Chapitre X

Un gros insecte tournait autour des fleurs noyant la véranda, émettant un bourdonnement aigu, seul bruit qui troubla le silence pendant plusieurs secondes. Le major van Haag semblait pétrifié d’horreur.

— Vous êtes fou ! dit-il enfin. Un diplomate ! Vous savez à quoi vous vous exposez ?

— Vous avez déjà vu des diplomates utiliser des pistolets à silencieux ? contra Malko. Vous savez très bien que nous avons affaire à un agent du KGB. Les Popovs ne veulent pas ébruiter l’affaire. Ils ne voudront pas non plus laisser un des leurs en notre possession. Comme ils contrôlent ceux qui ont enlevé Johanna…

Ferdi se leva et se servit un scotch J & B.

— C’est une bonne idée, dit-il de sa voix lente et calme. À condition de ne pas en parler à Pretoria. Ils ne voudront jamais. On leur dira après.

— Je ne peux pas participer à un tel projet, laissa tomber le major van Haag. C’est impossible. Ce sont des méthodes de gangsters.

Ferdi écrasa sa cigarette dans le cendrier, blanc de rage :

— Vous n’allez quand même pas nous dénoncer ?

Le major ne répondit pas, buté, son visage déjà sévère, devenant de marbre. Ferdi marcha sur lui et s’arrêta à quelques centimètres. Juste au moment où Malko pensait qu’il allait le frapper.

— Et Johanna ? dit Ferdi. Vous avez envie de la retrouver égorgée ? Moi, j’ai servi sous les ordres de son père. Alors, je ferai n’importe quoi pour la sauver. Même si je dois rendre mes galons.

Brusquement, le major van Haag se détourna et alla se rasseoir. Lui aussi blanc comme un linge.

— Ferdi, je suis responsable ici. Les Botswanais sont très susceptibles. Une histoire pareille peut créer un scandale sans précédent et nuire à l’image de notre pays d’une façon irrémédiable. Cependant je comprends ce que vous ressentez. Je vous laisse faire… Mais où allez-vous le mettre ?

— De l’autre côté de la frontière, annonça Ferdi. Chez mes amis de la police.

Le major van Haag secoua la tête :

— Vous êtes fou !

— Peut-être, dit Ferdi, mais au moins je pourrai me regarder devant une glace.


* * *

Joe Grodno ôta ses épaisses lunettes et les essuya d’un geste distrait. Cela l’aidait à réfléchir. Il régnait dans ce hangar de Phuku Close une température d’étuve à cause du toit de tôle ondulée qui amplifiait le rayonnement du soleil. Le Lituanien n’était plus tout jeune et avait des problèmes cardiaques. La chaleur l’incommodait énormément. Il regrettait amèrement sa confortable villa de Lusaka. Depuis quelques heures il frôlait le désastre. Ce qui s’était passé justifiait sa confiance limitée dans ses partenaires de l’ANC.

Il traînait en Afrique depuis un demi-siècle et connaissait les Noirs. Pour eux, un secret était une chose qui ne se répétait qu’à une seule personne à la fois… Si ses adversaires apprenaient sa présence à Gaborone, ils retourneraient chaque pierre de la ville pour le trouver. La police du Botswana, bien qu’elle ne soit pas hostile, ne se mouillerait pas pour lui : quatre-vingt-cinq pour cent du ravitaillement du Botswana venait de l’Afrique du Sud. Les puissants voisins du Sud avaient déjà montré qu’ils ne s’embarrassaient pas de scrupules, lorsque leur sécurité était en jeu. Ils pouvaient parfaitement envoyer des commandos, isoler la ville et la fouiller. L’idée de le pendre haut et court les galvaniserait.

On frappa à la porte du hangar et les deux Noirs en tenue de brousse, armés jusqu’aux dents et bardés de cartouchières, chargés de la protection du Lituanien, s’arrachèrent à leur lit de camp.

Ils firent entrer un métis de petite taille qui alla s’incliner avec déférence devant Joe Grodno.

— Colonel, annonça-t-il. (Il donnait au Lituanien le grade qu’il avait dans le KGB.) Tout va bien. Le mécanicien a pu être neutralisé. Nos amis ont eu un blessé qu’ils ont conduit à l’hôpital.

Joe Grodno en resta les lunettes en l’air :

— Qu’est-ce que tu racontes, Lyle ? Un blessé ? Qui l’a blessé ?

Lyle baissa son unique œil ouvert et avoua :

— Les autres, Colonel. Ils l’avaient suivi. Ils se sont tirés dessus avec nos amis. Mais c’est tout.

— C’est tout !

Joe Grodno étouffait littéralement de rage. Non seulement, il avait dû jouer de toute son influence pour forcer le rezident du KGB de Gaborone à intervenir d’une façon brutale dans une affaire qui ne le concernait pas directement, mais, en plus, les Soviétiques s’étaient fait surprendre par les Sud-Africains… Viktor Gorbatchev, le rezident, devait être hystérique. À juste titre.

— Quand je pense, explosa le Lituanien, qu’on devait le faire abattre par tes hommes et qu’ils ne voulaient pas, parce qu’ils sont de la même tribu et du même village !

Lyle se tassa, la tête dans les épaules.

Pourtant, Lyle était un de ses meilleurs éléments. Il avait été entraîné au camp de Simferopol en URSS par les soins du 3e Département du GRU. Grodno avait beau, pour les opérations un peu délicates, utiliser systématiquement des métis, les Noirs étant réduits au niveau d’exécutants, ce n’était pas encore cela…

Évidemment, il avait joué de malchance. L’idée de substituer le kérosène à l’essence venait de Joe Grodno et elle avait été correctement réalisée. Il avait fallu un miracle pour sauver ses adversaires. Ensuite, les ennuis s’étaient enchaînés. Le mécanicien-saboteur, membre de l’ANC, connaissait la planque de Joe, QG secret de l’ANC à Gaborone. Interrogé par les Sud-Afs, il se serait mis à table. Donc il fallait le liquider. Pour une fois et, sur sa demande pressante, les gens du KGB avaient réagi vite. Sans rendre compte à Moscou. Heureusement, sinon, le mécanicien aurait eu le temps de gagner Lusaka à pied. Seulement, maintenant, c’était la merde.

Le sifflet d’un train qui passait le long de Francistown Road parvint jusqu’au hangar. L’express pour Victoria Falls. C’était tentant de le prendre et de se retrouver en sécurité. Mais Joe Grodno était cloué à Gaborone où il était venu chercher Gudrun Tindorf, afin de l’exfiltrer sur la Zambie. Elle lui apportait aussi les noms des gens qu’elle avait entraînés au maniement de l’explosif et qui allaient prendre sa suite. Dès qu’il l’aurait récupérée, Joe Grodno enverrait de l’autre côté de la frontière les hommes qu’il avait amenés avec lui et leur matériel. Afin qu’ils fassent plus tard leur jonction avec les terroristes formés par Gudrun.

Il avait promis une campagne de terreur. S’il ne tenait pas sa promesse, il perdait toute crédibilité. En plus, le prétexte était la libération des deux leaders antiapartheid ce qui galvanisait les Noirs d’Afrique du Sud. Seuls, Joe et ses amis soviétiques qui avaient conçu l’opération, connaissaient la vérité. Eux savaient parfaitement que les Sud-Afs ne libéreraient jamais leurs prisonniers sous la menace. Et qu’il s’agissait simplement de déstabiliser l’Afrique du Sud.

Lyle était resté debout devant le Lituanien, sautant d’un pied sur l’autre.

— Qu’est-ce que tu veux encore ?

— La femme, Colonel, qu’est-ce qu’on fait de la femme ?

De nouveau, Joe Grodno sentit la rage l’étouffer.

— Tu avais bien besoin de l’enlever…

— Mais elle nous a surpris, Colonel, plaida le métis, elle était très forte…

— Qu’est-ce que tu avais besoin d’aller fouiller ces chambres…

Lyle baissa la tête. Il avait cru faire un coup d’éclat en enlevant Johanna.

Furieux, Joe Grodno regarda la forme allongée sur le sol, de l’autre côté du hangar. Ligotée, une large bande de sparadrap noir sur le visage, la rendant muette et aveugle. Un kidnapping inutile et dangereux. Les Sud-Africains devaient être fous furieux… Qui plus est, les hommes de Lyle l’avaient amenée là sans lui bander les yeux. Elle pourrait donc éventuellement reconnaître les lieux. Le Lituanien n’ignorait pas qu’elle faisait partie des Services spéciaux sud-africains et ce que signifiait son enlèvement.

De nouveau, Joe Grodno essuya son front, en proie à un vertige. Sa vie était dure, surtout depuis que sa femme avait péri dans une explosion. Parfois, il se demandait comment il tenait le coup. Depuis longtemps, son rêve était d’aller revisiter le château de Neuschwanstein, en Bavière, construit par Louis II, le Roi Fou. Seulement, l’Allemagne était dangereuse pour lui. Il prendrait quand même le risque avant de mourir.

Il fixa de nouveau le corps étendu et en quelques secondes sa décision fut prise. Il n’avait pas le droit de mettre sa mission en péril.

— Lyle, puisque c’est toi qui a fais cette erreur, tu vas la réparer.

— Oui, Colonel, dit le métis.

— Tu sais comment ?

Le métis hésita à peine.

— Oui, Colonel. Je peux le faire ici ?

Joe Grodno le fixa avec un découragement dégoûté. Décidément, il ne se ferait jamais à ces abrutis de Cafres.

— Il faut que cela ait l’air d’un meurtre de rôdeur, expliqua-t-il patiemment. Tu vas l’emmener sur le terrain de golf ce soir. Comme si elle était allée se promener et qu’on l’ait attaquée…

— Oui, Colonel, approuva Lyle, les yeux brillants d’une joie anticipée.


* * *

Malko gara la Range-Rover dans Notwane Road en face de l’entrée de service du Princess Marina Hospital. C’était celle du major van Haag qu’ils avaient réussi, Ferdi et lui, par lui arracher… Ils avaient ôté les plaques, rendant toute identification impossible. Des Range-Rover couleur sable, il y en avait des dizaines à Gaborone. Van Haag avait également consenti à leur indiquer une piste discrète pour franchir la frontière sans croiser de Botswanais. Il était onze heures du soir et les rues de Gaborone complètement désertes. Ferdi se trouvait déjà à l’intérieur. Malko continua à pied, longeant une allée sombre. Au bout d’un moment, un léger sifflement attira son attention. Ferdi émergea d’un bosquet et ils se rejoignirent.

— Tout est OK, annonça le Sud-Af. Il est au second étage chambre 234. J’ai une bombe à gaz pour le neutraliser. J’espère qu’il ne sera pas trop mal en point. Allons-y !

Ils gagnèrent le bâtiment de chirurgie. Le hall était désert et ils empruntèrent l’escalier après avoir passé des blouses blanches. S’ils croisaient une infirmière, elle les prendrait pour des médecins étrangers. Ils ne virent personne. Le couloir du second était brillamment éclairé. Un ronflement sonore filtrait d’une porte ouverte. L’infirmier de garde, les pieds sur la table…

La 234 se trouvait cinq portes plus loin. Ils l’atteignirent et poussèrent le battant. La pièce était plongée dans l’obscurité. Malko alluma : le lit était vide.

— Goete himel[32] ! jura Ferdi.

— Vos informations sont mauvaises, fit Malko à voix basse. Filons.

Le Sud-Af continuait à fixer le lit vide comme si sa volonté pouvait y faire surgir le Soviétique. Malko l’entraîna. Au moment où ils sortaient, il y eut des pas dans le couloir. Ils n’eurent pas le temps de se cacher. Une grosse infirmière noire surgit et leur jeta un coup d’œil étonné, mais pas inquiet.

— Vous cherchez quelque chose ?

— Nous étions venus voir un ami, dit Malko. Le patient du 234. Il n’est pas là ?

L’infirmière lui adressa un regard bizarre avant de dire :

— Comment, vous ne savez pas…

— Il a été transféré ? demanda Ferdi.

La grosse femme secoua la tête et fit un signe de croix rapide.

— Dieu l’a rappelé à lui, en fin d’après-midi. Il est à la morgue. Une hémorragie interne.

Les deux hommes demeurèrent stupéfaits quelques secondes, puis Malko donna le signal du départ. Sans un mot ils remontèrent dans la Range-Rover et gagnèrent la villa du major van Haag.

Ce dernier fumait sous sa véranda. Il sauta en l’air comme si un scorpion l’avait piqué en entendant le véhicule et traversa le jardin en trombe. La nouvelle de la mort du Soviétique le figea d’horreur.

— Holy God ! Les Popovs vont être fous furieux, murmura-t-il. Comment vont-ils réagir ?

— En tout cas, fit Malko, nous n’avons plus de monnaie d’échange…

Ils demeurèrent silencieux quelques instants, puis van Haag tourna les talons, rentrant dans la villa.

— Je vais demander des instructions à Pretoria, dit-il de sa froide voix administrative.

Ferdi et Malko échangèrent un regard. Les bureaucrates de Pretoria n’avaient aucune prise sur ce qui se passait au Botswana. C’était à eux de récupérer Johanna s’il était encore temps.


* * *

Lyle avait pénétré sur le golf par Notwane Road. Un petit sentier aboutissait directement sur les « greens ». Il avait garé son « bakkie » tout au fond, sous un acacia et sorti le corps de Johanna du véhicule. Ses liens l’empêchaient de bouger, mais elle gigotait un peu. Il la chargea sur son dos sans effort. Pendant des années, il avait coltiné des sacs de farine et, malgré sa petite taille, il était extrêmement robuste. Ses pieds s’enfonçaient dans l’herbe tandis qu’il avançait silencieusement. La nuit était très claire et une vague lueur commençait à monter du côté de la frontière, indiquant la proximité de l’aube. Il avait encore une longue heure devant lui. Il repéra un bosquet près du trou numéro 14 à côté d’une petite cuvette herbue.

C’est là qu’il déposa la jeune femme et qu’il souffla un peu. Il était très calme, repensant à tout ce qu’il avait subi lors de ses différents séjours en prison quand les policiers l’avaient battu, humilié. Une fois, il s’était fait prendre après un petit vol à l’étalage. Un sergent sadique avait fait venir un grand Cafre de près de deux mètres, incarcéré pour une bagarre et lui avait mis un marché en main. S’il sodomisait Lyle au milieu du poste de police, il était libre… L’autre n’avait pas hésité. Lyle sentait encore la brûlure de cette épée de chair qui l’avait fouillé brutalement et entendait les rires des policiers blancs… Il sortit son couteau et, méthodiquement, commença à découper les vêtements de la prisonnière. Cela prit plusieurs minutes et peu à peu, le corps blanc apparut. Lyle, minutieusement, enleva les derniers lambeaux de tissu accrochés autour du ventre et tira le soutien-gorge, découvrant la poitrine. Chaque fois que ses doigts effleuraient la chair ferme, il frissonnait. Jamais il n’avait touché une Blanche auparavant. Des Indiennes oui, mais pas de vraies Blanches. Il retourna Johanna sur le dos et regarda son visage. Il était livide. Ses narines étaient pincées et il y avait une terreur abominable dans ses yeux, inhumaine. Elle se recroquevilla dans la position de fœtus, comme pour chercher une protection illusoire. Lyle la contemplait avec des sentiments mitigés. Lentement, il commença à faire courir ses mains rugueuses sur sa peau, partout, la forçant à s’allonger peu à peu. Elle essaya de lui échapper.

Lyle la rattrapa, patiemment, sans brutalité. Leurs corps se touchèrent. Il se mit à trembler. Son pantalon semblait prêt à éclater sous la pression de son sexe. Le sang battait à ses tempes. Pris d’une envie incontrôlable, il arracha brusquement le scotch qui bâillonnait la jeune femme. Celle-ci secoua la tête, les joues creusées par la peur, méconnaissable et siffla d’une voix grêle :

— Que voulez-vous ?

Lyle ne répondit pas, préoccupé par son fantasme. Il la sentait complètement à sa merci, mais il avait peur de la détacher quand même. Il choisit un moyen terme : d’un coup de poignard, il fit sauter les liens de ses chevilles. Aussitôt, elle se mit à gigoter comme une anguille, essayant de se mettre debout. Lyle dut se coucher sur elle, l’enfonçant dans le sol meuble, le visage dans la terre. Le contact de ses fesses pleines poussant contre son ventre le rendit fou. Il planta son poignard dans l’herbe, hors de sa portée, et se défit rapidement. Lorsque sa victime sentit la chaleur de son membre collé à elle, elle poussa un grognement, arriva à tourner son visage de profil et jeta d’une voix à la fois suppliante et menaçante :

— Vous savez qui je suis ? J’appartiens à l’armée sud-africaine ! Vous…

Sa phrase se transforma en un cri déchirant. Lyle venait de la violer, s’enfonçant en elle de tout son poids. Il s’arrêta, le cœur cognant dans sa poitrine, regrettant de lui avoir ôté son bâillon…

— Si tu cries, je te tue.

Pour donner plus de poids à sa menace, il reprit son poignard et piqua un peu le cou de Johanna. Celle-ci gémit mais ne dit plus rien quand il recommença à aller et venir en elle. Johanna ne se défendait plus. Même lorsqu’il lui fit subir ce qu’il avait enduré de la part du grand Cafre, elle se contenta de sursauter, le visage dans l’herbe, tandis que Lyle explosait dans ses reins…

Le Cafre demeura immobile encore un peu, profitant du chaud fourreau de chair puis jeta un coup d’œil à sa montre. Vingt minutes déjà ! La lueur à l’est commençait à éclairer le golf. Il se retira, se rajusta hâtivement. Johanna roula sur le côté, puis se remit à genoux, le visage levé vers lui.

— Laissez-moi maintenant, dit-elle, sans élever le ton. Partez. Partez !

Elle n’avait pas encore compris. Machinalement, Lyle allongea la main et caressa son sein nu, le soupesant comme un fruit au marché. Johanna, d’un seul élan, lui cracha en plein visage, jetant :

— Vertroek[33] !

Instinctivement, Lyle la gifla. Si violemment qu’elle tomba à terre et se mit à gémir comme un chien qu’on bat. Il la prit par le bras et elle le mordit. Il lui donna un coup de pied dans les côtes. Une marque rouge apparut aussitôt. Johanna, cette fois, comprit. Elle rampa, se mit debout et voulut s’enfuir. Alors Lyle la reprit et commença à la frapper. Sauvagement, méthodiquement, comme on le frappait dans les prisons. Il jurait tout seul, l’insultait, insultait tous les Blancs de la terre. Johanna, qui était solide, se débattait et arriva même à lui décocher un coup de pied.

Alors, Lyle devint fou ! Il la saisit par la nuque et la poussa en avant. Johanna tomba et il noua ses deux mains puissantes autour de sa gorge, lui enfonçant le visage dans l’herbe bien coupée du golf. La jeune femme luttait furieusement, donnant des coups de reins qui le désarçonnaient presque.

Elle ruait comme un cheval. Lyle appuyait de plus en plus, lui enfonçant le visage dans la terre, puis lâchant un peu, cherchant à faire durer le plaisir. Elle réussit à pousser un cri très rauque et très fort et il prit peur. Cette fois, ses doigts trouvèrent le larynx et crochèrent dedans. Les coups de pied et les coups de reins se firent de plus en plus faibles, puis cessèrent.

Lyle relâcha la pression de ses doigts : rien ne se passa. Il se releva. Johanna gisait à plat ventre, les mains toujours liées derrière le dos, les jambes ouvertes. Lyle s’essuya le front. Les battements de son cœur se calmèrent. Finalement, cela avait été très facile. Il se pencha et, avec le poignard, trancha les liens des mains. Les poignets retombèrent de chaque côté du corps. Il ramassa avec soin tous les liens, le bâillon et fourra le tout dans sa poche. Laissant les vêtements découpés à l’abandon. Il examina la scène. C’était parfait. Une touriste surprise par un sadique qui la viole et la tue.

Il regagna alors le « bakkie » sans se presser. Lorsqu’il arriva au croisement de Nyerere Drive et de Notwane Road, le soleil faisait resplendir le dôme doré de la mosquée. Lyle se sentait en paix. Il pensa avec plaisir au Sud-Africain qui lui avait permis de faire toutes ces bonnes choses. Décidément, les Blancs étaient des imbéciles.


* * *

— C’est ce salaud de Lyle ! gronda Ferdi. Je l’égorgerai.

Le colonel sud-africain semblait avoir vieilli de dix ans, avec de grands cernes sous ses yeux gris, les épaules voûtées, le menton rentré. Malko essayait d’oublier la vision du cadavre de Johanna. La police botswanaise les avait prévenus deux heures plus tôt. Après être allés reconnaître le corps, ils s’étaient enfermés dans la chambre d’hôtel, ruminant leurs sombres pensées.

— Vous croyez vraiment que c’est Lyle ? demanda Malko.

— J’en suis certain, grommela Ferdi. J’ai été un imbécile. Et je suis sûr aussi que Joe Grodno se trouve à Gaborone. Ils sont en train de monter un trac important.

— C’est juste, dit Malko, l’intervention des Soviétiques le prouve. Mais que pouvons-nous faire maintenant ?

— Je resterai ici tant que je n’aurai pas eu la peau de ce salaud. Van Haag est d’accord ; il est en train d’essayer d’obtenir des informations sur l’ANC par ses contacts dans la police.

— Nous les gênons, dit Malko, donc, ils vont tenter quelque chose d’autre contre nous…

Ferdi leva les yeux sur lui :

— Si vous pouviez dire vrai ! On va se les payer cette fois. Je vais voir van Haag. Je vous rejoins ici.


* * *

Joe Grodno émergea de la Mercedes aux vitres fumées arrêtée dans la cour de l’ambassade soviétique. Il n’aimait pas beaucoup prendre de tels risques mais sa visite de condoléances était indispensable. La mort du capitaine Oustinov, brillant officier du KGB, engageait gravement sa responsabilité.

Le rezident du KGB, Viktor Gorbatchev, l’attendait sur le perron. Les deux hommes pénétrèrent dans un bureau climatisé orné du portrait de Tchernenko, puis s’étreignirent. Ils burent un peu de thé brûlant, grignotèrent quelques biscuits. Le rezident était un jeune colonel qui avait beaucoup entendu parler de Joe Grodno qu’il estimait pour son travail de fourmi. Cependant, le rapport qu’il venait d’envoyer à Moscou risquait de freiner son avancement. Grodno attaqua tout de suite :

— Tovaritch colonel, dit-il, je suis désolé pour la mort de notre camarade Gregory Oustinov. C’est une terrible fatalité et j’en porte la responsabilité.

Le rezident eut un geste apaisant.

— Tovaritch, nous sommes en guerre. Le camarade capitaine Oustinov est mort en héros de l’Union Soviétique. Il sera enterré dans notre pays avec les honneurs dus à son sacrifice.

Ils reburent un peu de thé.

— Où en êtes-vous ? demanda le Soviétique.

— Nous attendons l’Allemande et ceux qui doivent repartir avec les explosifs, expliqua Joe Grodno. Ils ont du retard. Nos réseaux ont été touchés par les Services sud-africains et l’échec de notre dernière opération rend le passage de la frontière très dangereux. C’est une situation ennuyeuse car je suis obligé de m’exposer. Hélas, il m’est impossible de bouger d’ici, tant que Gudrun Tindorf ne sera pas arrivée.

— Je vois, fit le Soviétique. À propos ce sont vos hommes qui se sont occupés de cette Sud-Africaine…

— Oui.

Le rezident hocha la tête, grignota un biscuit et demanda :

— Était-ce nécessaire d’être… aussi brutal ?

Joe Grodno s’attendait à cette question. Les Soviétiques n’aimaient pas beaucoup la violence gratuite. Surtout dans une affaire où ils étaient mêlés.

— Camarade, expliqua patiemment le Lituanien, nous sommes en Afrique et on ne contrôle jamais à cent pour cent ce que font les Noirs. Ce kidnapping était une erreur. Il était ensuite hors de question de relâcher cette femme avec ce qu’elle savait.

— Vous auriez pu la garder un certain temps et lui rendre la liberté après le démontage de votre opération, objecta avec douceur le rezident.

— C’était courir un gros risque. Les Sud-Africains auraient mis une pression terrible sur les Botswanais pour la récupérer. Ces derniers pouvaient nous forcer à la libérer. Devant cette alternative, j’ai préféré utiliser cette femme pour dégoûter les agents sud-africains de rester ici.

— J’espère que vous avez eu raison, soupira le Soviétique. Et que vous n’arriverez pas au résultat inverse.

Joe Grodno ôta ses lunettes dans un geste familier et laissa tomber :

— Dans ce cas, je mettrai en œuvre d’autres moyens. La présence de ces gens ici représente un grave danger.

— Faites attention aux Botswanais, souligna le Soviétique. Ils sont très nerveux. Déjà, ils m’ont posé beaucoup de questions au sujet du camarade Oustinov. Ils se doutent de quelque chose. Je ne pourrais plus vous apporter la même aide dans un cas similaire…

Il avait dans sa poche un télex de Moscou l’engueulant vertement pour avoir participé au meurtre du mécanicien-saboteur. Seulement, Joe Grodno avait lui aussi rang de colonel du KGB et n’appelait pas au secours pour rien. Il avait agi pour protéger une importante opération de déstabilisation dont bénéficierait à long terme l’Union Soviétique. Certes, ce n’était pas une raison pour jouer les cow-boys. À force de vivre dans la clandestinité, le vieux Lituanien ne se rendait plus compte de certaines choses. Une ambassade, c’était sacré. Trop de diplomates soviétiques avaient été expulsés à travers le monde. Au Botswana, il fallait garder un profil bas.

Les deux hommes discutèrent encore d’un certain nombre de problèmes techniques. Le rezident réitéra une invitation à Moscou à laquelle Joe Grodno n’avait pas le temps de se rendre, puis ils se séparèrent. Baiser sur la bouche.

Grodno, en remontant dans la Mercedes, était un peu amer. Les Soviétiques le lâchaient dans un moment crucial. C’était à lui d’assurer sa propre sécurité. Or, il n’avait aucune confiance dans les Botswanais. Les Sud-Afs avaient sûrement des informateurs dans la police. S’ils découvraient ce qui se tramait : adieu le vieux Joe Grodno…

Il agita le bras en direction de Viktor Gorbatchev qui lui disait au revoir à partir du perron. À peine la voiture eut-elle disparu que le rezident se hâta vers son bureau afin d’envoyer un télex à Moscou. Joe Grodno était, certes, un élément précieux, mais sa soif de vengeance à l’égard des Sud-Afs risquait de le mener trop loin.


* * *

Ferdi avait retrouvé Malko au bar et, avant même de lui dire un mot, s’était fait servir un double J & B. Le tumulte était toujours aussi fort, entre les discussions des soiffards et la musique.

— Carl n’avait rien pu apprendre, laissa tomber Ferdi, découragé. Je commence à en avoir marre de ce pays de merde… Il va venir nous rejoindre tout à l’heure. J’ai l’impression que ses contacts botswanais le mènent en bateau.

Malko qui avait faim eut beaucoup de mal à l’arracher du bar, pour le traîner dans le restaurant où les deux fantaisistes faisaient toujours leur numéro débile. Il était aussi choqué que le Sud-Africain par la mort horrible de Johanna, mais tentait de rester lucide. Ils étaient en train de dîner lorsque le major van Haag fit son apparition, toujours aussi sévère, visiblement perturbé, et s’attabla avec eux. Lui avait déjà dîné.

— J’ai reçu un coup de fil étrange, annonça-t-il.

— Qui ?

— Le rezident Viktor Gorbatchev que j’avais déjà rencontré. Il voulait me présenter ses condoléances pour la mort de Johanna. Avec insistance. Comme pour me persuader qu’il n’y était pour rien.

— C’est probablement vrai, remarqua Malko, même s’il sait qui l’a tuée. Ils n’aiment pas beaucoup ce genre d’affaires. Et pourtant, cette fois, ils y sont mouillés jusqu’au cou…

— Si on pouvait se payer ces salauds, soupira Ferdi.

— Ne rêvez pas, dit Malko.

Carl van Haag semblait perdu dans ses pensées. Il sortit de son mutisme pour lâcher :

— J’ai quand même obtenu une information. Par un haut fonctionnaire de la police qui est sur mon payroll : Grodno serait à Gaborone…

— Où ? rugit Ferdi.

— Ça, il ne me l’a pas dit… Par contre, il m’a laissé entendre que le gouvernement botswanais verrait d’un très mauvais œil une action violente contre lui.

Ferdi s’étrangla de rage :

— Alors, en plus, ils le protègent. Si je le trouve, je lui vide mon chargeur dans le ventre.

Toujours froid, Carl van Haag lui jeta un regard réprobateur :

— J’ai autant envie que vous de venger Johanna et d’arrêter ce qui se trame, dit-il. Mais nous devons y aller sur la pointe des pieds. Je me demande pourquoi Grodno prend le risque de rester ici, si mon informateur a dit vrai.

— Il attend quelque chose, dit Ferdi.

— Ou quelqu’un, souligna Malko. Comme Gudrun Tindorf.

Joe Grodno donnait ses ordres à Lyle de sa voix un peu cassée, très lentement pour que le Cafre comprenne bien. Ce dernier avait prouvé avec Johanna qu’il ne reculait devant rien. Ce qu’il avait à faire maintenant était un peu plus dangereux, mais plus utile.

— Tu as compris ? demanda le Lituanien.

— Oui, fit Lyle. J’y vais.

— Fais attention.

Lyle, mû par la haine, était un élément précieux. Et Grodno était sûr qu’il remplirait bien sa mission. Ce qui l’inquiétait c’était de n’avoir aucune nouvelle de Gudrun. Car il était en train de brûler ses dernières cartouches. Il ne pouvait pas quitter Gaborone sans avoir récupéré l’Allemande et les informations précieuses qu’elle ramenait. La clef de sa campagne de terreur.

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