— Tais-toi, salaud !
Malko venait de protester en anglais, essayant de se relever. Un carabinier lui expédia aussitôt un coup de crosse dans les reins. Il était allongé sur le ventre, les mains menottées derrière le dos, à même le plancher de l’ambulance qui roulait à toute vitesse dans les rues désertées par le couvre-feu, précédée et suivie de plusieurs voitures de police. À côté de lui, il y avait le cadavre de Luis, les yeux fixes, la tête éclatée baignant dans une mare de sang. L’autre ambulance emmenait cinq blessés de la police, une autre encore d’autres morts, miristes et policiers. Cela avait été un vrai massacre.
Il n’y avait qu’un survivant parmi les assiégés Malko. Sa tête lui faisait un mal horrible, des élancements fulgurants, il saignait. De temps en temps, les carabinieros lui envoyaient des coups de pied pour s’assurer qu’il était encore vivant ou lui promettaient aimablement de le sodomiser à coups de baïonnette…
L’ambulance stoppa. Les carabinieros sautèrent à terre et tirèrent Malko dehors. Comme il ne tenait pas debout, ils le rouèrent de coups de crosse pour lui faire franchir les trois mètres qui le séparaient d’une petite porte. Il eut le temps d’apercevoir une rue étroite, un bâtiment de pierres noires, aux fenêtres occultées, et on le fit entrer dans un couloir sale, où il s’effondra sur un banc. À cause de son œil blessé, il y voyait à peine.
Un civil vint vers lui et, sans préavis, le frappa sur son arcade sourcilière fendue. Malko poussa un hurlement, eut la force de crier en espagnol :
— Je suis américain !
— Tu es un cochon de communiste ! ricana le policier. Mais ici, à la Casa de los carinios, tu vas changer d’idées…
Il comprit instantanément qu’il avait fait une gaffe, il aurait dû continuer à parler anglais. Cela lui donnait une meilleure chance. Deux carabinieros vinrent l’empoigner et le poussèrent le long du couloir. Il aperçut, par une porte ouverte, un petit bureau avec une femme en larmes assise sur un tabouret, les mains attachées avec des menottes derrière le dos, encadrée de deux civils armés de nerfs de bœuf. Un troisième, l’air las, en manches de chemise, tapait sur une machine à écrire.
Des cris montèrent d’une autre pièce, accompagnés du bruit mat des coups. On le poussa dans une cellule nue, aux fenêtres fermées, qui sentait le moisi et la sueur. Il n’y resta que cinq minutes. Pas même le temps de récupérer. Deux civils surgirent, le tirèrent dehors en le bourrant de coups et en l’injuriant, le jetèrent dans un escalier. On ouvrit une porte étroite qui débouchait dans un couloir souterrain éclairé par une ampoule nue. D’abord, il ne vit qu’un magma de corps des deux sexes serrés, debout, comme des sardines dans une pièce de trois mètres sur quatre environ. Des visages gonflés de coups se tournèrent vers lui. Un des civils glapit :
— Poussez-vous, huevos, vous avez un nouveau copain.
C’étaient des paysans, menottes aux mains, enchaînés les uns aux autres par une longue corde. Un garçon à lunettes, au premier rang, esquissa un geste de défense devant les menaces des civils. Ses lunettes tombèrent. Il tenta de les ramasser. Un des civils se précipita, lui martela le visage à coups de poing et, d’un coup de pied, brisa les lunettes par terre. Le garçon se mit à pleurer. Ses compagnons regardaient la scène, dans un silence suffoquant.
— Reculez, cochons ! cria un des civils.
Il y eut une faible ondulation dans les corps entassés. Malko calcula qu’il devait y avoir vingt personnes dans ces douze mètres carrés. Des femmes, même, dont il apercevait les longs cheveux.
La porte claqua aussitôt sur lui et il crut périr asphyxié. Ceux de derrière se détendaient brutalement. Laminé entre le battant et les corps sentant la sueur, le sang caillé, l’urine, il faillit se trouver mal. Son corps meurtri lui faisait affreusement mal, le sang s’était remis à couler sur son visage. Un vieil homme qui se trouvait comprimé contre lui, pas racé, have, demanda :
— Ils viennent de t’arrêter ?
Malko répondit en espagnol.
— Oui, il y a une heure, à peine.
L’autre soupira.
— C’est très dur ici. On ne peut même pas se coucher. Pour pisser, il faut faire debout comme les animaux. Ils ne nous laissent pas sortir. Ils nous jettent des galettes et un peu d’eau une fois par jour. Et puis, il y a le nain…
— Quel nain ? demanda Malko.
Près de lui, l’adolescent aux lunettes brisées sanglotait silencieusement, le visage ensanglanté.
— Tu verras bien assez tôt, fit le vieux. S’ils t’appellent, c’est pour lui. C’est un démon. On dit qu’il était des nôtres et qu’il se rachète.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ? demanda Malko.
Le vieux compta lentement sur ses doigts.
— Onze jours !
— Onze jours ! Malko se demanda combien de temps il allait rester dans cette cave horrible. Il avait déjà des crampes. Il mourait de soif, à cause de l’eau savonneuse, sa tête était broyée dans un étau, tous ses muscles étaient douloureux. Il pensa à Carlos Geranios. Sa mission était terminée. Le miriste était mort. Ainsi que la belle fille au chemisier blanc. Il ne comprenait toujours pas comment la D. I. N. A. avait fait irruption si vite. Certain de ne pas avoir été suivi avec Tania. La porte s’ouvrit si brutalement qu’il faillit tomber à l’extérieur, du fait de la décompression. Deux carabinieros examinaient le magma humain. L’un d’eux pointa le doigt vers Malko.
— Le voilà, ce salaud de communiste américain.
Il le tira brutalement à l’extérieur, de façon à ce que les menottes s’enfoncent dans la chair de ses poignets. Malgré la douleur Malko fut soulagé. Il allait pouvoir s’expliquer, se faire connaître, échapper à cet enfer.
L’autre carabinier claqua la porte et la verrouilla, puis rejoignit Malko.
— On va te fusiller, salaud !
De nouveau, ce fut le petit escalier. Dans le couloir du rez-de-chaussée, il y avait encore une civière avec un mort. Et un groupe sanglant juste ramassé. Les hommes ne disaient rien, les yeux morts, assommés, ahuris. Un officier passa, avec des bottes rutilantes. Les deux carabinieros poussèrent Malko dans une pièce nue et sale.
— Déshabille-toi, cochon, ordonna l’un des deux.
Comme Malko n’obéissait pas assez vite, il reçut un coup de crosse en plein tibia ! Alors, le plus lentement possible, il ôta tous ses vêtements, ne gardant que son slip. Le carabiniero pointa le canon de sa mitraillette sur son ventre.
— Alors, tu ne veux pas montrer tes couilles de communiste ? Dépêche-toi, sinon je te les fais rentrer dans le ventre à coups de pompe.
Devant un tel langage, il n’y avait qu’à s’incliner. Ce que Malko fit. Le scénario était bien ajusté pour décontenancer le prisonnier, lui faire perdre toute dignité. Un des carabiniers détacha les menottes de Malko, le tira brutalement vers un radiateur et entrava les poignets autour d’un tuyau, de façon à ce qu’il ne puisse même pas s’asseoir par terre. Avant de sortir, il lui jeta.
— C’est ta dernière nuit, cochon ! Mais avant on va te donner le traitement spécial…
La porte claqua. Malko resta seul, essayant de récupérer un peu. Pourquoi l’avait-on arraché à la cellule commune ? Cela ne présageait rien de bon… Tout à coup un vacarme effroyable lui parvint à travers la cloison. On torturait un homme qui hurlait. Les vociférations des tortionnaires se mêlaient aux cris du torturé, sans éveiller d’écho dans ce monde sourd et aveugle glacé par la peur. Malko réalisa que cette petite maison noire, bien qu’au cœur de Santiago, était dans une autre dimension. Il eut peur brusquement. C’était une machine aveugle à broyer les êtres humains. La rage l’étouffait autant que la douleur. Il se remémora le visage doucereux et les propos lénifiants du colonel O’Higgins. La D. I. N. A., si douce et si gentille. Si correcte. Il essaya de trouver la position la moins inconfortable possible. Finalement, il dut se mettre à genoux. C’était ce qui tirait le moins sur ses poignets. Il entendait des gens passer dans le couloir, s’interpeller, parfois un rire ou au contraire un gémissement. Dans la pièce voisine, les cris avaient cessé.
Sa fatigue était si forte qu’il finit par s’assoupir à moitié. Il sursauta quand la porte s’ouvrit. Le nain trapu au chapeau blanc qu’il avait aperçu lors de l’assaut de la maison de la calle Santa Fé l’observait en balançant un nerf de bœuf dans la main droite. Son costume noir le boudinait d’une façon ridicule. Il s’approcha de Malko, demanda en espagnol :
— Alors, tu as été bien traité jusqu’ici ?
Malko réussit à ne pas lui cracher au visage. En anglais il répondit de la voix la plus calme possible.
— Vous savez très bien de quelle façon on m’a traité. Je suis un citoyen américain en mission officielle dans votre pays. J’ai été arrêté par erreur et je vous prie de me faire relâcher immédiatement. Prévenez le colonel Federico O’Higgins. Il me connaît.
Au fur et à mesure qu’il parlait, les yeux du nain se rétrécissaient. Finalement, il sourit, montrant des dents gâtées.
— Bien sûr que tu es américain, huevo ! Mais nous en avons arrêté plusieurs des comme toi, déjà. Et tu sais où ils sont ?
Il se pencha et dit d’un ton confidentiel : « On leur a offert une balade en hélicoptère. Sans billet de retour ».
— Je ne suis pas communiste, dit Malko et j’ai été arrêté par erreur.
Avec un mauvais sourire le nain tapota la jambe de son pantalon avec le nerf de bœuf.
Puis, brusquement, il se pencha, saisit les cheveux blonds de Malko à pleine main et tira de toutes ses forces, le forçant à lever le visage vers lui.
— Où est ce cochon de Carlos Geranios ?
La stupéfaction fit oublier sa douleur à Malko. Ainsi Geranios avait échappé !
— Je n’en sais rien, dit-il. Je veux voir le colonel Federico O’Higgins.
L’autre le lâcha aussi soudainement qu’il l’avait pris, fit claquer sa langue et dit d’un ton conciliant :
— Écoute, tu as l’air d’un communiste intelligent. Tu n’es pas comme ces jeunes connards qui, dès qu’on les relâche, vont hurler partout qu’on est des sauvages, qu’on leur a fait des trucs horribles. (Il se rapprocha de Malko, véhément.) Et pourquoi ? Hein ? Pour une trempe, quelques dents, une couille à la rigueur. (Il leva l’index.) Jamais deux… On n’est pas des brutes. Je suis sûr qu’on peut s’entendre tous les deux. Tu comprends, je suis fatigué, moi, ça m’ennuie de te taper dessus. Il faudrait mieux qu’on fume une cigarette ensemble, non ?
Comme Malko, partagé entre le dégoût et une sorte d’hilarité nerveuse ne répondait pas, le policier soupira.
— Décidément, vous êtes tous les mêmes. On veut être chouette avec vous et ça ne sert à rien.
Il alla chercher dans un coin un nerf de bœuf et méthodiquement commença à frapper Malko. Ce dernier crut qu’il allait craquer durant les premiers coups. Il avait l’impression que ses chairs se décollaient. Les coups pleuvaient sur les fesses, les reins, le visage, les bras. La mâchoire serrée, le policier cherchait les endroits sensibles. Malko essaya de se refermer sur lui-même pour échapper à la douleur, à l’humiliation, pour tenir tête à l’homme qui le torturait. Il le haït, il le méprisa, oubliant les coups. Au bout de quelques minutes, sa haine était si forte que la douleur n’avait presque plus prise sur lui. Si peu, qu’il se dit que l’autre pourrait le tuer sans le faire plier…
Le policier s’arrêta brusquement essoufflé. Il posa le nerf de bœuf et examina Malko en soufflant.
— Tu es un dur, hein ? fit-il. C’est à Cuba qu’ils t’ont formé ? Tiens, avant de continuer sérieusement, je vais te montrer quelque chose qui va peut-être te faire parler, avant qu’il soit trop tard pour toi…
Il sortit de la cellule, laissant Malko seul. Dix minutes plus tard, il réapparut suivi de deux carabinieros aux visages indifférents, gris de fatigue, qui entrèrent portant une civière où un corps était dissimulé sous un drap couvert de sang. Ils posèrent la civière à terre et ressortirent, sans un regard pour Malko. Celui-ci se demanda quelle nouvelle horreur il allait affronter. Le nain au chapeau blanc se pencha et tira lentement le drap, découvrant le corps nu d’une femme.
— Regarde ton amie, fit Juan Planas d’un ton bonhomme.
Malko se força à baisser les yeux. D’abord, il crut que le policier bluffait. Puis un déclic se fit dans sa tête et l’horreur le submergea. La pauvre chose torturée qui reposait sur la civière, c’était Tania.
Ou plutôt ce qui avait été Tania.
La jeune femme avait été littéralement massacrée. Son corps était semé de petites blessures rondes et purulentes, là où l’on avait brûlée. Sa main droite n’était plus qu’une bouillie sanguinolente, aux os et à la chair broyée, comme si on l’avait écrasée à coups de marteau. Son visage était méconnaissable, boursouflé d’ecchymoses. Plusieurs dents manquaient. Elle était nue, attachée à la civière par des courroies de cuir. Malko vit ses seins lourds et un peu tombant se soulever lentement. La tête surie côté, les yeux fermés, elle respirait faiblement. Son bas-ventre n’était plus qu’une plaie. Le goulot brisé d’une bouteille de soda émergeait entre ses cuisses, maculées de sang. Témoin de ce qu’elle avait dû endurer.
Le nain secoua la tête ; avec une commisération affectée, il expliqua :
— Tu vois, elle a parlé, mais trop tard, on s’était un peu énervé avant, c’est idiot, hein ?
Malko ne répondit pas, submergé de dégoût. Le nain secoua Tania par l’épaule. Elle ouvrit les yeux avec un gémissement. Ses paupières étaient si gonflées qu’on ne voyait qu’un trait. Pourtant Malko aperçut distinctement l’éclair de stupéfaction lorsqu’elle vit son visage ensanglanté et son corps marbré de coups. Le nain saisit aussi son changement d’expression.
— Ça lui fait plaisir de te revoir, remarqua-t-il du même ton bonhomme.
— J’ai vu cette femme une fois dans ma vie, dit Malko. Ce que vous lui avez fait est ignoble.
Le nain secoua la tête.
— C’est une femme très dangereuse. Une bonne amie du señor Allende et de ce cochon de Fidel Castro…
Il prit l’air malin.
— Elle est très intelligente, tu sais. Jusqu’ici, elle était protégée, on ne pouvait pas y toucher. Parce qu’elle se faisait baiser par une « momia ». Un ami personnel de Son Excellence le général Pinochet. (Il soupira.) Et puis la « momia » est morte. Alors, j’ai pu bavarder avec la señora Tania. C’est grâce à elle que tu es ici. Mais elle sait encore beaucoup de choses. Où est Carlos Geranios maintenant, par exemple… Mais elle n’a pas encore voulu nous le dire. Alors, il faut qu’un de vous deux se décide…
Tania avait refermé les yeux. Malko était au bord de la nausée. Comment avait-elle échoué là ? Est-ce que son arrestation avait un lien avec sa visite à « Chalo » Goulart. Le nain vint se planter devant lui.
— Maintenant, dis-moi où se trouve Carlos Geranios.
— Je n’en sais rien, dit Malko. Je vous répète que je travaille pour le gouvernement américain et que mon ambassade doit déjà être en train de me rechercher…
Juan Planas secoua la tête.
— Les Américains sont mes amis… (Il écarta sa veste, découvrant un colt « Python » accroché à sa ceinture, dans un holster de cuir.) C’est eux qui m’ont donné ça. Pour que je puisse tuer beaucoup de communistes. (Il soupira.) Puisque tu ne veux pas parler, je vais demander à ton amie Tania. Le nain se pencha et prit sur la civière une énorme seringue, du modèle utilisé pour faire des piqûres aux chevaux. Malko se demanda quelle atrocité il allait encore commettre.
Menotté comme il l’était, il était totalement impuissant.
Juan Planas ramena lentement le piston en arrière, fit basculer son chapeau blanc et s’accroupit près de la civière, la seringue à la main.
— Il y a des filles qui paieraient pour qu’on leur arrange la poitrine, fit-il avec jovialité.
De la main gauche, il prit entre deux doigts l’extrémité du sein gauche en le tirant vers le haut pour tendre la peau puis, d’un geste précis, il enfonça la seringue à la base du sein, horizontalement, le long des côtes. De trois bons centimètres. Malko en eut la chair de poule et hurla :
— Salaud !
Tania ouvrit les yeux, poussa un jappement aigu. Lentement Juan Planas commença à appuyer sur le piston de la seringue, introduisant de l’air entre la cage thoracique et la chair du sein. Devant les yeux horrifiés de Malko, le sein se mit à augmenter de volume. D’abord Tania gémit, puis un hurlement strident sortit de ses lèvres, se transforma en un cri inhumain, abominable. Le corps tendu en arc de cercle, elle essayait d’échapper à la douleur atroce qui lui déchirait la poitrine. La pression de l’air décollait le derme. Le sein gauche était maintenant presque le double du droit, et la seringue était à fond. Le nain la retira d’un coup sec et contempla son œuvre d’un air satisfait.
Puis il prit le sein à pleine main et se pencha contre le visage de Tania tout en serrant les doigts.
— Tu vas le dire, maintenant, où est ce cochon !
Malko crut que les murs de la cellule allaient s’écrouler tant le hurlement de Tania fut violent. Il cria à son tour une bordée d’imprécations et d’injures. Le visage de Juan Planas était impassible. Ses doigts étaient toujours serrés autour du sein distendu. La bouche grande ouverte, les yeux révulsés, Tania râlait.
Le policier la lâcha et tourna vers Malko ses petits yeux injectés de sang.
— C’est dur, ces communistes, hein ?
Il fit le tour de la civière, tira lentement le piston de la seringue, la remplissant à nouveau d’air, s’accroupit et froidement, l’enfonça dans le sein droit. Cette fois, il appuya sur le piston beaucoup plus brutalement. La douleur dut être tellement atroce que Tania parvint à arracher une des courroies de cuir qui la maintenaient. Son bras se rabattit sur le visage de son bourreau, faisant tomber le chapeau blanc. Juan Plana tomba sur ses fesses, lâcha la seringue encore plantée dans le sein avec un juron, il se redressa aussitôt, acheva d’un violent coup de piston de vider la seringue, et l’arracha de Tania.
Il respirait lourdement. Se redressant, il posa le pied droit sur la poitrine artificiellement gonflée et appuya en tournant.
Le cri de sa victime s’étrangla, mourut en un hoquet. Elle râla, puis se détendit, évanouie. Le policier jura, se baissa, recommença à malaxer de ses doigts courts les seins monstrueusement distendus. Sans résultat. Tania était inconsciente. Les yeux dorés de Malko étaient devenus complètement verts. Il n’avait plus qu’une idée : étrangler de ses mains Juan Planas. Celui-ci se releva, furieux.
— Elle parlera une autre fois. Toi, tu vas parler.
Tania était immobile. Les seins pointant vers le plafond, bleuâtres comme une terrifiante sculpture surréaliste.
Juan Planas ramassa son chapeau blanc, le remit et s’approcha lentement de Malko. Ses petits yeux noirs avaient une intensité incroyable.
— Je suis fatigué, dit-il. Mais je crois que je vais bien m’amuser avec toi.
Il alla vers la porte, l’ouvrit et appela : sans résultat. Maugréant, il s’avança dans le couloir. Malko entendit ses pas décroître. Aussitôt, il appela à voix basse :
— Tania !
Les yeux de la Roumaine s’entrouvrirent. Elle tourna la tête vers Malko. Ses lèvres bougèrent. Il dut faire un effort pour comprendre ce qu’elle murmurait :
— Pardon…, je ne savais pas. Si vous sortez, dites-leur j’ai tenu longtemps. Julia à Viña Del Mar. Le restaurant le Perroquet…
Impossible de savoir si elle était totalement consciente ou si elle délirait :
Il y eut des pas dans le couloir. Le policier au chapeau blanc revenait avec des carabinieros. Tania referma les yeux. Indifférents, ils emportèrent la civière. Juan Planas secoua la tête.
— Le malheur avec vous, fit-il, c’est que vous n’êtes pas intelligent. (Il rit.) En ce moment, votre ami Carlos est en train de baiser avec son Isabella-Margarita… Grâce à toi. Regarde où tu es, toi. Si tu continues, tu ne baiseras plus jamais… (Il se rapprocha.) Écoute, en cinq minutes ça peut être fini. Tu nous accompagnes et toi, tu es libre.
Il ajouta sur le ton de la confidence :
Tiens, tu as du courage, j’aime ça. En plus, je te la laisse, la fille. Tu pourras en faire ce que tu voudras… Elle doit bien baiser, tu sais…
Malko prit son souffle et accomplit un geste qu’il n’avait jamais fait de sa vie. Il cracha en plein visage du policier.
À son immense surprise, celui-ci ne se rua pas sur lui. Il se contenta de tirer un mouchoir de sa poche et de s’essuyer le visage, les mâchoires crispées. Mais sa voix était glaciale lorsqu’il dit :
— Quand j’en aurai fini avec toi, je te ferai envoyer à Valdivia, au Deuxième Chasseurs, ils ont un truc très bien pour les communistes qui ne veulent pas comprendre. Il se tut un instant pour donner plus de poids à ses paroles. Des condors dans une cage. Ils t’attachent dedans et ils les laissent te bouffer. Ça prend quelques jours. Et tu sais par quoi ils commencent ? Les yeux et les couilles…
Malko avait beau se dire que tout cela était un cauchemar, il savait que c’était vrai, que dans cette quatrième dimension de l’horreur tout pouvait lui arriver. Qu’il était dans un autre monde.
De nouveau, les carabinieros revinrent. On le détacha, on l’entraîna dans le couloir. Il n’alla pas loin. Les carabinieros le poussèrent dans une pièce semblable à celle qu’il venait de quitter. À cette différence près qu’un homme était pendu par les pieds au milieu. Malko l’observa, terrifié. Une sorte de trapèze pendait du plafond. Les deux chevilles de l’homme y étaient liées, maintenant les jambes écartées. Ses mains étaient menottées derrière son dos. Il était nu, à l’exception d’une chemise sale à manches courtes dont les pans lui retombaient sur la tête. Celle-ci pendait à quelques centimètres du sol, à côté d’un seau plein d’eau sale. Mais le détail le plus affreux était le manche à balai qui émergeait d’entre les fesses bleuâtres du malheureux, enfoncé dans son anus de plusieurs centimètres ! Juan Planas s’approcha, empoigna le morceau de bois et l’agita comme on bouge un levier de vitesse. L’homme torturé poussa un gémissement rauque, se tordit et ouvrit les yeux.
Aussitôt, le policier se baissa, lui souleva la tête en le tirant par les cheveux, rapprocha le seau d’un coup de pied et laissa retomber la tête dedans. Quelques secondes plus tard le prisonnier commença à se tordre violemment, comme un poisson à l’agonie, suffoquant, sa tête cognant le seau. Planas empoigna aussitôt le morceau de bois qui dépassait de son anus et l’y enfonça en hurlant.
— Tu vas rester tranquille, cochon !
Les convulsions s’accentuèrent. Le prisonnier était en train de s’étouffer dans l’eau souillée du seau. Juan Planas le retira brusquement. L’homme gémit. Le policier se tourna vers Malko.
— Ce sont nos amis brésiliens qui nous ont appris cela, le Paô de Arara. Tu parles ou tu crèves. Tu vas prendre sa place.
Il jeta un ordre. Les carabinieros se précipitèrent, détachèrent le prisonnier, l’étendirent sur le dos. Malko baissa les yeux sur lui, éprouva un choc abominable. Il avait le visage sans expression, anéanti, hébété, les traits d’un homme dont tous les ressorts sont cassés. « Absent », hors du monde. Il fit peur à Malko qui détourna les yeux pour échapper à la fixité tragique de son regard. Cette présence créa chez lui une angoisse glaciale, sans bornes. Est-ce qu’il n’allait pas devenir comme cela, au bout de quelques heures ? Brisé et résigné ? Réduit à l’hébétude ?
— À toi ! houspilla Juan Planas.
Les deux carabinieros se précipitèrent sur Malko.
Le sang cognait dans ses tempes à le rendre fou. Il ressentit une violente douleur à la poitrine. Juan Planas s’amusait à lui arracher les poils par poignées. À côté de ce qu’il avait déjà subi et de ce qui l’attendait, cela semblait une plaisanterie ; pourtant, ses nerfs étaient tellement éprouvés qu’il hurla.
— Attends, fit Planas. Bientôt tu vas être comme lui.
Une voix blanche, monocorde, qui ne trahissait aucun sentiment, le gémissement d’une bête mourante, sans haine et sans colère.
Juan Planas brandit devant Malko le bout de manche à balai.
— Il paraît que tous les communistes sont pédés… tu vas aimer ça.
De toutes ses forces, Malko se concentra, pensant à son château, à des détails triviaux, aux bois qu’il avait fait tailler à la française avant son départ, aux fresques de la salle à manger qui s’écaillaient…, au plafond doré de la bibliothèque qui avait besoin de quelques feuilles d’or.
Il restait encore quatorze pièces à restaurer entièrement. C’était le tonneau des Danaïdes.
La voix de Juan Planas l’arracha à son évasion.
Le policier regarda sa montre.
— Il est tard, écoute, fit-il. Je suis fatigué. Je te donne cinq minutes pour réfléchir. Si tu fais encore le con je te jure que je commence par t’enfoncer ce truc dans le cul jusqu’à ce qu’on ne le voie plus. Même si je dois taper dessus avec un marteau pour le faire entrer…
Comme Malko ne répondait pas, il s’écarta et alluma une cigarette, appuyé au mur. Le sang à la tête, Malko était au bord de la syncope. Il entendit Juan Planas maugréer :
— Si tu crois que c’est marrant de faire ce boulot pour mille lucas par mois ! Toutes les nuits debout à écouter vos mensonges… je vois plus ma femme !
Malko essayait de ne pas penser à l’étouffement nauséabond qui le guettait, à l’ignoble viol de sa chair. Il savait que, dans sa position, un œdème du poumon pouvait se déclarer à n’importe quel moment et le foudroyer. Il en arrivait à le souhaiter.
Juan Planas écrasa sa cigarette par terre.
— Bon, on y va, tu es vraiment con…
Au moment où il ramassait le manche à balai, on frappa à la porte et une voix cria quelque chose que Malko ne comprit pas. Maugréant, le policier alla ouvrir. Dans la position où il se trouvait, Malko aperçut des bottes vernies noires. Puis son regard remonta le long d’un uniforme, d’un menton, d’une moustache, d’un visage qui lui parut vaguement familier.
Le nouveau venu l’examinait avec une expression de dégoût sur son visage reposé.
— Qu’est-ce que c’est, celui-là ? demanda-t-il.
Le nain n’eut pas le temps de répondre. Malko venait de hurler :
— Lieutenant Aguirre ! Je suis l’ami d’Oliveira. Aidez-moi !
L’officier fronça les sourcils, se rapprocha, stupéfait. À l’expression de son regard, Malko vit qu’il l’avait reconnu. Il faillit pleurer de soulagement. Enfin, le monde extérieur arrivait dans cette quatrième dimension…
— Détachez-le, ordonna le lieutenant.
Juan Planas se précipita. Aidé par l’officier, on remit Malko sur ses pieds. Pris de vertige, il faillit tomber. Le Chilien l’examinait avec une curiosité pas très amicale.
— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda-t-il.
— Il a été arrêté chez Carlos Geranios, se hâta de dire Juan Planas. L’autre s’est échappé.
L’expression du lieutenant Aguirre devint franchement hostile.
— Que faisiez-vous là-bas ? interrogea-t-il d’une voix sèche.
Malko avait repris un peu de forces.
— Écoutez, dit-il, c’est une longue histoire. Je VOUS demande de prévenir immédiatement le colonel O’Higgins qui me connaît afin de me faire relâcher. Je suis en mission officielle dans votre pays…
Aguirre hésitait. Le fait d’avoir rencontré Malko chez Oliveira l’impressionnait. Mais il ne pouvait pas prendre la responsabilité de le relâcher. Chaque nuit, son travail consistait à faire le tour des centres d’interrogatoires de la D. I. N. A. pour trier les gens à exécuter, à envoyer à Ritoque ou à interroger de nouveau. Quelquefois même on en relâchait quelques-uns, quitte à venir les reprendre plus tard. Le cas de Malko le dépassait.
— Attendez, dit-il, je vais demander des instructions.
Nu, grelottant, épuisé, Malko s’appuya au mur. Le nain le regardait pensivement.
— Alors, je vais pouvoir aller me coucher, fit-il avec une jovialité forcée.
Malko ne répondit pas, conservant le peu de forces qui lui restaient.
Il n’arrivait pas à dissiper son angoisse. L’officier pouvait ne joindre personne, ou simplement, ne même pas essayer. C’était si facile de le faire disparaître sans laisser de traces.
Le colonel Federico O’Higgins pouvait aussi ne pas se préoccuper de son sort.
La porte se rouvrit. Deux carabinieros entrèrent, un paquet de vêtements sur les bras. Ceux de Malko !
— Rhabillez-vous. Señor, dit poliment l’un des deux.
D’un ton aussi naturel que s’il sortait d’une douche. Il passa ses vêtements le plus vite qu’il put. Juan Planas s’approcha de lui.
— Dites donc, vous pourrez dire que j’ai été correct avec vous, hein ? Moi, j’obéis aux ordres, c’est tout.
Dès qu’il fut rhabillé les deux carabinieros le firent sortir de la cellule. Malko pouvait à peine marcher. Le couloir était vide. Tout le monde avait dû aller se coucher. On le fit pénétrer dans un petit bureau. Le lieutenant Aguirre était assis derrière un bureau. Il fit signe à Malko de s’asseoir.
— Señor, annonça-t-il. J’ai pu joindre le colonel O’Higgins, qui, en raison des bonnes relations qui règnent entre nos deux pays, m’a donné l’ordre de vous faire relâcher. Cependant, il vous faudra vous présenter dès demain à l’Edificio Diego Portales afin de vous expliquer sur les circonstances qui vous ont fait arrêter.
Malko n’avait plus qu’une envie : sortir de cette maison d’horreur. Il tenait à peine debout, les élancements dans sa tête étaient insupportables.
— Je suis heureux de cette intervention, fit-il avec toute la froideur dont il était capable. Après ce que j’ai subi, c’est vraiment la moindre des choses.
Aguirre ne releva pas.
— Je vais vous faire reconduire à votre hôtel, dit-il, où autre part, si vous désirez…
— Vous savez ce qui se passe ici ? demanda Malko. Aguirre eut un sourire ironique.
— J’y passe toutes les nuits señor. À lutter contre la chienlit qui déshonore le Chili.
— C’est vous qui déshonorez l’uniforme que vous portez… répliqua Malko.
Livide, Aguirre ne répondit pas. Il avait si visiblement reçu des ordres pour respecter Malko quoiqu’il arrive. Celui-ci songea soudain à Tania.
— Je partirai d’ici seulement avec une jeune femme qui s’appelle Tania, dit-il.
Il lui fallait un prodigieux effort de volonté pour ne pas tomber au bord de la syncope. Des lueurs passaient devant ses yeux.
Aguirre blêmit.
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, aboyât-il. Je ne suis pas autorisé à vous donner des renseignements sur qui que ce soit. Et si vous ne désirez pas sortir, je peux vous faire reconduire à une cellule… Malko se dit qu’il fallait d’abord quitter le centre de torture, être libre. Ensuite, il essayerai de sauver Tania. Titubant, il sortit du bureau, suivi du lieutenant. Ce dernier le rappela :
— Señor, je suis obligé de vous rappeler que l’adresse de cet immeuble est un secret militaire.
Malko n’eut pas la force de répondre. Il se sentait de plus en plus mal.
Lorsque la porte s’ouvrit, il respira avidement l’air frais de la nuit. Une jeep attendait, moteur en route, un carabiniero au volant. Malko voulut s’en approcher. Mais, brusquement, ses jambes ne le portèrent plus. Il dut s’appuyer au mur, regarda le ciel, eut l’impression que les étoiles s’éteignaient une à une. Il aperçut le carabiniero sauter de la jeep et courir vers lui. Mais il mit très longtemps à l’atteindre, comme dans un film au ralenti. Malko glissait vers un trou sans fond.
Il entendit dans une sorte de brouillard la voix inquiète du lieutenant Aguirre.
— Étendez-le !
Puis, il sentit qu’on le portait. Avec précaution cette fois. Il voulait parler, dire qu’il avait envie de retourner au Sheraton, mais les mots ne franchissaient pas ses lèvres. Une névralgie plus forte lui arracha un cri puis tout devint noir.