Chapitre XIX

La longue Limousine noire arborant le fanion américain sur l’aile droite avançait lentement dans Alameda, en dépit de la voiture de police censée lui ouvrir la route. Sur la banquette arrière, l’ambassadeur des États unis et Malko ne s’étaient pratiquement pas adressé la parole depuis leur départ de la résidence. En excellents termes avec tous les membres de la Junte, il avait vivement déploré l’opération « Geranios » et ses conséquences. Il avait fallu un télégramme officiel du State Department enjoignant au diplomate d’accompagner lui-même Malko jusque dans l’avion de la Braniff et d’attendre que l’appareil ait décollé, pour qu’il se décide à faire sortir Malko du pays. Il n’avait pas du tout apprécié son intrusion dans sa résidence, ni les désordres qui l’avaient accompagné.

Les protestations du gouvernement chilien s’amoncelaient sur son bureau. Accompagnés d’une accusation d’homicide volontaire sur la personne de John Villavera, conseiller culturel de l’ambassade…

Malko avait eu une longue conversation privée avec Michael Burrough, responsable du Western Hemisphere à la Division « clandestine ». Délicate et parfois violente. Il ne saurait jamais la vérité sur Carlos Geranios. Mais il emportait à Washington un numéro du Rebelle en la clandestinitad qui reproduisait la lettre ultra-compromettante d’un ancien C. O. S. de la C. I. A. à Santiago au colonel O’Higgins, qui n’était alors que capitaine. Avec quelques photocopies de chèques. La feuille polycopiée lui avait été adressée anonymement, à son nom, à la résidence de l’ambassadeur. Carlos Geranios était mort, mais sa vengeance commençait.

La Cadillac freina soudain et stoppa. L’avenue était barrée par un attroupement. Malko regarda à travers la glace blindée, soudain inquiet. O’Higgins était capable de tout… Mais ce n’était pas pour lui. Il vit d’abord une haie de carabinieros, mitraillette au poing. Comme pour un mariage… Un policier en civil sortit d’un porche tenant un étrange objet à la main… Une statue de plâtre représentant un pied humain enfermé dans une cage. Le policier le tenait comme une cage à oiseau, par un anneau sur le sommet. Derrière lui, il y en avait un autre, portant une cage similaire où, cette fois, il y avait une main humaine, également dans une cage, puis un autre encore, avec une cage plus petite qui contenait un poing fermé coupé au poignet.

Enfin, derrière, un homme en chair et en os. Barbu, vêtu d’une chemise et d’un pantalon bleu. Les mains menottées derrière le dos, le visage grave. Poussé, bousculé, houspillé par deux policiers.

Malko tourna la tête vers l’ambassadeur américain, figé devant ce spectacle insolite.

— Monsieur l’ambassadeur, dit-il calmement, vous choisissez bien mal vos amis.

Le diplomate resta coi. La scène était tellement symbolique qu’elle en paraissait irréelle. Soigneusement, les policiers disposèrent dans un fourgon de la D. I. N. A. les cages coupables d’offenser le général Pinochet, puis y firent monter le sculpteur. Le fourgon démarra et la Cadillac put reprendre son chemin.

Ils roulèrent près d’une demi-heure jusqu’à l’aéroport. Malko quittait le Chili sans regret. Un titre énorme dans le Mercurio avait annoncé la mort de Carlos Geranios au cours d’une bataille féroce avec les carabinieros. L’éditorial concluait que, désormais, l’ordre régnait à Santiago et que le couvre-feu allait être enfin levé…

Pas un mot sur la mort d’Oliveira. On la trouvait à la rubrique des accidents de la route. Attribuée à un chauffard non identifié. Quant au meurtre de John Villavera, c’était l’œuvre d’assassins non identifiés, probablement des extrémistes de gauche.

La voiture pénétra sur l’aire d’envol, précédée par la voiture de police, et roula jusqu’au DC 8 peinturluré en jaune de la Braniff. Il partait dix minutes plus tard, tous les passagers étaient déjà à bord. Lima et Miami. De là, Malko volerait vers l’Europe.

Il eut un choc quand la voiture stoppa. Le colonel O’Higgins était là, avec quelques policiers. L’ambassadeur le rassura de mauvaise grâce.

— Ne craignez rien, il m’avait prévenu. Il est là pour que tout se passe bien.

Malko descendit le premier et marcha vers la coupée. Federico O’Higgins ne bougea pas, un sourire incertain sur son visage rond de pierrot blafard. Comme si de rien n’était.

Malko, pris d’une subite inspiration, s’avança vers lui. Souriant, la main tendue.

Le Chilien fut tellement suffoqué qu’il tendit la sienne.

Malko l’ignora. Au lieu de prendre la main gauche du colonel O’Higgins, il saisit la droite, celle dont les doigts morts serraient la bouillotte japonaise. O’Higgins n’eut pas le temps de réagir. Déjà Malko lui emprisonnait solidement la paume et les doigts. La bouillotte tomba par terre. Ses yeux dorés rivés dans ceux de Federico O’Higgins, Malko commença à serrer.

De toutes ses forces.

D’abord O’Higgins grimaça, essayant de garder sa dignité. Comme si c’était une mauvaise plaisanterie sans importance. Puis la douleur fut la plus forte et il recula, essayant de dégager sa main. Malko accompagna son recul, sans le lâcher.

Alors, la bouche du colonel chilien s’ouvrit, se tordit, sur un cri aigu. Malko serrait toujours, sachant à quel point la douleur était insupportable. Des larmes jaillirent des yeux de Federico O’Higgins. Blême, des gouttes de sueur perlant à son front, il murmura :

— Lâchez-moi. Je vous en prie.

Malko ne répondit pas, accentuant encore la pression. Soudain, les genoux d’O’Higgins cédèrent, il tomba à genoux sur le ciment, le visage déformé par la douleur. Personne n’osait intervenir. Malko maintint sa pression encore quelques secondes ; puis lâcha d’un coup la main. La bouche ouverte, O’Higgins essayait de ne pas s’évanouir, au milieu d’un cercle horrifié. Tranquillement, Malko monta la passerelle. Au moment de disparaître dans le D.C. 8, il se retourna. Le colonel chilien était toujours à genoux, plié en deux par la douleur.

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