Une jeune femme surgit de l’escalier traversant le club et s’arrêta un instant, examinant ceux qui se trouvaient sur la terrasse.
Style hippie de luxe, des galoches au talon interminable, la besace de toile pendue à l’épaule, une Seïko sport au poignet. Le jean délavé moulant des hanches étroites et une croupe cambrée. Les cheveux noués en chignon, le nez retroussé et impertinent et le chemisier de soie étaient là pour rappeler sa véritable appartenance sociale. Passant près de Malko, elle lui adressa un long regard curieux, presque provocant, dépassa une demi-douzaine de vieux messieurs respectables et croulants, de ceux que les Chiliens appellent des « momias », et s’installa seule à une table… Malko éprouva un petit frisson agréable dans la colonne vertébrale. Depuis son arrivée à Santiago, la veille, il avait noté l’effronterie avec laquelle les femmes dévisageaient les hommes. Bien différentes des autres pays d’Amérique latine. Ses yeux dorés, son élégance discrète, son allure fauve, à mi-chemin entre la nonchalance et la tension, n’expliquaient pas tout. Il détourna la tête à regret. N’étant, hélas ! pas venu au bout du monde pour courir la gueuse.
— Elle est ravissante, non ? remarqua John Villa.
— Adorable, approuva Malko.
La ravissante inconnue s’intégrait parfaitement à l’atmosphère luxueuse et un peu surannée du club « Los Leones », joyau du Barrio Alto, le quartier résidentiel de Santiago. Les salons étaient dignes d’un club anglais, le service impeccable et, au pied de la terrasse, s’étalait un parcours de golf, somptueusement entretenu. Ilot de luxe dans cette ville de misère. À un kilomètre de là, à vol d’oiseau, les pauvres des « poblaciones » vendaient leurs dernières hardes pour pouvoir acheter un peu de pain rassis, tentant sans espoir de rattraper l’inflation galopante. Comme l’avait déclaré la veille, sans aucun humour, un porte-parole de la Junte, la situation économique était en progrès sensible de 500 %, l’inflation était passée à seulement 375 %.
Un garçon s’approcha, discret et craintif. Seuls les privilégiés du nouveau régime fréquentaient « Los Leones ».
— Pisco-sour ? demanda John Villavera.
L’apéritif type du Chili. Sorte d’alcool blanc, servi glacé. Malko acquiesça.
La lourde mâchoire chevaline qui déséquilibrait le visage anguleux du chef de station de la C. I. A. à Santiago semblait déjà mastiquer. Avec ses grosses lunettes d’écaille et son allure un peu gauche, il avait l’air d’un professeur en rupture de banc. Parlant parfaitement espagnol, il semblait connaître tout Santiago. Il se levait pour chaque nouvel arrivant, échangeait des abrazos ou des poignées de main. À l’aéroport, son nom avait fait des miracles… Une limousine attendait Malko pour le conduire directement au vieux Sheraton-Carrera, en plein centre de la ville, en face du palais de la Moneda où Allende avait trouvé la mort, maculé des traces de bombes et désormais inhabité. Un engin étonnant : une Lincoln Continental noire qui extérieurement était semblable à n’importe quelle autre voiture. Mais celle-là avait été spécialement commandée à Ford par la Central Intelligence Agency au prix spécial de 45 000 dollars. Les glaces avaient trois centimètres d’épaisseur et pouvaient résister à des rafales de mitraillette tirées à bout portant. Un bouton, sous le volant, permettait en quelques secondes d’inonder le véhicule de neige carbonique. Mais le plus étonnant était l’arrière. Le toit était fixé par quatre rivets explosifs. En pressant sur un des accoudoirs, on le faisait sauter et la banquette arrière s’éjectait automatiquement… Cela, au cas où la voiture aurait les portières bloquées. Avec cela, le chef de station de la C. I. A. pouvait se promener tranquille…
John Villavera avait immédiatement reçu Malko dans son bureau de l’ambassade américaine, qui se cachait bizarrement en ville du seizième au vingtième étage d’un immeuble hideux en face du Sheraton-Carrera. Une superbe plaque de cuivre ornait la porte « Wild Life Fund ». Officiellement, John Villavera se trouvait au Chili pour étudier la protection des espèces en voie de disparition…
Il était également attaché culturel de l’ambassade.
Sa cordialité envers Malko avait été exemplaire. Michael Burrough, patron de la Western Hemisphère Division, l’avait averti que le C. O. S. de Santiago lui révélerait sur place l’objet de sa mission. John Villavera s’était montré très évasif, la veille, assurant Malko que rien ne pressait, qu’on verrait le lendemain.
Santiago était une ville d’une laideur prodigieuse. Un mélange de Detroit et de Buenos Aires, avec des rues tristes et bruyantes, des boutiques vides, un ciel bas et gris, des immeubles massifs et noirâtres. Le contraste était saisissant entre l’animation de la journée et le calme pesant de la nuit.
Pris d’insomnie à cause du décalage horaire, Malko, de sa fenêtre, en pleine nuit, avait observé la place de la Moneda, déserte et silencieuse, les rues vides, l’immense tour inachevée de la télévision, qui brillait de mille lumières rouges.
C’était Pompéi.
Une peur diffuse recouvrait Santiago d’une chape de plomb dès que la circulation cessait, après le couvre-feu. Le jour, les restaurants étaient vides.
Comme si les riches avaient honte de leur victoire sur Allende… Le « Los Leones » était le premier endroit agréable que Malko voyait. Dès que le garçon se fut éloigné, il demanda :
— Vous étiez là lorsque Allende…
John Villavera secoua vivement la tête.
Non, non, je suis arrivé il y a huit mois. Toute l’équipe a été changée.
Malko se permit un sourire :
— Cela a coûté cher ? demanda-t-il.
John Villavera leva des yeux innocents.
— Quoi ?
— Le renversement d’Allende ?
L’Américain prit l’air profondément choqué.
— Vous savez, fit-il, tout ce qu’on raconte n’est pas très vrai. La « company » n’a pas joué un rôle très important. Nous avons seulement aidé à la « déstabilisation » d’un régime qui lésait gravement les intérêts américains et qui menait le pays à la faillite. Tout manquait. Un de mes amis, qui séjournait à Santiago à l’époque, était obligé de mettre son dentifrice dans le coffre-fort de l’hôtel lorsqu’il sortait ! C’était devenu une denrée aussi précieuse que l’or. Quant à l’équipe au pouvoir actuellement, ils ne sont pas les monstres que l’on décrit. Des militaires de carrière un peu dépassés par les événements… Mais honnêtes, profondément honnêtes.
Un ange passa, voletant de travers. Déstabilisé. Malko se souvint de tout ce qu’il avait lu sur le Chili.
— On a quand même un peu déstabilisé à titre définitif remarqua-t-il.
— Il y a eu quelques bavures, reconnut John Villavera. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Le tout, c’était de ne pas être la mauvaise coquille.
— D’ailleurs, ajouta l’Américain, il est certain que les exécutions qui ont eu lieu ont réduit les chances de guerre civile…
C’était un point de vue… Le garçon déposa devant Malko un bol rempli d’un liquide incolore où flottaient de grosses choses jaunâtres ressemblant à des limaces…
— Qu’est-ce que c’est ? fit Malko, inquiet.
— Des oursins. Ici, ils sont énormes ! On les mange en soupe.
Malko goûta. C’était délicieux.
Il tourna la tête, rencontra le regard de la jeune hippie. Posé sur lui.
— Vous connaissez cette fille ? demanda Malko.
John Villavera eut un sourire complice, baissa la voix.
— De vue seulement. Elle s’appelle Oliveira Chunio. C’est la fille d’un colonel. Elle est divorcée, je crois.
Malko se demanda s’il n’allait pas lui faire porter quelques oursins. Mais il fallait d’abord se mettre au travail.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il. En dehors de séduire cette ravissante créature ?
John Villavera redressa sa courte taille, jeta un coup d’œil autour de lui. Mais il n’y avait que les « momies »…
— C’est une mission très délicate, commença-t-il. C’est moi qui ai demandé à Langley quelqu’un ayant du tact et du métier pour la mener à bien…
Malko se raidit imperceptiblement. Le flatteur vit toujours aux dépens du flatté.
— Mais encore ?
— Durant les mois qui ont précédé la chute d’Allende, continua l’Américain, un Chilien nous a rendu de très grands services. Un membre du M. I. R. qui s’opposait à la politique d’Allende. Il a accepté de distribuer aux camionneurs en grève les fonds dont ils avaient besoin pour continuer leur mouvement. Inutile de vous dire qu’ils en ignoraient la provenance…
— Évidemment…, fit Malko. J’espère que vous avez récompensé cette aide comme elle le méritait.
— Malheureusement, nous n’avons pas été à même de le récompenser, soupira Villavera. Cet homme se trouvait sur les listes de la D. I. N. A., la police politique de la Junte, en raison de son appartenance au M. I. R., mouvement d’extrême gauche. On l’accuse d’avoir participé à l’élaboration du plan « Djakarta », qui prévoyait l’assassinat de tous les officiers de droite. La Junte a mis sa tête à prix…
Malko fronça les sourcils, sceptique :
— Vous devez avoir votre mot à dire…
John Villavera hocha douloureusement la tête.
— Les Chiliens sont très susceptibles, cependant nous avions réussi à faire réfugier ce Carlos Geranios à l’ambassade d’Italie et même à lui faire obtenir un laissez-passer de la Junte pour qu’il puisse gagner le Venezuela, ce qui arrangeait tout le monde.
— Sûrement, dit Malko, sans se compromettre. Et alors ? Il n’a pas voulu partir ?
— Il s’est passé quelque chose d’imprévu, dit John Villavera, un incident regrettable… Des policiers, pris de boisson, sont venus jeter dans le jardin le corps d’une jeune femme qu’il connaissait. Il a pris peur et, la veille de son départ, il s’est enfui de l’ambassade sans qu’on sache même comment. Probablement caché dans une voiture…
— Eh bien, c’est parfait, remarqua Malko, il va bien se débrouiller pour sortir du Chili.
L’Américain secoua la tête.
— J’ai peur que non. La D. I. N. A. est terriblement efficace. Ils vont sûrement le retrouver et il risque de gros ennuis…
John Villavera était le roi de la litote…
— Aussi je voudrais que vous le retrouviez afin de le mettre à l’abri, suggéra l’Américain. Je sais que ce n’est pas facile, mais je vous aiderai de tous mes moyens. Il faut faire vite. Il peut être arrêté à chaque seconde. Ensuite, il sera trop tard… Souvenez-vous, en Bolivie, la « Company » ne voulait pas que les Boliviens exécutent Che Guevara. Ils l’ont liquidé quand même.
Malko connaissait l’histoire et savait qu’elle était vraie. L’agent américain de la C. I. A. qui avait aidé à l’arrestation du « Che » s’était ensuite battu pour qu’il ait la vie sauve. En vain. Les Boliviens l’avaient exécuté et ensuite enterré dans un endroit secret. Ils avaient même liquidé l’officier qui connaissait l’emplacement de sa tombe, pour plus de sûreté. Côté férocité, les Sud-Américains de droite ou de gauche étaient de beaux candidats pour la médaille d’or de la cruauté.
— Pourquoi ne vous en occupez-vous pas vous-même ? demanda Malko.
John Villavera eut un sourire crispé.
— Trop risqué. Je ne veux pas avoir l’air de contrer ouvertement les gens de la Junte avec qui j’ai de bons rapports. Ils sont très susceptibles sur le chapitre de la politique intérieure. S’il y avait des « frictions » au sujet de ce Geranios, ma position ne serait pas aussi inconfortable, après que vous auriez pris l’affaire en main, puisque je ne m’en occupe pas officiellement.
On ne pouvait être plus prudent…
Malko fixa la grande carte épinglée au mur :
— Mais où diable voulez-vous que j’aille chercher ce Geranios ? S’il est aussi recherché que vous le dites, il doit se cacher soigneusement. En admettant qu’il soit encore à Santiago.
— Évidemment, admit Villavera, mais j’ai un contact à vous donner. Un Chilien qui sait peut-être où il se trouve. Il faut lui faire savoir que vous voulez l’aider, le faire sortir du pays. Une fois qu’on l’aura retrouvé, ce sera facile. Je m’en charge. Je vais vous donner le nom et l’adresse de « Chalo » Goulart, un vieux monsieur charmant. Du temps d’Allende, il a accepté de transporter des fonds pour les camionneurs. Bien entendu, ne mentionnez pas mon nom. Dites que vous venez directement de Washington. Les gens, ici, sont…
L’Américain se tut brusquement. Malko tourna la tête, suivant la direction de son regard.
Trois hommes venaient d’apparaître sur la terrasse. Deux étaient des militaires en impeccable uniforme kaki, avec de hautes bottes vernies, une casquette plate, une mitraillette Beretta serrée contre eux, le visage inexpressif. Ils encadraient un civil beaucoup plus petit qu’eux, vêtu d’un costume clair, le bras droit replié contre sa poitrine, comme s’il était blessé. Il adressa un sourire joyeux à John Villavera et vint vers eux. Malko se dit qu’il ressemblait étrangement à l’acteur Peter Lorre, qui avait jadis incarné le fou meurtrier dans « M. Le Maudit » de Fritz Lang, avec ses cheveux noirs rejetés en arrière, ses yeux globuleux, son sourire un peu trop forcé et vaguement abject, sa bouche molle aux lèvres trop pâles.
John Villavera se leva, présenta Malko.
— Son Excellence le colonel Federico O’Higgins. Le Chilien tendit sa main gauche. Malko s’aperçut que la droite était recouverte d’un gant de laine noire en dépit de la chaleur, et qu’il serrait entre ses doigts quelque chose qui ressemblait à un transistor. Étrange…
Le colonel attira une chaise à lui et s’assit, tandis que ses deux gardes du corps restaient debout, fixant le golf d’un air absent. Il sourit à Malko et demanda, en très bon anglais :
— Nouveau venu à Santiago ?
John Villavera dit aussitôt :
Le prince Malko a été envoyé de Washington par le State Department afin de rédiger une note d’information sur la situation à Santiago. Pour une commission du Congrès.
Le colonel Federico hocha la tête, d’un air entendu. Ses joues flasques tremblotèrent légèrement.
— Ce n’est pas si mauvais que cela, dit-il. Nous avons encore de nombreuses difficultés, mais avec l’aide de Dieu, cela s’arrangera. C’est tout à fait calme maintenant.
— Vous avez pourtant maintenu le couvre-feu ? Remarqua Malko.
Les yeux globuleux se posèrent sur lui avec une expression de bonté presque angélique.
— Nous voulions le lever, affirma le colonel O’Higgins. Mais lorsque la nouvelle a été annoncée, nous avons reçu des centaines de lettres de femmes nous demandant de le maintenir ! Expliquant que, grâce au couvre-feu, leurs maris restent enfin à la maison, ne passent pas leurs nuits à boire ou à courir les filles. Alors, nous avons cédé à la demande populaire…
Malko en resta sans voix. C’est la première fois qu’il envisageait le couvre-feu comme une mesure de caractère social. L’officier chilien eut un sourire encourageant.
— Venez me voir à l’Edificio Diego Portales. Je serais heureux que vous me communiquiez vos impressions sur le Chili.
Il se leva et s’éloigna vers l’autre bout de la terrasse, escorté de ses deux cerbères bottés. Malko le suivit des yeux. Quelque chose d’indéfinissablement dangereux se dégageait de son insolite silhouette tirée à quatre épingles. Il s’arrêta près de la table où déjeunait la fausse hippie qui se leva et lui serra la main.
— Qui est-ce ? demanda Malko.
John Villavera eut un sourire un peu embarrassé.
— Le chef de la D. I. N. A. Un homme charmant, très proaméricain.
— En effet, fit Malko, il ne porte pas un nom très chilien.
Le patron de la C. I. A. acquiesça.
— Oh ! ici, c’est courant, il y a eu beaucoup d’immigrés européens. Tous les noms ne sont pas hispaniques…
— Qu’a-t-il à la main ?
— Il a été blessé, il y a longtemps. On a dû lui retirer l’artère du bras droit. Depuis, il souffre le martyre, sa main est complètement nécrosée. Il doit tenir sans cesse une bouillotte pour la réchauffer un peu… C’est pour cela qu’il la protège par un gant de laine. Un jour, il faudra l’amputer. Il a fait venir du Japon une mini-bouillotte à piles qu’il ne quitte jamais. Il est très courageux, il ne se plaint pas…
Le garçon apporta des churrascos qui ressemblaient furieusement à de la semelle. Le colonel O’Higgins s’inclina devant la jolie blonde et continua son chemin. Presque aussitôt, la hippie se leva, prit sa besace, passa devant leur table, décochant de nouveau un coup d’œil insistant à Malko et disparut.
John Villavera se pencha aussitôt sur Malko.
— Vous lui avez tapé dans l’œil. C’est une des plus jolies filles de Santiago. Un caractère de cochon. Elle a voulu être chanteuse. Elle faisait un numéro au cabaret du Sheraton. Son père a été si furieux qu’il a fait fermer la salle pour une semaine. À dix-sept ans, elle s’était mariée avec un gros propriétaire du Sud qui lui a fait deux enfants sans même retirer ses bottes. Ensuite, elle est retournée vivre chez son père.
Malko pensa soudain à un fait bizarre.
— Vous n’avez pas eu de réfugiés à l’ambassade américaine ? demanda-t-il.
John Villavera secoua la tête lentement.
— Non.
— Comment cela se fait-il ?
L’Américain haussa les sourcils en une mimique d’incompréhension.
— Je… La politique de notre gouvernement est très stricte, n’est-ce pas… Nous ne pouvons pas accueillir de réfugiés politiques hors quota. Les gens devaient le savoir…
Malko retint un sourire incrédule.
— Donnez-moi l’adresse de ce Chalo, dit-il. Je vais aller le voir.
La hippie bronzée était là, besace à l’épaule, appuyée à une voiture en stationnement, à l’entrée de la rue qui filait vers le centre. En voyant la Datsun de Malko, elle s’avança légèrement sur la chaussée et leva le pouce, du geste bien connu des auto-stoppeurs !
Malko freina. Plus qu’agréablement surpris. Elle était bien partie depuis vingt minutes.
Elle ouvrit la portière, pencha son visage bronzé, inexpressif, demanda en anglais :
— Pouvez-vous me déposer à Providencia ?
Malko l’aurait volontiers emmenée jusqu’en Terre de Feu. Providencia, c’était les Champs-Élysées de Santiago, la grande avenue qui montait du centre de la ville jusqu’au cœur du Barrio Alto.
— Avec plaisir, dit-il sincèrement.
Elle se laissa tomber à côté, exhalant un léger parfum, très à l’aise, comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
— Vous faites souvent du stop ? demanda Malko.
— Oh oui. Ici, c’est courant. Il n’y a pas assez de bus. Ma voiture est cassée en ce moment…
Son regard examina Malko. Aigu. Sûr de lui.
— Vous n’habitez pas Santiago ?
— Exact, fit Malko. Comment le savez-vous ?
La jeune femme effleura d’un doigt léger son blazer de velours noir.
— À ça ; ici, au Chili, nous n’en avons pas.
Il remarqua qu’elle avait les ongles coupés très court, presque rongés. Son regard glissa jusqu’à la petite poitrine qui se dessinait sous le chandail, remonta au visage volontaire, bronzé, fin et sensuel. Déjà, il tournait dans Providencia.
En descendant la large avenue, il aperçut des grappes de filles très jeunes, en chaussettes blanches et jupes plissées, mais le visage précocement provocant et maquillé, qui levaient le pouce au bout du trottoir. La passagère de Malko eut un sourire en coin.
Si vous voulez lever une « lola ».
— Qu’est-ce que c’est qu’une « lola » ? demanda Malko, amusé.
— Une minette. Il y en a des dizaines sur Providencia.
— Le silence retomba. Cinq minutes plus tard, la hippie se tourna vers Malko.
— Vous m’arrêtez là, s’il vous plaît. Juste avant le prochain feu rouge.
Il obéit, stoppa près du trottoir. Sa passagère sourit, montrant des dents éblouissantes, tendit le bras vers une boutique de mode.
— Je travaille là. Chez Palta. Si vous avez une petite amie, il faut venir lui acheter des choses. C’est la meilleure boutique de Santiago.
— Je n’ai pas de petite amie, dit Malko. Je suis arrivé hier.
La main sur la poignée de la portière, elle sembla hésiter. Malko croisa son regard. Elle avait des prunelles étonnantes. D’un bleu très sombre sur le pourtour. Elles devenaient très claires en allant vers le centre, presque blanches. On aurait dit des yeux d’oiseau de nuit.
— Si vous voulez, dit-elle soudain, je donne un dîner ce soir.
Malko ne put s’empêcher de sourire.
— Vous invitez souvent des inconnus ?
Elle haussa les épaules, très décontractée. Vous étiez au club, non ?
Sous-entendu, déjeunant au Los Leones, vous ne pouvez pas être un voyou.
— J’accepte avec plaisir, dit Malko, mais malheureusement je n’ai pas de cavalière.
— Aucune importance, dit-elle d’une voix égale. Il y aura beaucoup de jolies filles.
Elle tira un carnet et un stylo de sa besace, griffonna sur une feuille qu’elle tendit à Malko. Il y avait un nom, Oliveira Chunio et une adresse 120 Amerigo Vespucci.
— Ce soir à huit heures. C’est dans Vitacura, pas loin du club. À propos, comment vous appelez-vous ?
— Malko. Prince Malko Linge. Je suis autrichien.
De nouveau, son sourire éclaira son visage bronzé. D’un geste naturel, elle se pencha et l’embrassa sur la joue, si maladroitement qu’elle frôla la commissure de ses lèvres.
— À ce soir.
Elle sauta hors de la Datsun, fit claquer la portière et s’éloigna de sa démarche dansante. Malko redémarra. Heureux.
Les sourcils très noirs contrastaient étrangement avec les cheveux d’un blanc presque neigeux. Malko se dit que « Chalo » Goulart n’avait pas loin de soixante-dix ans…
Debout sur le perron de sa petite maison, un embonpoint discret maintenu par un gilet à l’ancienne mode, il examinait Malko avec sympathie.
L’air cossu et honnête.
— Señor ?
— Êtes-vous Chalo Goulart ? demanda Malko.
Un sourire accueillant éclaira le visage du Chilien.
— C’est moi. À qui ai-je…
— Prince Malko Linge. Je ne pense pas que vous me connaissiez, se hâta de dire Malko. J’ai eu votre nom par un haut fonctionnaire du State Department à Washington. J’aimerais vous entretenir d’une affaire confidentielle.
— Entrez, fit-il.
Sans hésiter.
Malko pénétra dans un intérieur qui sentait un peu le moisi, un petit salon sans fantaisie. Les murs disparaissaient sous de curieux tableaux surréalistes, un peu dans le style Dali. Des femmes étranges dans des décors aux couleurs bariolées.
« Chalo » Goulart disparut, revint avec une bouteille de cognac de Lagrange… et deux verres. Avec des gestes mesurés, il versa l’alcool puis s’assit en face de Malko.
— Que puis-je pour vous, Señor ?
— Je cherche à entrer en contact avec un certain Carlos Geranios, dit Malko. Je crois que vous l’avez bien connu.
Le vieux monsieur resta le verre en l’air. Sincèrement surpris.
— Carlos Geranios, mais il s’est réfugié à l’ambassade d’Italie.
— Il n’y est plus, corrigea Malko.
Il raconta l’histoire du militant du M. I. R. Le vieux monsieur l’écoutait pensivement. Il hocha la tête, et laissa tomber avec tristesse :
— Les gens de la D. I. N. A. sont très brutaux. Parfois, je me demande si nous avons eu raison de faire ce que nous avons fait. On raconte des histoires horribles.
Il semblait dépassé, plein de doute.
— Pouvez-vous m’aider ? demanda Malko.
Chalo Goulart but une gorgée de son cognac.
— Je voudrais bien aider Geranios, dit-il, mais je ne sais pas où il se trouve. – Mais je connais une personne qui peut-être, le sait. Si c’est pour son bien, elle nous aidera. Il faudrait que vous reveniez me voir demain… Elle est à Viña Del Mar jusqu’à ce soir. Mais je dois dîner avec elle…
Malko regardait les tableaux.
— C’est vous qui peignez ? J’aime beaucoup.
« Chalo » Goulart rit :
— Oh non ! C’est une amie. Je lui dirai, cela lui fera plaisir !
Malko changea de conversation :
— Vous avez participé au renversement d’Allende, je crois ?
Un sourire presque enfantin éclaira le visage ridé.
— Oh, bien peu ! J’allais au Brésil chercher des fonds que je remettais ensuite à Carlos Geranios. Il les distribuait aux grévistes. C’était toujours des sommes importantes. Plusieurs dizaines de milliers de dollars, en billets. (Il eut un petit rire.) Heureusement que je suis honnête ! On ne comptait pas.
— Vous n’avez jamais été arrêté ?
Le vieil homme secoua la tête.
— Oh, non, ils étaient très désorganisés.
Malko ne comprenait pas.
— Le M. I. R. est un mouvement d’extrême gauche, n’est-ce pas ? Pourquoi Geranios travaillait-il avec la C. I. A. ?
« Chalo » Goulart eut un bon sourire.
— Il voulait forcer Allende à faire une politique plus à gauche. Il me disait que les Américains gaspillaient leur argent, que le M. I. R. finirait par gagner. Et, comme j’aidais la cause de la Révolution, qu’il me protégerait parce que j’étais un bourgeois. (Il rit.) Maintenant c’est moi qui vais le protéger. Il s’était trompé.
Malko se leva.
— Je suis au Sheraton-Carrera, dit-il. Pouvez-vous m’appeler demain ? Dès que vous aurez pu contacter cette personne ?
— Il vaut mieux que vous veniez, proposa « Chalo ». Vers la même heure. Nous dînerons ici. Mon amie fera la cuisine. Elle adore cela.
Il raccompagna Malko jusque dans la rue calme et ce dernier remonta dans sa Datsun de location. Avant de rentrer, Chalo lui dit à voix basse :
— Soyez très discret.
Malko promit.
Il redescendit vers le centre, suivant la rivière à sec qui serpentait le long de Providencia. Les rues du centre se coupaient à angle droit, à l’américaine, animées et tristes, bordées d’immeubles vieillots. Souvent on voyait encore la trace de plaque de cuivre hâtivement dévissée lors du changement de régime. Malko se perdit et échoua dans les embouteillages de l’avenida Alameda, défoncée par les travaux du futur métro.
Le parking devant la Moneda était bourré comme d’habitude.
Il se gara dans une rue transversale au risque de faire enlever sa voiture par la police. Il avait juste le temps de se changer avant son rendez-vous. Deux petites cireuses, qui pullulaient dans les rues de Santiago, le poursuivirent jusque dans le hall à colonnes du Sheraton.
— Champagne-framboise ?
Malko prit l’énorme verre ballon des mains d’Oliveira. Tout le fond était tapissé de framboises fraîches. Il croisa le regard bleu plein d’intensité de son hôtesse. Elle avait troqué sa tenue hippie pour une robe gitane de soie imprimée sous laquelle elle ne portait pratiquement rien. Ses petits seins jouaient sous la soie, provocants et pleins d’arrogance. Elle avait changé sa Seïko sport contre une plus petite, or et acier.
La maison bâtie dans le style colonial était entourée d’un grand jardin. Près d’une cinquantaine de personnes buvaient, discutaient ou dansaient dans les deux salons et le patio. La plupart assez jeunes. Des filles en pantalon trop ajusté, au regard effronté et au rire acide dansaient en flirtant ouvertement. Beaucoup portaient malheureusement des dents en or trop visibles. L’odeur de la marijuana flottait discrètement dans les coins. Plusieurs couples affalés sur des coussins fumaient en silence, bercés par la musique. Des rangées de bouteilles étaient alignées contre un mur, à même le sol. Du Moët et Chandon, des magnums de J. ? and B. du cognac Gaston de Lagrange, et même du Perrier, importés de France. Au cours de l’escudo, il y en avait pour une fortune. Tout le monde buvait beaucoup. Oliveira ne quittait guère Malko.
— Toutes les « lolas » de Santiago sont ici, ce soir ! remarqua-t-elle.
Les disques venaient des U. S. A., comme le whisky, luxe inouï, dans un pays où la bouteille de J. and B. coûtait 50 000 escudos. Le salaire mensuel d’une bonne.
Malko posa son verre et entraîna Oliveira sur le plancher dégagé. Ils dansèrent plusieurs slows. La jeune femme se tenait mieux que la plupart des autres filles. Pourtant, Malko avait l’impression qu’elle ne se refusait pas. Qu’elle attendait seulement quelque chose.
— Combien de temps restez-vous au Chili ? demanda-t-elle.
— Je l’ignore, dit Malko sincèrement, cela dépend de mes affaires.
— Que faites-vous ?
— Je travaille pour le gouvernement américain. Une sorte de mission d’études.
Oliveira le regarda en riant.
— Vous êtes venu voir les méchants colonels ?
Le disque s’arrêta et ils allèrent s’asseoir. Malko mourait de soif. Il but tout son champagne. Oliveira lui prit son verre.
— Je vais vous en chercher d’autre.
Elle plongea dans la foule. Malko avait la tête qui tournait un peu. Les effluves de la marijuana commençaient à épaissir.
Malko vit un moustachu mince au costume gris trop cintré prendre le bras d’Oliveira avec un sourire de requin, et l’entraîner danser.
Philosophe, il se leva, cherchant une autre proie éventuelle.
Près du buffet, il accrocha le regard d’un homme d’une trentaine d’années qui portait une blessure profonde au visage, à peine cicatrisée. Un coup qui lui avait enfoncé l’arcade sourcilière et déchiré la pommette. Il sourit à Malko. Celui-ci s’approcha et l’autre, qui avait observé la scène, remarqua :
— Oliveira a été récupérée par son « pololo ».
— Son pololo ?
— Son fiancé, expliqua-t-il. C’est le masculin de « lola ». Mais n’ayez pas peur, je sais que le lieutenant Aguirre est de service à minuit. Oliveira vous reviendra. Je croîs que vous lui plaisez beaucoup d’ailleurs. Excusez-moi, je ne me suis pas présenté : Jorge Cortez. Je travaille à l’ambassade dominicaine. Je sais votre nom, Oliveira me l’a dit.
Malko posa les yeux sur la blessure à peine cicatrisée.
— Vous avez eu un accident ?
Son interlocuteur eut un sourire en coin.
— Si on veut.
Une fille en pantalon de satin mauve s’approcha de lui, l’embrassa sur la bouche et repartit danser. Il se tourna vers Malko.
— Le lendemain du coup contre Allende, continua-t-il, j’ai été pris par erreur dans une rafle. À cause de mon accent, on a cru que j’étais cubain. On m’a aussitôt livré à la D. I. N. A. Le temps que mon ambassade retrouve ma trace, ils m’avaient abîmé sérieusement…
Il défit un bouton de sa chemise, écartant les pans, Malko aperçut une grande marque brune sur son torse, à peine cicatrisée.
— Ils m’ont brûlé, précisa le diplomate. Avec de l’acide.
— Où cela se passait-il ?
L’autre eut un geste évasif.
— Oh, dans une maison de la calle Londres. Il y en a plein Santiago. La D. I. N. A. fait ce qu’elle veut. Il y a eu d’autres histoires fâcheuses en dehors de la mienne. De vilains bruits courent sur le père d’Oliveira. Les opposants l’ont surnommé le Bourreau de Los Angeles.
Charmant.
— Il n’est pas là ce soir ?
— Il vient très rarement. Jamais quand sa fille reçoit. Ils ont une autre maison en dehors de la ville.
Oliveira émergea de la foule, les yeux brillants, deux énormes verres pleins de champagne-framboise dans les mains.
— Pedro ne voulait pas me lâcher. Il est furieux d’être obligé de partir.
Malko l’examina, pensant à ce que venait de lui révéler le diplomate dominicain, brusquement gêné par cette fête. En venant chez Oliveira, il s’était égaré et avait longé le polo. De hauts murs verts surmontés de barbelés, en face d’un bidonville installé dans le lit de la rivière à sec. Sûrement le seul polo au monde entouré de barbelés.
Il but de nouveau son champagne. Il se sentait bizarre, comme flottant dans de la ouate. Probablement le décalage horaire. Il se dirigea vers le canapé pour s’y asseoir et il lui sembla qu’il mettait des heures à parcourir cette courte distance.
Peu à peu, la réception se vidait. Malko regarda sa montre : minuit. Oliveira venait de le rejoindre.
— Je vais bientôt vous quitter, dit-il. Je ne voudrais pas coucher en prison. Cela risquerait de me dégoûter du Sheraton.
À part la piscine du dernier étage, l’hôtel était d’une tristesse mortelle. Il y en avait un autre, tout neuf, en face du Barrio Alto, mais très loin du centre, hélas !
Oliveira rit.
— Restez. Avec quelques amis, nous allons faire la fête de « toque à toque ». Vous partirez à cinq heures du matin. Quand il fera jour.
Malko essaya de lutter contre l’engourdissement qui le gagnait. Il sentait qu’Oliveira avait envie qu’il reste. Il chercha des yeux le diplomate dominicain, le vit en train de danser avec une brune pulpeuse, agrippée à son cou, enroulée autour de lui. Pour se réveiller, il se leva et sortit dans le jardin sombre. Il faisait frais et le ciel était couvert. Santiago, situé dans un cirque de montagne, était souvent noyé de brume. Toute l’avenue était bordée de maisons superbes. On se serait cru à Beverly Hill. Quel contraste avec le centre poussiéreux et chaud. Ici, on ne se préoccupait pas de l’inflation. C’en était presque choquant. En venant, Malko avait vu des queues immenses attendant au milieu de Providencia de problématiques autobus. Sans rechigner. Les gens dans la rue avaient des regards éteints, des mots prudents. Un ancien député avait passé trois mois en prison pour avoir osé chanter dans un endroit public une chanson du M. I. R…
— Qu’est-ce que vous faites ?
Malko se retourna brusquement. Oliveira l’observait, l’air interrogateur. Il lui prit le bras et elle s’appuya contre lui.
— Je regardais les étoiles.
— Mais il n’y a pas d’étoiles… Venez, il fait froid.
Malko la suivit à l’intérieur. On avait baissé les lumières. Quelques couples étaient vautrés sur les divans. La musique continuait. Oliveira tendit à Malko un verre de pisco-sour. Il but le liquide glacé qui se transforma en lave brûlante dans son estomac.
De nouveau, il éprouva une sensation bizarre. Les jambes coupées, il s’enfonça dans le canapé. Sentant le regard de la jeune femme posé sur lui, il se força à sourire.
— Je devrais rentrer, dit-il. Je suis fatigué.
— Cela ira mieux tout à l’heure.
La voix lui parvint faiblement. Tout à coup, il se dit qu’il n’y avait plus de musique. Pourtant, des gens continuaient à danser.
Bizarre.
Il eut peur, brusquement, d’être tombé dans un piège. Il essaya de se lever, vit les yeux immenses, presque blancs, d’Oliveira qui se rapprochaient et puis plus rien.