Le cri modulé, rauque, prolongé mit longtemps à parvenir au cerveau de Malko. Les vibrations de ses tympans le réveillèrent d’un coup. Il se dressa si brutalement que sa tête heurta violemment une lampe. Le cri de femme continuait. La bouche pâteuse, ne sachant plus où il se trouvait, Malko essaya de reprendre contact avec le monde extérieur.
Ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre. Il se trouvait toujours sur le canapé du living-room d’Oliveira. Là où il avait sombré dans son étrange torpeur. Le cri sortait de la gorge d’une fille qui se trouvait au bout du canapé, à trois mètres de lui. Une brune potelée, entièrement nue à l’exception de ses chaussures rouges. Elle chevauchait un homme assis sur le canapé, habillé, lui, et s’empalée sur lui, les mains accrochées à ses épaules, montant et descendant au rythme de son plaisir, la tête renversée en arrière. Hurlant un orgasme qui n’en finissait plus.
Malko voyait les muscles de ses cuisses jouer sous la peau mate, chaque fois qu’elle se soulevait pour s’empaler de nouveau.
Enfin, le cri mourut. Foudroyée, elle s’affala contre son partenaire qui grognait de plaisir. Malko eut l’impression qu’une grenade venait d’exploser dans son ventre. Il tourna son regard vers Oliveira, allongée, contre lui. Son maquillage avait disparu, mais ses yeux ressemblaient à deux boules de cobalt en fusion. Elle avait dû observer la fille depuis plus longtemps que Malko. Les pointes de ses petits seins tendaient la soie de sa robe. Elle se pencha sur Malko, effleura sa bouche de ses lèvres et demanda d’une voix égale :
— Tu quieres !
Sans attendre la réponse, elle se leva d’un bond, le prit par la main et l’entraîna à travers le living. Ils poussèrent une porte. Oliveira s’arrêta avec une exclamation dépitée. Malko eut le temps d’apercevoir un couple emmêlé sur un lit. En ressortant, il heurta de plein fouet le corps tiède d’Oliveira. Ce fut comme un court-circuit. Collés l’un à l’autre, le sang tapant dans les tempes, ils oscillèrent en s’étreignant furieusement. Malko n’était plus groggy. Il se sentait au contraire merveilleusement lucide, détaché, les nerfs à fleur de peau.
Il la repoussa dans le living, cherchant un autre lit. Tout à coup, elle se détacha de lui et eut un geste inouï. De la main gauche, elle souleva sa robe jusqu’à la hanche. Rapidement, elle arracha un petit slip blanc qu’elle jeta sur le plancher. Puis elle se laissa tomber sur la moquette entraînant Malko avec elle.
Au milieu du living-room ! Près de la rangée de bouteilles. Sans aucune gêne, elle remonta sa robe longue jusqu’aux hanches découvrant un ventre bombé, puis attira Malko. Sa peau nue était brûlante. En quelques secondes, il perdit toute retenue. Roulant l’un sur l’autre, entrechoquant leurs dents, luttant avec le costume d’alpaga, ils atteignirent un degré d’excitation incroyable. Déchaînée, Oliveira lui administra une fellation si furieuse qu’elle faillit mettre un terme à son désir. Mais il s’arracha d’elle, la renversa sur le dos et la prit à même le sol, comme un soudard.
Elle gémit.
Furieusement arcbouté sur elle, sans souci du sol dur sous les reins d’Oliveira qui nouait ses jambes dans son dos. Elle jouit avec de longs feulements, se tordant, se détendant, puis finalement resta allongée de tout de son long sur la moquette, les jambes de part et d’autre de Malko, le souffle régulier, les bras serrés autour de lui.
Il regarda la glace fumée qui descendait jusqu’au soi renvoyant leurs silhouettes enlacées. La robe de soie était descendue, découvrant un de ses seins. Malko se pencha et frotta ses lèvres sur la pointe. La jeune femme frémit, appuya sa tête contre la chair élastique.
— C’était si bon, murmura-t-elle. Je n’aime pas faire l’amour dans un lit. C’est bourgeois. Mon ex-mari n’a jamais voulu le faire autrement.
Malko regarda autour de lui. En dehors du couple encore écroulé sur le canapé, il en distingua un autre enfoncé dans des coussins, emmêlé. Immobile. La fille nue se leva, traversa tranquillement la pièce, les enjamba pour se servir un verre et revint se lover contre l’homme qui l’avait fait jouir. Elle avait des traits grossiers, réguliers, vulgaires. Un peu gêné, Malko demanda, mi-figue, mi-raisin :
— Vous accueillez toujours ainsi vos invités ?
Elle eut un sourire carnassier.
— Je n’avais rien prémédité. J’aimais seulement vos yeux quand je vous ai vu, au club. Mais je crois que quelqu’un a mis de la drogue dans le champagne. Parce que je me suis sentie bizarre. Ça doit être Mercedes. C’est une Mapoucha, une Indienne. Si elle ne prend rien, elle n’arrive pas.
Malko s’expliquait ses sensations bizarres !
Ils se turent. Sur le canapé, cela recommençait. Cette fois, l’indienne s’était allongée, la tête dans les coussins. Malko se redressa, se rajusta et tendit la main à Oliveira. La jeune femme se mit debout, ramassa son slip d’un geste parfaitement naturel, attrapa une bouteille de Pepsi-Cola, la vida d’un trait au goulot, soupira d’aise et demanda :
— Vous voulez prendre une douche ?
Malko regarda sa montre : quatre heures. Encore une heure avant la fin du couvre-feu.
— Volontiers, dit-il.
— Suivez-moi.
En arrivant devant la salle de bains, elle se retourna et se colla de nouveau contre lui.
— Samedi, nous irons à Viña Del Mar. J’ai une maison là-bas.
Malko se dit que beaucoup de choses pouvaient se passer d’ici là.
Malko avala son troisième comprimé d’aspirine. Son cerveau bouillait. Une rame entière de métro tournait en rond sous sa calotte crânienne. La bouche pâteuse, il avala une pleine bouteille de Perrier, se sentant à peine mieux. Les murs verdâtres de sa chambre tournaient autour de lui. Un soleil radieux brillait sur Santiago. Il n’avait dormi que six heures. Avant de le quitter, Oliveira l’avait encore entraîné dans une prestation improvisée sous le porche de la maison.
Le vacarme de la circulation, treize étages plus bas, ajoutait encore à sa migraine. Maintenant, il se retrouvait plongé dans un autre monde. Le sien. Un marécage dangereux, perfide, traître, où chaque pas dissimulait une chausse-trape. Il trouva un message téléphonique glissé sous sa porte : le colonel Federico O’Higgins l’avait appelé pendant qu’il était sorti déjeuner et demandait qu’il le rappelle à l’Edificio Diego Portales. Malko hésita. En ne rappelant pas, il risquait de se mettre à dos le chef de la D. I. N. A. Mais il avait son rendez-vous avec « Chalo ». Il décida de rappeler plus tard. Il sortit de sa chambre et prit l’ascenseur. La Datsun, au milieu du parking de la Moneda, était une vraie fournaise. Il s’y glissa avec précaution, et prit la direction du quartier de Bilbao.
Chalo Goulart était en retard. Après avoir sonné trois fois, Malko redescendit le perron et s’installa dans la Datsun. Il ne passait personne dans cette petite avenue calme. Il se mit à réfléchir aux gens qu’il avait rencontrés. À ce mélange de danger et de charme il attirait les deux. En pensant au colonel O’Higgins il éprouvait un dégoût instinctif. Oliveira était un étrange petit animal. Il se demanda ce qu’elle savait réellement des méthodes de la Junte.
Brusquement, il réalisa qu’il attendait depuis trois quarts d’heure. La villa ne donnait toujours aucun signe de vie. C’était étonnant. Le vieux Chalo semblait un monsieur sérieux. Et s’il y avait eu un contretemps, il aurait laissé un message à l’hôtel.
Malko ressortit de la voiture, alla résonner, sans plus de résultats, puis fit le tour de la petite maison isolée dans un jardin. Derrière il y avait une porte vitrée donnant sur une sorte d’appentis. Il essaya la poignée et la porte s’ouvrit. Il y avait quelques plantes tropicales, une odeur lourde et entêtante. Une seconde porte donnait dans la cuisine. Malko l’ouvrit, appela :
— Señor Goulart.
Pas de réponse. Tout à coup, une odeur nouvelle frappa ses narines : le gaz. Il s’immobilisa, regrettant de ne pas avoir pris son pistolet extra-plat. Certain qu’il y avait quelque chose d’anormal. Il appela de nouveau, puis poussa une porte donnant dans une pièce sombre. Il n’osait pas allumer à cause du gaz, de peur de provoquer une explosion. Il se guida à tâtons, devina une chambre, un corps étendu sur un lit. L’odeur était de plus en plus forte. Il retint sa respiration, trouva la fenêtre, ouvrit les volets, puis la fenêtre en grand. Se retourna.
Chalo Goulart était étendu sur le lit vêtu d’un pantalon, d’une chemise ouverte et de son gilet. Le visage calme, les yeux fermés. Une bouteille de butane posée près de lui dont le tuyau était posé sur sa poitrine. Un léger chuintement indiquait que le gaz s’échappait. Malko se précipita et tourna frénétiquement la vanne d’arrivée du gaz. En dépit de la fenêtre ouverte l’atmosphère était encore étouffante. Il dut se pencher à l’extérieur pour reprendre son souffle, au bord de la nausée. Puis il alla dans la cuisine, humecta un torchon et revint, le linge sur le visage.
Avec l’intention de tirer le vieil homme de la pièce. Mais en se penchant sur lui, il réalisa immédiatement que c’était inutile. Chalo Goulart était mort depuis plusieurs heures déjà. Ses lèvres, ses pommettes, ses oreilles avaient une terrifiante couleur bleuâtre. Il souleva une de ses mains : les ongles étaient cyanosés, eux aussi, symptôme évident d’une anoxémie. Les yeux étaient fermés.
Malko se laissa tomber sur une chaise, contemplant le corps. Tout semblait faire croire à un suicide. C’était pourtant une coïncidence bien curieuse. La veille, le vieillard paraissait très gai, très heureux. Que s’était-il passé ? Malko inspecta rapidement toute la maison, sans rien trouver de suspect. C’était l’intérieur d’un vieux garçon maniaque et aisé. Le réfrigérateur était bien rempli. Sur la table, il aperçut une bouteille de cognac Gaston de Lagrange et s’en versa une rasade. Pour effacer l’odeur du gaz.
L’alcool lui fit du bien.
Surmontant sa répugnance, il fouilla les poches du mort sans rien trouver. Le corps était à peine raide, ce qui signifiait que Chalo Goulart était mort depuis moins de six heures.
Pourquoi ?
Il y avait quelque chose de troublant, un élément qui lui échappait. Au moment où il allait sortir de la pièce, le téléphone se mit à sonner dans une pièce voisine. Malko se précipita puis resta quelques secondes en arrêt devant l’appareil.
Enfin, il décrocha.
— Chalo ?
C’était une voix de femme. Rauque, énervée, inquiète.
— Ce n’est pas Chalo, dit Malko.
Il n’eut pas le temps de continuer. L’inconnue avait raccroché. Sans qu’il ait aucune preuve de cela, il fut immédiatement persuadé qu’il s’agissait de la personne mystérieuse qui devait le conduire à Carlos Geranios. Sa réaction prouvait qu’elle avait peur.
De qui ou de quoi ?
Il s’approcha des tableaux, chercha la signature. Elle était très lisible : Tania. Était-ce avec elle que Chalo Goulart devait dîner la veille ?
Était-ce elle, la voix au téléphone ?
Brutalement l’atmosphère de cette maison de la mort lui fut insupportable. Il retraversa le rez-de-chaussée et fila par la porte de derrière. La Datsun n’avait pas bougé. Il remonta dedans et démarra aussitôt.
Tout en conduisant, il cherchait comment retrouver cette Tania. La seule personne susceptible de l’aider semblait être John Villavera. Il pensa aussi à Oliveira, mais repoussa cette idée : la jeune femme était trop impliquée dans le système. Entre son père et son fiancé, cela risquait d’être dangereux… Se souvenant des consignes de sécurité de l’homme de la C. I. A., il se dirigea vers le triste Sheraton-Carrera. Décidé à ne plus sortir sans son pistolet extra-plat.
Il avait hâte d’être au lendemain pour interroger John Villavera.