Malko arrêta la Datsun derrière l’ambulance stoppée en double file et se dirigea vers l’entrée de la clinique. Tranquillement, mais l’estomac contracté, il en poussa la porte. Le couloir était assez sombre, à sa gauche se trouvait un box vitré qu’on ne peut voir de l’extérieur. Deux hommes en civil s’y trouvaient. L’un d’eux, en voyant Malko, quitta sa place et sortit dans le couloir, lui barrant le chemin.
— Señor ?
Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’avait pas une tête d’infirmier…
— J’ai rendez-vous avec le lieutenant Pedro Aguirre, dit Malko. À cinq heures.
Il était cinq heures moins dix.
— Le lieutenant Pedro Aguirre ? répéta le civil. Je ne connais pas. Ici, c’est…
— Renseignez-vous, dit sèchement Malko.
L’autre le toisa, indécis, puis, visiblement troublé, hocha la tête.
— Attendez ici señor.
Il rentra dans le box vitré, ferma la porte et s’approcha d’un téléphone. Malko ne le quittait pas des yeux. D’après Oliveira. Aguirre travaillait la nuit, donc il ne devait pas être à la D. I. N. A. dans la journée… S’il tombait dessus, il avait une explication toute prête. La conversation au téléphone se prolongeait. Bon signe. Enfin, le civil raccrocha et revint vers lui. L’air ennuyé.
— On ne peut pas joindre le lieutenant Aguirre, dit-il. Mais s’il vous a donné rendez-vous, il va sûrement venir. Je vais vous montrer où vous pouvez l’attendre.
Malko le suivit au bout du couloir. Ils tournèrent, entrèrent dans une petite pièce avec quelques chaises. Le civil y laissa Malko et referma la porte.
Quelque chose venait de se glacer en lui, lui rendant tout son sang-froid. Le message jeté par la vieille motocycliste n’avait pas menti. Cette « clinique » était bien un centre de la D. I. N. A. Quelque chose le frappa d’ailleurs : il manquait l’odeur caractéristique des établissements hospitaliers. Maintenant, il fallait vérifier le dernier point. Et il n’avait pas beaucoup de temps. Il se leva, ouvrit doucement la porte, regarda autour de lui. Quelques mètres plus loin, devant l’entrée d’un escalier menant au sous-sol, deux carabinieros étaient assis sur des tabourets, leur fusil d’assaut S. I. K. entre les jambes.
Tout doucement, Malko s’avança dans le couloir, allant dans la direction opposée, jusqu’à ce qu’il soit hors de vue. Puis il fit demi-tour et revint en marchant sans se cacher. De façon que les soldats aient l’impression qu’il venait du premier étage. En voyant Malko, ils se levèrent avec ensemble. Il les toisa et demanda sèchement :
— Le lieutenant Aguirre est déjà en bas ?
Un des soldats secoua la tête.
— Je n’ai vu personne. Mais, señor, qui…
— Vous, accompagnez-moi, dit Malko. Vous, restez là. Dès que le lieutenant Aguirre arrivera de la calle Londres, dites-lui que le major Salto est déjà là.
Les carabiniers hésitaient, décontenancés. Le ton de commandement de Malko les impressionnait. En principe, tous ceux qui se trouvaient dans la « clinique » appartenaient à la D. I. N. A. ou à l’armée. Beaucoup d’officiers se mettaient en civil.
Au sous-sol se trouvaient les cellules. Ils n’étaient là que depuis le matin et ne connaissaient pas tout le monde. Les rotations se faisaient la nuit, pendant le couvre-feu, pour qu’on ne voie pas les uniformes. Le jour, les carabinieros avaient l’interdiction formelle de se montrer dehors, sous peine de se retrouver à Ritoque.
— Vamos, répéta Malko d’un ton impatient.
Docilement l’un des deux soldats s’engagea dans l’escalier, son fusil à bout de bras. Malko lui emboîta le pas. L’autre se rassit sur son tabouret.
Ils arrivèrent en bas. Le soldat frappa à une porte et se retourna vers Malko.
Celui-ci glissa la main sous sa veste, sortit son pistolet extra-plat d’un geste parfaitement naturel et en enfonça le canon dans la gorge du carabinier.
— Silencio, dit-il à voix basse, si no te mata.
De la main gauche, il lui arracha son fusil et le posa contre le mur. Médusé, l’autre n’avait pas encore retrouvé la voix. Malko ouvrit la porte, poussant le carabiniero devant lui d’une bourrade.
Il aperçut un civil assis sur une chaise derrière une table de bois en train de lire un illustré. Celui-ci leva la tête, vit le pistolet de Malko braqué sur lui.
Une douzaine de portes s’ouvraient sur un couloir central, derrière la table.
Les traits du civil s’étaient affaissés. Il n’était pas rasé, ne portait pas d’armes, était gras, assez âgé. Ses yeux allaient de Malko au carabiniero, pleins d’incompréhension.
— Dans quelle cellule est Tania Popescu ?
Ou le gardien ne le savait pas, ou il était trop médusé pour répondre. Malko sans les quitter des yeux se dirigea vers la première porte.
Elle s’ouvrit sans difficulté. Il n’y avait personne à l’intérieur.
Du geste, il fit signe aux deux hommes de s’approcher, les y poussa et referma un énorme verrou extérieur. Puis il alla à la seconde porte, tourna le verrou, identique sur toutes les portes, ouvrit. Deux hommes étaient étendus à même le sol, au milieu de leurs excréments, couverts de sang, dans une odeur effroyable. Malko laissa la porte ouverte, au bord de la nausée. Il ne bougèrent même pas. Deux autres pièces étaient vides. Une troisième contenait six prisonniers assis par terre, le dos au mur, les mains enchaînées, les unes aux autres. Ils levèrent un regard atone sur Malko, le prenant visiblement pour un des bourreaux de la D. I. N. A.
— Tania ? demanda-t-il. Tania Popescu ?
Ils ne répondirent pas. Dans la cellule suivante, une femme jeune, aux vêtements déchirés, du sang coulant le long de sa jambe, gémissait faiblement, les yeux fermés. Peut-être celle qu’il avait vue amener dans l’ambulance… Il faillit vomir. En ressortant, il entendit des bruits d’appels et de pas dans le couloir du rez-de-chaussée. On se demandait où il était passé. Il lui restait peu de temps.
Des bruits de bottes ébranlèrent l’escalier. Il restait trois portes. Il risquait de ne pas avoir le temps de les ouvrir toutes. S’il ne trouvait pas Tania, un doute subsisterait. C’était la dernière occasion… Il choisit la dernière porte à droite, rabattit le battant au moment où la porte desservant le couloir s’ouvrait violemment.
Une ampoule nue brillait au plafond.
Une forme humaine était tassée dans un coin, au milieu d’une odeur innommable, le visage si enflé qu’on la reconnaissait à peine, la tête pendant sur sa poitrine, une écuelle posée devant elle comme pour un animal. Les cheveux sales pendaient, collés de sueur et de sang. Le nez était comme une pomme de terre. Brisé. La poitrine était celle d’une vieille femme, flasque, marbrée de coups. Tania tourna lentement la tête vers Malko. Son regard atone le traversa sans qu’il voie si elle le reconnaissait.
Les hurlements et le martèlement des bottes força Malko à se retourner au moment où la meute se jetait sur lui.
Malko, submergé par les uniformes et les civils, tomba sous les coups. Sa dernière pensée, avant de s’évanouir, fut qu’ils ne le tueraient sûrement pas tout de suite.
Ce sur quoi il avait compté.