitif. Il devenait urgent de l’expliquer. Quelques kilomètres plus loin, la route se glissa entre des collines pelées. Au péage de l’autoroute, le carabiniero de service lui jeta un regard distrait. Il lui restait une centaine de kilomètres avant d’atteindre l’océan Pacifique. Il repartit, certain de ne pas être suivi. La route était absolument vide derrière lui.
Viña Del Mar était un croisement vieillot de Deauville et de Brighton, avec des maisons rose et ocre, un casino fermé et une esplanade lugubre, en bord de mer. À gauche vers le sud, c’était Valparaiso. Les collines étaient hérissées de « poblaciones », bidonvilles serrés les uns contre les autres, dominant les villas très « riches ». Peu d’animation. Ce n’était déjà plus la saison, presque la fin de l’été. Malko s’engagea sur la route du bord de mer, la seule d’ailleurs, traversa une zone industrielle hérissée de cuves d’essence, insolite dans cet endroit touristique, et crut rêver en voyant sur sa gauche, le long de la mer, une douzaine de canons et de mitrailleuses lourdes braquées sur le Pacifique. Une sorte de mini-mur de l’Atlantique. Des pancartes indiquaient qu’il était interdit de photographier sous peine d’être au minimum fusillé et des soldats à l’allure martiale montaient la garde. Dans l’attente hautement improbable d’une attaque-surprise de la Bolivie, qui par ailleurs ne possédait ni marine ni accès à la mer. Cette enclave belliqueuse dépassée, Viña Del Mar ressemblait à toutes les plages du monde. Des villas, des hôtels, des restaurants. Le Pacifique se brisait avec fureur contre les rochers.
Malko s’arrêta pour réfléchir en face d’une petite plage où on faisait du surf. Il possédait deux éléments pour retrouver Geranios. Un prénom Julia – et un perroquet… Il redémarra et stoppa au premier restaurant, il expliqua au garçon qu’il avait rendez-vous avec un ami dans un restaurant dont il avait oublié le nom où il y avait un perroquet…
Pas de résultat. Malko repartit. Au quatrième restaurant, enfin, un jeune garçon lui désigna une baraque vitrée juchée sur un rocher en surplomb de la plage.
— Là, il y a un perroquet !
Royalement, Malko lui donna dix lucas et alla se garer dans le petit parking. Il aperçut un perroquet râpé, presque sans couleurs, attaché par une chaîne de fer sur un perchoir. Avec une pancarte : « Ne soyez pas aussi bête que lui, ne l’ennuyez pas. »
Il laissa le volatile à son triste sort et monta s’installer dans la salle déserte, face à la mer. Il commanda une langouste grillée, le plat le plus cher du menu, 24 000 escudos, ce qui le classait dans la catégorie des milliardaires, et réfléchit. Qui était Julia ? Comment entrer en contact avec elle ?
Lorsque le garçon lui apporta la langouste, il le retint.
— Est-ce que Julia est là ?
L’autre afficha une surprise totale.
— Julia ? Il n’y a pas de Julia ici…
Malko lui tendit un billet de 5 000 escudos.
— Renseignez-vous.
Hautement motivé, le garçon abandonna la langouste et obéit. En contrebas, il y avait une petite plage avec des gens laids et blancs qui tentaient de se baigner dans le Pacifique glacial… Malko avait presque terminé la langouste lorsque le garçon réapparut sincèrement consterné.
— Il n’y a personne de ce nom ici, dit-il.
Furieux, Malko acheva sa langouste et prit trois « café-café » coup sur coup. Trois cents kilomètres pour rien ! Et il regagna sa voiture.
Il faillit ne pas voir le petit mot accroché à son volant. Griffonné au crayon.
— El photographo en el puerto de Valparaiso.
Il regarda autour de lui. Personne. N’importe qui pouvait avoir déposé ce mot pendant qu’il se battait avec la langouste. Y compris la tueuse à la moto. Mais il ne pouvait pas ne pas y aller…
Il mit le message dans sa poche et repartit ventre à terre vers Valparaiso. C’était encore plus laid que Santiago : des entrepôts, des maisons sans charme, et les éternels bidonvilles accrochés aux collines dominant le port.
Il gara sa voiture dans un parking, juste en face du port où se trouvaient une dizaine de cargos. Des boutiques offraient des colifichets aux marins de passage. Un vieux cargo polonais semblait prêt à couler, juste en face du quai. Il examina la foule et aperçut un photographe ambulant avec un antique appareil et son manchon de tissu noir. Il photographiait les amateurs de souvenirs sur un lama de bois. Malko laissa quelques touristes s’éloigner et s’approcha du vieux Chilien bronzé, coiffé d’un chapeau de paille. Celui-ci le poussa aussitôt vers le lama.
— 2 lucas seulement, señor. Vous l’avez en cinq minutes.
— Je cherche Julia, fit Malko à mi-voix.
— Julia… répéta le photographe comme s’il ne comprenait pas. Il examinait Malko les yeux plissés dans son visage buriné. Celui-ci insista :
— Je viens de Viña Del Mar. J’ai un message important pour elle.
Le photographe regarda autour de lui.
— Je vais vous faire une photo señor.
Malko obtempéra, grimpa sur le lama, se sentant complètement ridicule. Le photographe plongea le bras dans sa chambre noire, manipula son objectif, lui fit prendre la pose… Lorsque Malko descendit du lama, il lui glissa sans même le regarder :
— Calle Asunción, señor. Numéro 45. Secundo piso.
Malko était déjà parti. Sans attendre sa photo. Il demanda où se trouvait la calle Asunción à un chauffeur de taxi. Celui-ci ricana et lui montra une rue à cent mètres. Malko en l’atteignant, eut un choc. La calle Asunción n’était qu’une enfilade de bouges à matelots. Il y avait pratiquement un hôtel de passe par immeuble, avec des bars minables, aux couleurs criardes, des filles en mini sur les portes. Des juke-box hurlant de vieux airs américains.