Chapitre XV

— Je suis heureux que nos malentendus soient dissipés, hurla John Villavera par-dessus la table.

Le vacarme était tel aux tables voisines du restaurant El Parron qu’on était obligé de crier pour communiquer. Tous les jours, au déjeuner, c’était pareil. Des tablées de Chiliens aisés, commerçants ou amis du régime, qui s’empiffraient de « nidos » arrosés de torrents de « vino tinto » chilien à 15°… Au moins, personne ne pouvait écouter les conversations. Malko l’avait choisi parce qu’il était juste en face de la boutique de Oliveira, sur Providencia. Il venait d’annoncer au chef de station de la C. I. A. que Carlos Geranios acceptait d’utiliser l’aide de l’agence américaine pour quitter le Chili. Malko attendit qu’une table particulièrement bruyante se taise et planta ses yeux dorés dans ceux de l’Américain.

— John, dit-il, vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’arnaque ? Vous répondez de Geranios sur votre vie…

L’Américain eut une mimique choquée.

— Tout ce que je vous demande, fit-il, c’est que O’Higgins n’apprenne jamais que je lui ai menti jusqu’au bout. Il me ferait une vie infernale… Je vais mettre tous les détails au point aujourd’hui. Il faudra prendre la route d’Ibacache, sur la droite, à partir de la route de Valparaiso et vous arrêter entre les kilomètres 7 et 8. Il y a une portion droite où un avion léger peut atterrir.

— Je croyais que nous utilisions un terrain ?

— Je me suis renseigné, il est beaucoup trop fréquenté. Peut-être même surveillé par la D. I. N. A. L’appareil filera directement sur Mendoza en Argentine. Avec Geranios. Quant à vous, si vous le voulez bien, vous me retrouverez chez moi pour que nous allions passer le week-end à Viña Del Mar.

Les yeux de l’Américain brillaient de joie anticipée. Il appela le garçon.

— Je vais immédiatement envoyer un télex à Langley pour leur annoncer la bonne nouvelle.

— J’aimerais avoir le double de ce câble, demanda Malko.

— Mais c’est un câble codé, « ultra-sensitive », protesta John Villavera, je ne sais pas si vous êtes autorisé à en avoir connaissance. Je dois d’abord demander à Langley.

— Cela rassurera Geranios.

Il pensa à une autre évacuation en cours à des milliers de kilomètres de là, aux énormes C5-A évacuant de Saigon tous les « traîtres » promis au poteau par le G. R. P. et les Nord-Vietnamiens. La C. I. A. faisait le ménage. Entre les Cubains, les Sud-Vietnamiens et les Sud-Américains, cela commençait à faire du monde… Si ça continuait, on évacuerait Israël aussi.

— Comment allez-vous trouver l’avion ? demanda Malko.

— Je le loue à l’aéroclub Eulegio Sanchez, dit l’Américain, je l’ai déjà fait à plusieurs reprises. Un petit Piper Comanche. Il décollera avec un faux plan de vol. Un garçon sûr. Un type de chez nous, détaché dans une mission d’assistance technique à l’Anaconda. Il a fait du beau travail, paraît-il, avant les événements. Ce soir nous mettrons au point l’heure… D’ici là, relaxez-vous.

— J’espère que notre ami O’Higgins part aussi en week-end, dit Malko.

Ils se quittèrent sur le trottoir et Malko traversa Providencia pour aller retrouver Oliveira. Il se sentait étrangement calme. Maintenant, tout était en route. Il était impensable que la D. I. N. A. ait abandonné tout espoir de remonter à Geranios, à travers lui. Donc, il devait redoubler de prudence.

Oliveira attendait devant Palta. Son visage avait dégonflé, des lunettes noires cachaient son œil au beurre noir qu’elle compensait par un jean super-serré qui semblait cousu sur ses fesses insolemment provocantes. Elle prit le bras de Malko, l’entraînant vers la Datsun. Ils avaient convenu d’aller prendre le café au « Los Léones ».

— Demain, nous allons à Viña ! Annonça-t-elle.

— Bonne idée, approuva Malko.

Ils remontèrent jusqu’au Leones. Malko avait rendez-vous avec Jorge Cortez. Celui-ci l’attendait seul à une table. Tandis qu’Oliveira allait retaper son œil au beurre noir, le Dominicain se pencha vers Malko.

— Maintenant, ils me suivent sans arrêt…

Il désigna du regard deux hommes assis à une table, un peu plus loin. Complets clairs, cheveux gras, visages olivâtres. Des policiers. Sans se cacher, ils observaient la table. Malko détourna son regard.

— Vous avez eu des ennuis ?

— Pas vraiment, fit le Dominicain. J’ai été convoqué à la D. I. N. A. où un major m’a rappelé les excellentes relations qui régnaient entre nos deux pays et l’obligation que j’avais de ne pas me mêler des affaires intérieures du Chili… J’ai protesté qu’il s’agissait d’une intervention privée et cela s’est arrêté là. Mais, depuis, je sais que mon téléphone est sur table d’écoute et ils me surveillent jour et nuit. Ma bonne m’a dit que des policiers l’avaient interrogée au marché.

— Je suis désolé, dit Malko. Mais je vous assure que votre intervention a été indispensable…

— Ne vous excusez pas, protesta le diplomate, mais faites attention. Je sais de source sûre que O’Higgins a juré que vous ne quitteriez pas le Chili vivant. Un accident est vite arrivé. Oh, ils ne vous abattront pas, cela ferait trop de vagues. Mais une voiture peut vous écraser…

Il se tut : Oliveira revenait à la table. La conversation vira sur le sujet du jour. La dix-septième dévaluation de l’escudo depuis le début de l’année. Ce qui ravissait la jeune femme.

— Les affaires n’ont jamais été aussi bonnes, dit-elle. Les « lolas » achètent comme des folles…

Pendant ce temps, à 30°, des enfants souffraient de malnutrition. Et le salaire minimum était de 80 000 escudos, soit pas tout à fait vingt dollars U. S…

Malko regardait les deux barbouzes. L’avertissement de Jorge Cortez trottait dans sa tête. La D. I. N. A. disposait de moyens puissants et un accident se truquait si facilement !

Oliveira se pencha à son oreille, l’effleura de sa langue.

— Tu viens ce soir ?

— Non. Je prends des forces pour demain.

Elle murmura amoureusement :

— Nous allons faire l’amour comme des fous, j’ai une surprise pour toi. Tu verras.

Peut-être un second guesquel ?

Jorge Cortez les observait en souriant.


* * *

— Voilà votre ticket, dit la jeune employée de la Lan-Chue. L’appareil décolle à quatorze heures, soyez à l’aéroport deux heures avant. Les formalités sont toujours longues… Bon voyage.

Malko remercia et sortit de l’agence pour se mêler à la foule de la calle Augustinas. Juste en face il y avait un faux Gucci. Des objets d’une laideur affligeante portant le nom célèbre. Une plaisanterie d’Allende, perpétuée par le nouveau régime. Malko pensa avec une pointe de nostalgie au week-end avec Oliveira. C’était un risque qu’il ne pourrait prendre. Pas après l’avertissement de Jorge. En ne prévenant pas Oliveira, en lui téléphonant pour parler de ce week-end, il rassurait la D. I. N. A. Ainsi, ils penseraient avoir encore un peu de temps pour se débarrasser de lui. Il enverrait un mot à la jeune femme. De New York ou de Rio. L’univers parallèle où il vivait partiellement ne permettait pas de sentimentalité. Il avait hâte de se retrouver dans son château de Liezen, de sentir l’odeur de bois de la bibliothèque, de voir les buis taillés, d’être servi par Krisantem et surtout de retrouver la volcanique, pulpeuse, fantastique et unique Alexandra.

Qui devait trépigner en le soupçonnant des pires turpitudes. Pourvu qu’elle n’apprenne jamais l’existence des guesquels ! La santé de Malko n’y résisterait pas… Il avait hâte de voir les nouvelles tuiles qu’il avait commandées en Bohème pour refaire sa toiture. Elles valaient pratiquement leur poids d’or.

Ou de sang.

Il regrettait de ne pas avoir trouvé de place sur les Scandinavian Airlines, mais leur vol pour Rio était bourré, même en première. La Lan-Chue ne lui inspirait que médiocrement confiance. Il marcha jusqu’à l’ambassade U. S. pour revoir John Villavera.


* * *

— Le Piper sera là à sept heures, annonça l’Américain. Le pilote compte se poser à Mendoza, de l’autre côté des Andes. Quelqu’un de chez nous sera là pour accueillir Geranios, avec de l’argent et un passeport.

John Villavera jubilait. Sa lourde mâchoire semblait avoir encore augmenté de volume. Il amena Malko devant une carte murale, lui montra la route d’Ibacache. Deux lignes rouges la barraient.

— L’appareil se posera à cet endroit, précisa-t-il. Entre les bornes 7 et 8. Il doit d’abord faire un passage pour s’assurer que vous êtes là. Je lui ai signalé le type et la couleur de votre voiture. Pour éviter une erreur improbable, vous allez peindre un cercle noir sur le toit au dernier moment…

— Et la D. I. N. A. ? demanda Malko.

— C’est le week-end, expliqua Villavera. La plupart des services sont en sommeil. O’Higgins s’en va dans le Sud. Mais faites quand même attention qu’on ne vous suive pas…

Villavera fit le tour du bureau et lui serra la main longuement, les yeux brillants derrière ses grosses lunettes.

— J’enverrai un rapport extrêmement favorable à Washington, dit-il.


Accoudé à la fenêtre, Malko regardait la place de la Moneda désertée. Il ne restait plus que quelques voitures dans le parking, dont la sienne. Il était une heure moins dix. Dans dix minutes, le couvre-feu allait s’abattre sur Santiago. De très rares passants se hâtaient. Tout était fermé depuis longtemps. Ses bagages étaient prêts. Officiellement, il partait pour Viña Del Mar très tôt.

En week-end.

Il se coucha, essaya de dormir, compta les heures, les demies qui sonnaient à l’église voisine.

Il se réveilla en sursaut, sauta sur sa montre : quatre heures et demie. Il avait quand même dormi. En dix minutes il fut prêt, emportant seulement une housse à vêtements. Le hall était désert, avec un employé en train de balayer et un autre endormi à la réception. Malko sortit sur la Moneda. Il ne faisait pas encore jour. Il monta dans sa voiture, seule dans le parking, et fila, empruntant Alameda.

Sans voir âme qui vive.

Le couvre-feu était à peine levé. Il aperçut une voiture de police qui ne s’intéressa pas à lui ; dix minutes plus tard, il filait sur la route de Valparaiso. Soudain, un carabiniero surgit d’un abri à la sortie de la ville, lui fit signe de stopper.

Il freina, brusquement angoissé. Tout risquait de s’arrêter là. Le carabiniero s’avança le visage fermé et dit sévèrement :

— Señor, la vitesse est limitée à 45 sur ce tronçon. Vous n’avez pas vu les panneaux ?

Malko se confondit en excuses et repartit. Le pistolet extra-plat était dissimulé dans la housse. Le soleil commençait à se lever dans son dos, mais de grandes nappes de brouillard cachaient encore de vastes zones de paysage. On n’apercevait même pas l’aéroport, à la droite de la route. Un bus le croisa, venant de Valparaiso. À part cela, la route était totalement déserte. Comme le ciel. Malko avait beau surveiller le rétroviseur, il ne voyait rien surgir derrière lui. En partant à cette heure-là, il était certain de ne pas être suivi. Condition sine qua non à la réussite de l’opération.

En dehors du danger couru, il avait hâte de savoir si son pari allait se révéler juste, si son intuition l’avait fait revenir sur ses pas. Maintenant, il faisait grand jour, le désert était mauve.

Il avait encore une heure devant lui. Il freina brutalement, une charrette à cheval barrait la piste. Alors qu’il s’apprêtait à la contourner, des hommes armés surgirent des bosquets entourant la route. Il reconnut les traits émaciés de Carlos Geranios. Le rebelle lui adressa un salut joyeux et s’approcha de la voiture.

— Buenos dias ! Nous ne nous méfions pas de vous, mais on ne sait jamais ! Vous auriez pu être capturé hier soir et amené à dire où se trouvait notre cachette. Alors, nous avons bougé…

Malko regarda autour de lui. Il y avait une douzaine d’hommes, tous très jeunes, équipés d’armes hétéroclites, en civil, pas rasés. Plus Isabella-Margarita avec des bottes et un blue-jean. Elle aussi portait une mitraillette Beretta en sautoir. Malko s’inquiéta soudain :

— Je ne peux pas emmener tout le monde !

Carlos Geranios le rassura tout de suite :

— Les autres ne partent pas. Il y a encore du travail à faire ici. Regrouper les camarades, reformer des cellules, travailler les masses. Le régime finira par s’écrouler, nous allons l’y aider…

— Allons-y, dit Malko. Vous êtes prêt ?

— Je suis prêt, dit Geranios.

Il tendit son kalachnikov à un barbu et s’avança vers Isabella-Margarita. Elle aussi avait posé son arme. Ils s’étreignirent un long moment sans rien dire, puis s’embrassèrent furieusement.

Ils se séparèrent et Carlos Geranios se laissa tomber dans la Datsun. Il leva le poing.

— Viva El M. I. R. !

— Viva !

Le cri était sorti de toutes les poitrines. Malko se dit que la vie était étrange. Tandis que la Datsun s’éloignait, Carlos se retourna à plusieurs reprises. Isabella Margarita était toujours plantée au milieu de la route, agitant le bras.

— Je ne sais pas quand je la reverrai, dit le Chilien.

Ils roulèrent en silence. Carlos Geranios guidait Malko dans l’entrelacs des pistes du désert pour éviter de revenir sur la grande route de Valparaiso. Pas âme qui vive.

— Vous avez risqué votre vie et vous avez souffert à cause de moi, remarqua soudain le Chilien. Je n’aurais pas cru cela possible d’un agent de la C. I. A.

— Je ne suis pas un agent ordinaire, dit Malko. De plus, je crois que vous avez travaillé pour la C. I. A., vous-même.

Carlos Geranios eut un sourire désespéré.

— C’est vrai. Mais j’ai commis une erreur terrible, TERRIBLE, répéta-t-il à voix basse. Je voulais forcer Allende à accepter les revendications des travailleurs. Ils avaient besoin de manger. J’ai accepté l’argent d’où il venait, je ne pensais pas qu’Allende était si fragile. Je m’en voudrai toute ma vie. Les communistes nous accusent de nous être fait acheter. C’est faux. Nous nous sommes trompés. Nous avons toujours haï l’impérialisme du Nord.

Le silence retomba. Malko était fatigué d’un coup. La route se dédoublait devant ses yeux.

— Voilà la route d’Ibacache, dit Carlos Geranios. Tournez à droite.

Malko déboucha sur une petite route asphaltée qui filait vers le Sud. Sinuant dans le désert. Il ralentit, dépassa la borne 7. Ils étaient arrivés au lieu du rendez-vous. Il se rangea sur le bas-côté et arrêta le moteur.

Le silence était impressionnant. Un oiseau passa très haut. Un vautour. Les deux hommes descendirent. Il était six heures et demie. Il bâilla, sortit son pistolet de la housse, l’arma. Carlos avait conservé un .45 automatique glissé dans sa ceinture. Épuisé, il s’appuya à la voiture.

— Depuis que j’ai fui de l’ambassade d’Italie, avoua-t-il, je n’ai pas passé une seule vraie nuit… Vous ne savez pas ce que c’est que de ne jamais pouvoir se reposer totalement. D’être toujours prêt à bondir sur ses armes. Quand je serai à Mendoza, je vais dormir pendant une semaine.

Malko sortit le pot de peinture, un pinceau et entreprit de peindre le cercle noir sur le toit de la voiture, après avoir expliqué à Geranios de quoi il s’agissait. Puis, il examina la route. Avec inquiétude. Elle était pleine d’énormes nids de poules. Jamais l’avion n’allait pouvoir se poser. Il revint vers Carlos Geranios, essayant de dissimuler son anxiété. Le Chilien était assis par terre, accoté à la voiture. Devant l’air préoccupé de Malko, il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Malko avoua l’état de la route. Le rebelle alla voir et revint, les traits tirés.

— Il ne pourra pas se poser, dit-il sombrement. S’il y arrive, il risque de capoter en décollant.

Ils demeurèrent silencieux. Sept heures moins cinq. Trop tard pour faire quoi que ce soit. Malko prit son courage à deux mains.

— Si… vous ne pouvez pas partir, vous avez prévu quelque chose ?

Carlos Geranios secoua la tête lentement, les traits affaissés, les yeux morts tout à coup.

— Non, fit-il. Mais matériellement, cela ne poserait pas trop de problèmes. Moralement, je ne sais pas si je pourrai tenir. Il faut que je mette tout cela en sûreté…

Il montrait une sacoche de cuir fermée par un cadenas. Un sourire bref montra ses dents blanches.

— C’est pour le contenu de ce sac qu’on a voulu me tuer, dit-il.

— Que contient-il ? demanda Malko.

Carlos Geranios hésita avant de répondre.

— Les preuves que Federico O’Higgins est un agent de la C. I. A. entre autres, depuis des années. Et puis des choses qui intéressent beaucoup les Américains. Des documents sur le projet « Camelot ». Un compte rendu de la réunion du 27 juin 1970 du « comité des 40 » à Washington. Concernant le Chili. Il y avait Henry Kissinger, le directeur de la C. I. A. le député Secretary de la Défense et d’autres…

— Mais qu’est-ce que le projet « Camelot » ? demanda Malko.

Geranios sourit :

— Vous devriez le savoir. Une création de la « Division clandestine » de la C. I. A. classée comme « High-risk covert operation ». En vue de la déstabilisation du régime Allende… Tout est là.

Il frappa la sacoche de cuir.

Malko sentit son estomac se charger de plomb. Il avait peur de comprendre. Mais tout se mettait en place avec une telle clarté qu’il ne pouvait ignorer les révélations de Geranios…

— Carlos, dit-il, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela l’autre jour ?

Le Chilien secoua la tête.

— Je ne pouvais pas. Je n’avais pas assez confiance en vous.

— Est-ce que John Villavera sait que vous avez ces documents ?

— Probablement. Ceux de l’ancienne équipe étaient au courant. Ils ont essayé de les récupérer par la négociation.

— Qui vous les a procurés ?

Carlos Geranios eut un sourire las :

— Tania.

Le cercle était bouclé. Tania, agent soviétique, avait voulu compromettre le régime de Pinochet et la C. I. A. Malko regarda le ciel vide. Étreint par une angoisse inexorable. Revoyant le visage trop sage de John Villavera, représentant la Central Intelligence Agency à Santiago…

— Il faut partir d’ici, dit-il d’une voix blanche. Le plus vite possible. Retournons dans votre mine abandonnée. Cela nous laissera le temps de réfléchir.

Carlos Geranios le regarda, avec étonnement.

— Mais pourquoi ? Vous m’avez dit que…

— Je ne savais pas que vous déteniez ces documents concernant la C. I. A. Cela change tout. Fichons le camp d’ici.

Carlos Geranios ne l’écoutait plus. Il regardait le ciel vers l’est. Il tendit le bras, le visage illuminé de joie.

— Regardez !

Malko suivit la direction de son index. Un avion s’approchait de la route ; volant assez bas. Un petit appareil monomoteur. Le poids qui écrasait l’estomac de Malko se volatilisa en une fraction de seconde. John Villavera ne lui avait pas menti ! Ce qu’il venait d’imaginer n’était qu’un horrible cauchemar.

Le petit monomoteur approchait, volant à quelques centaines de mètres, parallèlement à la route. Malko se dit que le cercle noir sur le toit de la voiture était inutile. Il n’y avait pas âme qui vive à un mille à la ronde… Avec un vrombissement joyeux, le « Piper » peint en jaune passa au-dessus de leur tête. Ils lui firent signe sans arriver à voir le pilote.

— Il va revenir, s’écria Geranios. Dans cinq minutes nous serons partis.

Malko pensa à l’état terrifiant de la route et se demanda comment ils pourraient prévenir le pilote du danger. Il suivit des yeux l’avion. Celui-ci continuait à voler tout droit, sans faire mine de revenir vers eux. Malko se dit d’abord qu’il était le jouet d’une illusion d’optique. Qu’il avait déjà viré, qu’il revenait. Mais le petit point diminuait, diminuait. Le bruit du moteur aussi… Il chercha le regard de Carlos Geranios. Le Chilien était transformé en statue.

L’avion disparut dans la brume qui nappait encore les contreforts des collines. Le silence retomba dans le désert. Quelques vautours ou des condors tournaient très haut dans le ciel. Malko se rua dans la Datsun.

— Vite !

Le Chilien regardait encore l’endroit où l’avion avait disparu. Avec des larmes dans les yeux. Le rugissement du moteur le fit sursauter.

— Qu’est-ce que vous faites ? cria-t-il. Il va revenir.

— Non, cria Malko, venez !

À regret, Carlos Geranios vint s’asseoir à côté de lui. Malko démarra. Aussitôt, il tenta un demi-tour, si brutalement qu’il cala. Pendant le court instant où le moteur resta silencieux, avant qu’il ne tourne le démarreur de nouveau, son oreille perçut un bruit qui lui glaça les veines. Abandonnant le volant, il se rua hors de la voiture.

— Attention, Carlos !

Carlos Geranios ne comprenait plus. Serrant contre lui sa sacoche en cuir, il ressortit de la voiture. Malko tendait le bras vers l’horizon au nord-est. Son œil exercé distinguait un point qui se rapprochait dans le ciel à toute vitesse, volant très bas. Dont le grondement l’avait alarmé lorsqu’il avait calé… Un Jet de combat.

Malko regarda autour de lui. Les fossés bordant la route étaient peu profonds, le désert plat comme la main… Soudain, il aperçut à une centaine de mètres une grande faille d’origine volcanique, ce que les Chiliens appellent des « quebradas ». Il se mit à courir, entraînant Carlos Geranios. Ils plongèrent en même temps dans la rocaille au milieu des cactus, alors que le hurlement du Jet devenait assourdissant.

Une série d’explosions sèches, suivies d’une explosion plus forte. Le grondement du Jet s’éloignait. Malko se hissa au bord de la quebrada et regarda à l’extérieur. Ce qui restait de la Datsun brûlait sur la route, les portières projetées à plusieurs mètres. Le Jet n’était plus qu’un petit point contre la montagne.

— S’il a vu que nous n’étions pas dans la voiture, dit Malko, il va revenir nous achever jusqu’à ce qu’il ne reste rien de nous…

Serrant sa serviette de cuir contre lui, Geranios fixait le ciel. Avec une lenteur exaspérante, le Jet, un mirage chilien grimpa dans le ciel, accomplissant une gracieuse arabesque, brillant dans le soleil levant. Puis, avec grâce, il glissa sur l’aile, revenant vers eux. Avec la colonne de fumée noire montant dans le désert, il aurait fallu que le pilote soit aveugle pour rater sa cible. Malko pensa avec une rage insoutenable au cercle de peinture noire conseillé par John Villavera… Ce qui s’appelait donner des verges pour se faire battre.

Ils replongèrent dans la faille, sans souci des cactus qui les écorchaient. Le hurlement du réacteur se rapprochait. Ils cessèrent de respirer, tous leurs muscles contractés… De nouveau, le staccato des canons à tir rapide déchira leurs oreilles, suivi des explosions des projectiles. Mais aucun ne les approcha. Ils se redressèrent. Le « mirage » montait tout droit dans le ciel. Le pilote avait seulement tiré une rafale de sécurité dans le magma qui brûlait sur la route. Malko et Geranios restèrent rigoureusement immobiles tandis qu’il tournait en rond, probablement pour s’assurer que plus rien ne vivait dans la voiture incendiée. Le cœur de Malko battait la chamade.

Après quelques minutes qui durèrent des heures, le « mirage » piqua vers le nord-est, d’où il était venu. Aussitôt, ils jaillirent de la quebrada, arrachèrent les piquants de cactus incrustés dans leur peau et leurs vêtements, blêmes. Les mains de Carlos tremblaient. Malko était déchiré entre une rage aveugle et une terreur rétrospective.

— Ils vont venir chercher nos cadavres, dit-il.

Загрузка...