Une fille qui ne devait pas avoir plus de douze ans le héla d’un air canaille, perchée sur des talons de vingt centimètres, avec une jupe large comme une ceinture.
— Une morsa señor ? Dix lucas !
Il l’ignora, s’arrêta devant le numéro 45. Il semblait prêt à s’écrouler d’une minute à l’autre. Il s’engouffra dans le couloir sale, puant l’urine et d’autres odeurs encore moins avouables… Au premier, il s’arrêta pour faire monter une balle dans le canon de son pistolet extra-plat. Il posa sa veste sur son bras pour dissimuler l’arme qu’il garda à la main.
Il ne se sentait pas prêt de recommencer le numéro du « scaphandre ». Avec qui que ce soit. Avoir été torturé le même jour par la D. I. N. A. et le M. I. R. représentait en soi un record qu’il n’avait pas envie de battre…
Il n’y avait qu’une porte au deuxième étage. Il écouta, entendit une radio. Frappa un coup léger et attendit. La radio s’arrêta. Lorsque la porte s’ouvrit, Malko faillit en lâcher son pistolet. La fille qui se tenait devant lui était la compagne de Carlos Geranios, la grande brune aux seins lourds. Elle ouvrit la bouche et la referma, reculant, un masque de terreur abjecte crispant ses traits épais. Elle appela d’une voix étranglée.
— Riquelme !
— N’ayez pas peur, dit Malko.
Un barbu en maillot de corps surgit d’une autre pièce serrant un kalachnikov contre sa hanche, les yeux fous.
— Ne tirez pas ! cria Malko. Je viens de la part de Tania.
Il resta strictement immobile, le pistolet dissimulé sous sa veste. Les yeux agrandis de terreur, la fille le fixait comme s’il était le diable. Le barbu au kalachnikov semblait transformé en statue de sel. Il suffisait qu’il déplace son doigt de quelques millimètres pour couper Malko en deux.
Les yeux marron un peu saillants de la fille se remplirent d’horreur.
— Tania ! Mais…
— Tais-toi ! jeta le barbu.
Son regard fixait un point au milieu de la poitrine de Malko. Là où il se préparait à tirer.
— J’ai été arrêté par la D. I. N. A., se hâta de dire Malko. Ils m’ont torturé. J’ai vu Tania calle Londres. Ils l’ont torturée devant moi.
— Vous ? Ils vous ont torturé ?
Totalement incrédule…
— Ils m’ont pris pour un des vôtres, expliqua Malko.
— Comment êtes-vous sorti ? demanda le barbu hargneusement.
Malko décida de ne pas mentir. Raconta tout : le lieutenant Aguirre. Oliveira… Lorsqu’il mentionna nom de la Chilienne, le barbu grinça des dents.
— Et vous voulez nous faire croire que vous nous voulez du bien !
— Je travaille pour la C. I. A., reconnut Malko. C’est exact. Mais je n’ai rien à voir avec la D. I. N. A. Je suis au Chili pour venir en aide à Carlos Geranios. Si vous savez où il se trouve, il faut me conduire à lui…
— Carlos vous tuera, fit la fille. Il voulait déjà vous faire abattre avant que vous ne veniez avec Tania. Dès que vous avez contacté Chalo. Depuis, quatre de nos camarades ont été tués à cause de vous. Nous n’avons échappé que par miracle.
Malko soutint son regard.
— Je ne vous avais pas dénoncé. Tania a été arrêtée. Pas à cause de moi. Elle a parlé.
— C’est pas vrai ! cria le barbu.
Le silence retomba. De plus en plus tendu.
— C’est grâce à Tania que j’ai pu vous retrouver, insista Malko.
Il raconta sa tragique confrontation avec la Roumaine. Ils l’écoutèrent avec un scepticisme à peine dissimulé.
— Qui nous dit que vous ne travaillez pas pour la D. I. N. A. ? interrogea la fille.
La tension ne baissait pas. Il sentait le barbu prêt à tirer à la moindre alerte.
— Tania pourra vous le dire, fit patiemment Malko. Elle m’a vu être torturé par un certain Juan Planas. Puisqu’elle s’est évadée.
— Évadée ?
Ils avaient eu la même exclamation. Sincèrement stupéfaits. Le barbu explosa :
— Tania ne s’est pas évadée ! Nous le saurions.
— Riquelme, dit la fille, il y a quelque chose de troublant. Julia, c’était un mot de passe à utiliser seulement en cas d’urgence. Tania était la seule à le savoir. Je la connais. Même torturée, elle ne l’aurait pas donné. S’il est là c’est qu’elle le lui a vraiment donné.
Le silence retomba. Dans la rue, deux putes s’engueulaient pour un unique client, un marin polonais qui les injuriait dans sa langue. Le barbu baissa finalement un peu son arme.
— Fais ce que tu veux, grommela-t-il.
Très délicatement, Malko posa son pistolet sur la table et s’en écarta vivement. Il s’en fallut d’une fraction de seconde pour que le barbu lâche sa rafale.
— Moi aussi, je dois être prudent, dit-il. Mais je suis votre ami.
— Comment pouvez-vous être notre ami ! reprocha le barbu. Les Américains ont tout fait pour mettre Pinochet au pouvoir, ils aident la D. I. N. A., ils lui donnent de l’argent, du matériel… Qui croyez-vous qui a payé la Mercedes 280 du colonel O’Higgins ? Soixante millions d’escudos. Il en gagne deux par mois.
— Je vais l’emmener, dit la fille. Il faut qu’on sache. Il n’y a que Carlos…
Le barbu secoua la tête.
— Es muy perigroso, Isabella-Margarita. Ils te cherchent. Cette fois, ils ne te rateront pas.
Isabella-Margarita ne répondit pas, disparut dans la pièce voisine, revint avec une veste et un sac de toile.
— Vous avez une voiture ?
— Oui, dit Malko, sur le port.
— Très bien. Sortez le premier et attendez-moi au coin du square au bout de la rue.
Malko se retrouva sur le palier nauséabond, descendit et marcha jusqu’au port. Il restait à convaincre Geranios de sa bonne foi et à organiser son évasion.
Malgré lui, il regarda autour de lui, sans rien voir de suspect. La peur des deux fugitifs était contagieuse. La voiture était brûlante sous le soleil. En le voyant, le photographe se précipita sur lui, brandissant la photo prise sur le lama.
— Señor, vous l’aviez oubliée. (À voix basse, il ajouta aussitôt :) « Es bien ? »
— Es bien, assura Malko.
Il prit la photo et remonta dans la Datsun. Lorsqu’il arriva au coin du square, Isabella-Margarita était déjà là. Assise sur un banc. Elle monta aussitôt.
— Où allons-nous ? demanda Malko.
— Prenez la route de Santiago.
Ils grimpèrent la route en lacet, bordée de bidonvilles qui firent ensuite place à une insolite forêt de sapins. Isabella-Margarita avait posé son sac de toile entre ses genoux d’où dépassait le canon d’une mitraillette Beretta. Elle fixa Malko avec gravité.
— Je ne veux pas être prise par la D. I. N. A. S’ils nous arrêtent, je tire.
Il remarqua qu’Isabella-Margarita avait de longues mains fines avec d’immenses ongles très rouges. Elle était très maquillée. La coquetterie ne perdait pas ses droits, même dans la clandestinité. À vrai dire, c’était une fille superbe. Et dangereuse. Il se souvint de sa férocité à son égard…
— Pourquoi combattez-vous ainsi ? demanda Malko.
Les grands yeux marron se voilèrent brusquement de tristesse.
— Mon frère a été tué par les carabinieros durant les combats de l’usine Sumar. Ils lui ont brisé les reins à coups de crosse. Avant de lui tirer une balle dans la tête.
Ses épaules s’étaient tassées, ses doigts étaient noués autour du canon de la mitraillette. Malko demanda doucement :
— Pourquoi avez-vous accepté de m’emmener ? La dernière fois, vous ne m’aimiez pas beaucoup.
Elle se troubla légèrement.
— J’ai envie de voir Carlos. Et puis si Tania vous a donné le mot de passe, c’est qu’elle avait une raison. Et nous saurons ce qui s’est passé à la calle Londres.
Le silence retomba. La route défilait entre les collines pelées. Malko pensa que, de nouveau, il allait se trouver face à face avec Carlos Geranios. Isabella Margarita se retournait souvent avec nervosité. Elle dit soudain à Malko :
— Tournez là à droite, dans le petit chemin.
Une piste quittait la grande route pour s’enfoncer entre les collines désertes. La Datsun cahotait dans les ornières caillouteuses. Malko dut se contenter de rouler à vingt à l’heure.
Malgré lui, il éprouva le désagréable picotement de la peur sur le dessus des mains.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Vous avez peur ?
Il y avait un rien d’ironie dans la voix d’Isabella Margarita.
— Non, dit Malko, je n’aime pas que l’on n’aie pas confiance en moi.
— La confiance est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
C’était tombé comme un couperet.
Ils roulèrent pendant vingt minutes sur une piste de plus en plus mauvaise, traversant un bois, passant au pied d’une montagne escarpée pour arriver à une plate-forme taillée dans le flanc d’une colline desséchée. En approchant, Malko aperçut une ouverture de la taille d’un tunnel de chemin de fer qui s’ouvrait sur la plate-forme.
— Allumez vos phares et entrez, ordonna Isabella Margarita.
Malko obéit. C’était sûrement une ancienne galerie de mine.
Il avança en cahotant sur de vieux rails. Les phares éclairaient des parois humides, noirâtres, avec des étais pourris.
— Stop. Attendez-moi là. Éteignez vos phares.
Isabella-Margarita descendit et s’éloigna dans l’obscurité. Quelques minutes plus tard le faisceau d’une puissante torche électrique éclaira la voiture. Puis une autre par-derrière. Carlos Geranios, les traits tirés, la bouche mauvaise, pas rasé, s’avança et ouvrit la portière.
— Descendez.
Aussitôt, deux hommes fouillèrent Malko, lui retirant son pistolet extra-plat.
Puis on le poussa en avant. La colonne comportait une demi-douzaine d’hommes. Chacun avec une torche. Ils marchèrent un quart d’heure, dans des galeries étroites et humides, à demi éboulées, pour arriver enfin dans un espace plus grand, éclairé par des torchés fixées dans la paroi, on avait installé un campement provisoire avec des couvertures, des caisses et deux jeeps. Carlos Geranios braqua sa lampe sur Malko.
— Voilà où ils nous forcent à aller. Nous vivons comme des rats ! Dans un trou.
Le cercle silencieux entourait Malko. Plein d’hostilité. Celui-ci ébloui par la lampe du miriste dit simplement :
— C’est pour vous sortir d’ici que j’ai tenu à vous rencontrer.
Carlos Geranios ricana :
— Je préfère encore ça aux prisons de la D. I. N. A… Mais tu ne referas pas le coup de l’autre jour. Il y a deux hommes avec des mitrailleuses à l’entrée de la galerie. Ils peuvent retenir un régiment pendant une journée. Nous avons trois autres sorties.
— Je ne vous ai pas dénoncé.
— Je crois bien que si, dit Carlos Geranios d’un ton sinistre. On doit te payer très bien pour que tu acceptes de courir de tels risques. Mais les Américains sont riches… Seulement, cette fois, tu as voulu être trop malin.
Il y eut un murmure approbateur dans la pénombre.
Carlos entoura de son bras les épaules d’Isabella-Margarita.
— Tu as bien fait de l’amener.
Il se tourna vers Malko.
— Qui t’a donné le mot de passe, Julia ?
— Tania.
Carlos Geranios le gifla à toute volée.
— Salaud ! Tu l’as torturée.
Malko lutta pour ne pas lui sauter à la gorge et se faire massacrer. Le plus calmement possible, il recommença son récit.
Il termina en mentionnant l’évasion de Tania. Précisant de quelle façon il l’avait apprise. Carlos Geranios laissa tomber d’une voix glaciale :
— Tu as fini de nous raconter des mensonges ! Tania est morte ou encore à la D. I. N. A. Personne ne l’a fait évader. C’est toi qui l’a tuée !
Une voix l’interrompit, dans l’ombre. Calme et définitive.
— Mata bé !
Carlos Geranios hocha la tête.
— Tu as raison, Pablo, vas-y.
Malko vit surgir de l’ombre un jeune homme à la tignasse noire ébouriffée qui le repoussa vers une galerie qui s’enfonçait au cœur de la montagne.
— Vamos, gringo !
Il n’y avait même pas de haine dans sa voix. Simplement une détermination impersonnelle. Malko se mit en route en titubant, furieux contre lui-même d’avoir mal évalué la haine et la méfiance de Carlos Geranios. Ironie du sort il allait mourir de la main de l’homme qu’il était venu sauver.
De nouveau, il pensa à Alexandra, à son château, au parc tout neuf, à la pièce d’eau et aux lambris dorés du grand salon. Tout cela continuerait sans lui. Il avait toujours su qu’un jour sa chance basculerait. Que ses pierres auraient sa peau. Liezen serait encore là dans quelques siècles pour défier le temps si un autre fou sacrifiait sa vie pour le maintenir debout. Son fatalisme slave le reprenait. Et son orgueil aussi. On pouvait rater beaucoup de choses mais pas sa mort. Oubliant l’homme qui marchait derrière lui, il pensa de toutes ses forces à un certain jour où il avait fait l’amour à Alexandra sur le grand canapé de la bibliothèque. Il avait au creux des paumes le contour tiède et plein de défi de ses reins.
— Aqui, gringo.
Malko s’arrêta, se retourna. Dégrisé. Pablo posa la torche électrique en équilibre, de façon à ce qu’elle éclaire Malko.
Il serra le kalachnikov contre sa hanche, le menton rentré, soudain concentré, le canon braqué sur le ventre de Malko, les jambes bien écartées.
— N’aie pas peur, gringo, dit-il d’une voix sans méchanceté, cela ne fait pas vraiment mal.
Son pouce poussa le bouton « rafale ».
Malko n’eut pas le temps de penser. Malgré lui, il ferma les yeux au moment où la culasse partait en avant. Mais au lieu du bruit assourdissant des détonations, il n’y eut que le claquement sec et sonore de la culasse heurtant la chambre. L’amorce n’avait pas percuté. Automatiquement, Pablo ramena le levier d’armement en arrière, éjectant la cartouche défectueuse. Jurant pour lui. Malko réagit automatiquement. Plongeant dans les jambes du Chilien.
Les deux hommes tombèrent ensemble, au moment où la rafale partait, le doigt de Pablo restant crispé sur la détente. Dans cet espace étroit, les détonations résonnèrent effroyablement. Malko frappa de toutes ses forces la gorge de Pablo du tranchant de la main. Le Chilien émit un gargouillis et resta étendu sur le dos. Malko se releva, ramassa le kalachnikov, arracha de la ceinture du guérillero un chargeur plein qu’il introduisit à la place de l’autre. Pablo essayait de se relever. D’un coup de crosse dans la tempe, Malko l’assomma net.
Se dégoûtant un peu. Lui qui abhorrait la violence… Il ramassa la torche électrique et reprit le chemin qu’il avait suivi. Tendant l’oreille et l’arme prête. Il en avait assez des émotions. Encore quelques incidents semblables et on parlerait de lui au passé.
Au moment où il débouchait dans l’espace découvert, la voix de Carlos Geranios appela :
— Pablo ? Todo es bien ?
Le groupe était rassemblé auprès d’une des torches. Ils avaient tous posé leurs armes. Malko s’avança, braqua la torche.
— Todo es bien, répéta-t-il.
Un silence impressionnant se fit aussitôt. Malko avança encore, de façon à ce que tous puissent voir le kalachnikov. Carlos Geranios dit d’une voix altérée :
— Salaud de fasciste, tu as tué Pablo. Assassin.
C’était un comble. Malko résista à l’envie de vider le chargeur du fusil d’assaut sur le groupe. Les mains croisées sur la poitrine, Isabella-Margarita l’observait de nouveau avec horreur.
— Je n’ai pas tué Pablo, dit Malko.
Il s’avança encore. Puis, tranquillement, il appuya sur un bouton et le chargeur du kalachnikov tomba à terre. Il manœuvra le levier d’armement pour éjecter la cartouche qui se trouvait dans la chambre, posa la crosse de l’arme par terre et dit :
— Maintenant, Geranios, est-ce que vous allez me croire ?
Le silence se prolongea pendant plus d’une minute. Une veine battait dans la tempe gauche de Malko. Il jouait sa vie à quitte ou double. Par exaspération. Puis Geranios s’avança vers lui, le scruta encore un long moment et laissa tomber :
— Qui es-tu vraiment ?
L’atmosphère se détendit un peu.
— Je vous l’ai dit, fit Malko avec agacement. Un agent de la Central Intelligence Agency envoyé au Chili pour vous aider à en sortir. En raison des services que vous avez rendus à la « company ». Je n’ai pas dénoncé Tania. Vous encore moins. Je ne travaille pas avec la D. I. N. A. et, si j’ai été relâché, c’est parce que même la D. I. N. A. ne peut pas se mettre mal avec la C. l. A. J’ai malgré tout passé quatre jours à l’hôpital Del Salvador. Vous pouvez vérifier.
Carlos Geranios secoua la tête. Mais cette fois, sans hostilité.
— Je ne comprends pas, avoua-t-il. La mort de Chalo Goulart a coïncidé avec votre intervention. Je suis certain qu’il a été « suicidé » par la D. I. N. A. Je n’arrive pas à croire que Tania ait parlé, qu’elle ait livré notre planque. Je suis sûr qu’elle ne s’est pas évadée… On ne s’évade pas de la D. I. N. A. Et nous le saurions.
Il avait repris le vouvoiement.
Les autres écoutaient respectueusement. Le geste de Malko abandonnant son arme en face d’hommes qui se préparaient à le tuer dix minutes plus tôt était un acte de « macho ». Quelque chose qui les touchait inconsciemment. Le « machisme » était la clef de l’Amérique latine.
Il y eut un bruit de pas et des appels. Pablo surgit de la galerie, se dirigeant à tâtons. Il s’arrêta net en voyant ce qui se passait. Dépassé.
— Je sais pourquoi Tania a été arrêtée, dit Malko.
Il le leur dit. Geranios avait le front barré d’une grande ride. Il répéta :
— Vous maintenez que vous agissez sur les ordres de John Villavera pour me faire sortir du Chili ?
— Bien sûr, fit Malko, excédé. C’est facile à vérifier.
Il surprit le regard de stupéfaction totale échangé entre Carlos Geranios et Isabella-Margarita. Celle-ci hocha la tête.
— Dis-lui.
— Je pense que vous êtes sincère…, dit-il. Quelques jours avant votre arrivée au Chili, je me trouvais à l’ambassade d’Italie. J’allais avoir un sauf-conduit pour sortir du pays sous un faux nom. Personne ne savait que j’étais là à la D. I. N. A. Un jour, par hasard, une des rares personnes qui savaient où je me trouvais a mentionné ce fait devant quelqu’un. Trois heures plus tard, les hommes de la D. I. N. A. sont venus la chercher. C’était une femme, ajouta-t-il d’une voix altérée. Une très jolie femme. (il se tut un moment.) Personne ne l’a revue vivante. Moi, je l’ai revue. Morte. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils lui avaient fait. (La voix se brisa.) Ce n’était plus un être humain lorsque les policiers de la D. I. N. A. sont venus la jeter par-dessus la grille de l’ambassade d’Italie… Ce fut le travail de l’homme qui vous a interrogé. Juan Planas. Un transfuge du M. I. R. La seule erreur qu’ils aient commise. Ils avaient bu et ne se sont pas rendu compte. Ils voulaient m’intimider, me montrer qu’ils m’avaient retrouvé, qu’on ne pouvait pas leur échapper. Je savais qu’ils ne me laisseraient pas partir, qu’ils viendraient me chercher à l’ambassade, quitte à faire des excuses après. Alors, j’ai pris le risque de me sauver, de replonger dans cette ville où chaque habitant peut être un ennemi. Pour avoir une chance de me venger. Et de rester en vie.
Malko écoutait. Horrifié. Sachant déjà ce que le Chilien allait lui apprendre. Ce dernier demanda d’une voix calme :
— Savez-vous qui a dénoncé cette femme à la D. I. N. A. En téléphonant directement au colonel Federico O’Higgins ?
Malko demeura silencieux.
— John Villavera.
Malko eut l’impression que son estomac se remplissait de plomb. Maintenant il comprenait la réaction de Carlos Geranios, calle Santa Fé. C’était à lui d’être assommé, en pleine confusion… Pourtant, cela paraissait énorme. Incroyable.
— Mais pourquoi John Villavera agit ainsi ?
— Pourquoi ?
Carlos Geranios eut un ricanement amer.
— Parce que j’ai été assez imbécile pour rendre service à la C. I. A. Je suis un des seuls hommes à pouvoir prouver que Allende a été renversé avec l’argent de la Central Intelligence Agency. Que la Junte a bénéficié de l’aide de Sociétés américaines, directe comme indirecte. Et d’autres choses aussi. Vous comprenez. Ils ont été trop loin. Les gens de la C. I. A. qui étaient ici se sont fait taper sur les doigts. Alors, il faut supprimer les preuves. Il faut ME supprimer. La C. I. A. veut faire faire le travail par la D. I. N. A. Mais la D. I. N. A. ne peut pas me trouver. Alors, vous êtes intervenu. Si je n’avais pas pu apprendre l’intervention de Villavera, je vous aurais accueilli à bras ouverts. Et vous m’auriez mené à la mort. »
— Mais enfin, que craignent-ils ?
Il secoua la tête.
— Que je parle, que je donne des documents. J’en ai. Des noms. Des faits. Des dates. Ce que je vais faire, ajouta-t-il sombrement, je veux que le monde entier le sache. Je connais le nom de tous ceux qui travaillent pour eux. Le colonel O’Higgins est sur les feuilles de paie de la C. I. A. Et d’autres. Je le dirai.
Il se tut brusquement. Sa voix avait déraillé. Malko baissa les yeux. Il n’arrivait pas à croire que le doux John Villavera était responsable de cette horrible machination…
— Vous êtes totalement certain de ce que vous dites ? Que Tania est encore aux mains de la D. I. N. A. ? Que John Villavera veut que je vous retrouve pour vous tuer ? Qu’il se sert de moi comme chien de chasse ?
— Absolument, affirma le Chilien.
— Si c’est le cas, dit lentement Malko, je vous jure que je vous aiderai. À titre personnel. Et je crois aussi que les gens de Washington ne sont pas au courant de cela… Mais je dois en être certain.
— Renseignez-vous.
— Vous êtes prêt à me laisser repartir d’ici ?
Le Chilien n’hésita pas.
— Oui.
Malko revoyait la lourde mâchoire de John Villavera, son air calme, posé. Son insistance à retrouver Carlos Geranios. Il y avait sûrement autre chose. Une horrible arnaque montée par quelqu’un qui avait intérêt à brouiller les cartes. Il ne voyait peut-être qu’un morceau de l’iceberg. Quelques années dans le Renseignement lui avaient appris que la solution la plus évidente n’était pas toujours la bonne.
Une idée lui vint soudain à l’esprit.
— Si ce que vous dites est vrai, remarqua-t-il, la D. I. N. A. aurait dû être ici depuis un bon moment. Je n’étais pas difficile à suivre. Ils ont des moyens sophistiqués. Des hélicoptères, des radios…
Carlos Geranios haussa les épaules.
— Ne me croyez pas si vous voulez. Mais je sais que j’ai raison. La D. I. N. A. et votre ami John Villavera marchent la main dans la main.
Le nom de Tania traversa le cerveau de Malko. C’était peut-être la clef de tout. Il se souvint que O’Higgins lui avait appris qu’il s’agissait d’un agent du K. G. B. Elle avait intérêt à brouiller les cartes…
— Pouvez-vous m’aider à savoir où se trouve Tania, si elle est encore vivante ? demanda-t-il.
Carlos n’hésita pas.
— Oui.
— Très bien, dit Malko. Nous allons trouver la vérité.