Chapitre XVII

La limousine bleue roulait le long de l’avenue Vitacura à une allure d’escargot. Au prix où était l’essence, le chauffeur ne voulait pas faire de folie. Oliveira, la tête sur l’épaule de Malko, pleurait doucement. Pudique, le chauffeur faisait semblant de ne rien voir. Croyant à une dispute d’amoureux. Malko voyait encore la « 404 » foncer sur lui. La seconde tentative de meurtre en une journée. Ce ne serait pas la dernière.

— Où allons-nous ? demanda à voix basse Oliveira.

— Chez John Villavera, dit Malko.

Le chauffeur se retourna pour leur demander s’ils souhaitaient aller se recueillir au pied de l’énorme statue de l’Immaculée Conception qui dominait le Cerro San-Cristobal, à leur droite. Malko déclina poliment. John Villavera allait encore avoir une mauvaise surprise. Il avait donné au chauffeur l’adresse de la calle Laperouse.

— J’ai un compte à régler avec ce monsieur, dit-il à Oliveira. Ensuite, nous attendrons chez lui le retour de l’ambassadeur.

Elle le fixa terrifiée.

— Tu vas…, le tuer ?

— Ce n’est pas totalement exclu, dit froidement Malko.

Ils roulèrent en silence jusqu’au Barrio Alto. Malko se sentait froid comme un iceberg. Il avait toujours abhorré la violence gratuite. Mais John Villavera ne méritait aucune pitié. Ce qu’il avait combiné était ignoble… Il avait simplement envie de le supprimer. Le virage de la calle Laperouse où se trouvait la maison de l’Américain apparut. L’estomac de Malko se serra brusquement. Un gros fourgon Chevrolet blanc de la D. I. N. A. était arrêté juste devant.

— Continuez, dit-il au chauffeur.

Ce dernier, aux trois quarts endormi, n’entendit pas et stoppa juste à côté du fourgon puis tourna la tête vers Malko avec un bon sourire.

— Je vous attends, señor ?

Les glaces arrière étaient juste à la hauteur de la cabine du Chevrolet. Malko aperçut une casquette et un visage olivâtre qui le dévisageait. Presque aussitôt, il entendit l’autre portière du fourgon s’ouvrir.

Son chauffeur s’était déjà extirpé de son siège pour lui ouvrir la portière. Il vit une silhouette en uniforme faire le tour du Chevrolet pour venir voir qui était à l’intérieur de la limousine. Son signalement avait fatalement été donné. Il mesura la distance qui le séparait de la maison de John Villavera. Impossible de traverser sans être tué. Et il y avait Oliveira.

D’un bond, il sauta hors de la limousine contourna le chauffeur et se glissa à sa place au volant.

— Couche-toi sur la banquette, cria-t-il à Oliveira.

Déjà, il était au volant, passant la boîte automatique. La limousine fit un bond en avant, balayant le chauffeur avec la portière ouverte et évitant de justesse le policier. Surpris, ce dernier n’eut même pas le temps de tirer. La limousine disparut dans le virage. Malko brûla un stop, retomba dans l’avenue Amerigo Vespucci. Oliveira escalada le siège pour venir s’asseoir à côté de lui.

— Fantastique, fit-elle avec un rire nerveux, c’est comme dans les films !

— Dans les films, fit Malko, les balles ne tuent pas.

Le fourgon de la D. I. N. A. était déjà en train de diffuser le signalement de la voiture. Le piège se resserrait. À tombeau ouvert, il descendit Providencia, se faufila jusqu’à la calle Miraflores. C’était dimanche et la rue était déserte. Il descendit, et laissa Oliveira.

— Attends-moi là.

Il se rua dans l’ascenseur, appuya sur le bouton du 9e. Il sonna à la porte du bordel de la mère Anna. Juste à côté de celle d’un médecin. Les clients avaient tout à domicile…

La porte s’entrouvrit sur une fille très jeune, absolument superbe, outrageusement maquillée, avec des cils interminables, une grande bouche rouge, qui adressa un sourire éblouissant à Malko.

— La señora Anna ?

La ravissante créature prit l’air désolé.

— La casa esta cerrada ! Hoy, esta une matrimonio. Yo se va.

Effectivement, elle sortit. Son tailleur cintré « rétro » accentuait la minceur de sa taille et l’opulence de ses hanches. Dès qu’ils furent dans l’ascenseur, elle examina Malko sans vergogne.

— Tu vienes manana, gringo, souffla-t-elle. Pregunta por Laurencia…

Pour l’instant, ce n’était pas ce que cherchait Malko. Oliveira se rembrunit en le voyant ressortir avec la créature flamboyante.

— Pourquoi vas-tu voir les putes ? siffla-t-elle.

— C’est une coïncidence, jura Malko.

Il repartit. La seule solution était maintenant son ami Jorge Cortez, le diplomate dominicain.


* * *

— Il y a une voiture qui nous suit, annonça Oliveira.

Malko sentit le picotement de la peur sur le dessus de ses mains. Ils filaient le long de la rivière à sec, vers le Barrio Alto. Il se retourna et vit une « 404 » avec deux hommes à bord. Et une antenne sur le toit… Inutile de demander ce que c’était. Il allait les conduire directement chez Jorge Cortez. La voiture ne cherchait pas à les rattraper. Il se demanda comment ils avaient retrouvé la limousine.

La chance peut-être, tout simplement.

Il fallait s’en débarrasser. Vite. Il passa en revue mentalement toutes les possibilités. Oliveira se taisait, la main crispée sur son bras. Se laisser rattraper et engager le combat était hors de question à cause d’elle. Il pensa soudain à l’offre du chauffeur de taxi et à une de ses soirées précédentes. Il vira brusquement à gauche, franchissant un pont métallique qui enjambait la petite rivière, puis revint sur ses pas, la « 404 » toujours derrière lui.

— Où allons-nous ? cria Oliveira.

— Tu vas voir !

Arrivé au pied du Cerro San Cristobal, il s’engagea dans un chemin étroit qui sinuait le long de la colline jusqu’au restaurant l’Œnothèque, lieu favori des barbouzes de la C. I. A., d’où on dominait toute la ville. La route montait en lacets et la vue était splendide.

— Mais tu es fou, s’exclama Oliveira, ils vont nous coincer. Il n’y a pas d’autre route pour redescendre…

— Je sais, dit Malko.

Brutalement, il passa en « low ». La vieille Chevrolet fit un bond en avant. La « 404 », qui s’était rapprochée, disparut au virage suivant. Elle n’était pas de taille à lutter contre les huit cylindres de la grosse américaine dans cette côte escarpée. La limousine faisait jaillir les cailloux, hurler ses pneus, le capot à trente degrés, cliquetant à fendre l’âme. Terrifiée, Oliveira s’accrochait à Malko.

Ils jaillirent sur l’esplanade qui entourait l’Œnothèque au sommet du Cerro.

Sans même ralentir, Malko effectua un tête-à-queue sur place et replongea dans le chemin caillouteux. Serrant son volant, il fonça à tombeau ouvert. Rien au premier virage.

Rien au second.

La « 404 » apparut au milieu du troisième, grimpant poussivement, collée contre la paroi à pic. Le chauffeur aperçut la limousine et machinalement serra sur sa droite. Malko accéléra et continua tout droit. À près de cinquante à l’heure, la calandre de la lourde Chevrolet prit la « 404 » de plein fouet, à la hauteur de la portière avant gauche. Le choc fut effroyable, le pare-chocs de la limousine s’enfonçant comme dans du beurre dans la tôle de la « 404 », la poussant hors du chemin comme une boule de billard. La voiture de la D. I. N. A. bascula d’un coup dans le ravin, ripant sur ses quatre pneus, dans un horrible craquement de tôle. La limousine bleue s’arrêta, l’avant dans le vide, l’aile gauche écrasée, la calande défoncée. La « 404 » fit plusieurs tonneaux le long de la colline, explosa en heurtant un pylône de ciment, cinquante mètres plus bas, et prit feu.

Le tout n’avait pas duré une minute. Oliveira se mit à sangloter, tremblant nerveusement.

Malko passa la marche arrière, recula. L’aile frottait contre la roue avant, avec un couinement exaspérant, mais ils pouvaient rouler. En arrivant au bas du Cerro, Oliveira était en pleine crise de nerfs. Malko repartit vers le nord. Il avait acheté un petit sursis… Il attira Oliveira contre lui.

— N’aie pas peur, je vais te déposer chez un ami sûr.

— Je veux rester avec toi, gémit-elle.

Malko ne répondit pas. Cela devenait trop dangereux… Cinq cents mètres plus loin, un voyant rouge s’alluma au tableau de bord. La température était à cent. Le choc avait crevé le radiateur. La limousine était de plus en plus poussive. Un jet de vapeur commença à filtrer des interstices du capot… le moteur hoquetait. Il cala, Malko le remit en marche. Cent mètres plus loin, il cala de nouveau, et un jet de vapeur fusa du capot ! Malko sauta de la Chevrolet, entraînant Oliveira. Ils devenaient un peu trop repérables.

— Marchons, dit-il.

Il leur restait un kilomètre à parcourir pour atteindre la maison de Jorge Cortez.


* * *

Jorge, toujours homme du monde, avait fait préparer des « vainas ». Mis au courant de leur odyssée, le diplomate dominicain n’avait fait aucun commentaire, seulement proposé :

— Il vaut mieux que vous restiez ici jusqu’à demain. Je vous conduirai dans ma voiture à l’ambassade américaine.

Malko secoua la tête :

— Trop dangereux pour vous. Ils sont déchaînés. Ils me veulent.

— Mais Villavera ?

— Il marche avec eux.

Il y eut un lourd silence. Oliveira, qui était partie dans la salle de bains, revint le visage défait et s’assit près de Malko.

— Je crois qu’il n’y a rien à craindre tout de suite, tant qu’il fait jour, dit celui-ci. Mais pendant le couvre-feu, ils feront n’importe quoi. N’oubliez pas que O’Higgins sait que nous sommes amis. C’est le premier endroit où il va venir.

— Que voulez-vous faire, alors ?

— J’ai besoin de votre voiture, dit Malko. Je la laisserai quelque part. Je préfère ne rien vous dire, pour que vous ne sachiez rien.

— Elle est dans le garage, fit le diplomate. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas dormir ici ?

— Certain, affirma Malko. Vous nous avez rendu assez de services.

Ils burent leurs « vainas », puis le diplomate les conduisit dans son garage, leur donna les clefs de sa Buick Riviera. Il les regarda partir, agita la main. Malko se mit à rouler doucement, un peu plus tranquille. La nuit allait tomber dans moins d’une heure, et cette voiture-là n’était pas encore connue de la D. I. N. A. mais, très vite, le problème de la nuit allait se poser. Ils ne pouvaient pas dormir dans la voiture, c’était trop dangereux dans une ville aussi quadrillée par la police que Santiago.

La jeune Chilienne ne disait rien, enfoncée dans le siège profond. Elle mit une cassette de Jim Croce et ferma les yeux. Malko conduisait automatiquement, tournant dans les allées calmes du Barrio Alto. Il sentait le regard d’Oliveira posé sur lui. Les routes sortant de Santiago étaient sûrement surveillées par la D. I. N. A. ; l’aéroport, il n’en était pas question. Carlos Geranios n’était pas joignable.

— Où allons-nous ? demanda Oliveira.

— C’est la question que je me posais, soupira Malko. Le mieux serait d’essayer de se réfugier dans une ambassade…

— Ce n’est pas facile, observa Oliveira, elles sont très bien gardées. Les carabinieros ont ordre de tirer à vue.

Encore une porte qui se fermait. Malko commençait à avoir très faim aussi. Mais tous les restaurants étaient dangereux. Il jura à voix basse, maudissant la C. I. A. et particulièrement John Villavera. Il continua sur Providencia, ralentit en passant devant la résidence de l’ambassadeur américain, de l’autre côté du terre-plein.

Une « 404 » avec quatre hommes à bord était arrêtée le long du trottoir, un fourgon blanc et noir Chevrolet bloquait la grille.

Il tourna à droite un peu plus loin, dans Vicuria McKenna, large avenue qui filait vers le sud.

Il s’arrêta au feu rouge, partagé entre la rage et le découragement. Le filet de la D. I. N. A. se resserrait d’heure en heure. Ce n’était pas facile de lutter contre une police toute-puissante, dans une ville où il ne connaissait pratiquement personne, où ses ennemis avaient les pleins pouvoirs.

Peut-être que Carlos Geranios avait été repris… Il allait être obligé de se débarrasser d’Oliveira, de rester seul. Il n’en pouvait plus de manque de sommeil, de faim, de fatigue.

Sans trop savoir où il allait, il enfila Vicuria McKenna. La Buick ronronnait sans problème. Tout à coup, Oliveira se dressa sur son siège.

— Je connais un endroit où personne ne viendra nous chercher, s’écria-t-elle.

Malko faillit emboutir un tacot qui arrivait en face.

— Où ?

Pour la première fois depuis le début de leur équipée, Oliveira avait une lueur joyeuse dans ses yeux bleus.

— Au Valdivia, dit-elle.

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