Chapitre VI

Ferdi tendit à Johanna le bout de papier où était inscrit le téléphone de la call-girl.

— Trouvez-moi l’adresse de cette fille.

Johanna, toujours aussi pâle, prit le papier, et sortit aussitôt. Le colonel sud-africain se tourna alors vers Malko :

— Nous allons garder ce type au chaud, le temps d’aller à Jo’Burg discuter un peu avec cette fille. Vous venez avec moi ?

— Certainement, dit Malko.

L’officier barbu entraîna le concierge duCarlton hors de la pièce.

— J’ai une idée, dit soudain Malko. Si j’allais voir cette fille moi-même ?

Ferdi le fixa, l’air étonné :

— Pourquoi ?

— Elle n’est peut-être pas facile, dit Malko. Si on la prend de front et qu’elle refuse de dire ce qu’elle sait, nous sommes coincés. Vous n’avez pas beaucoup de moyens de pression sur elle. Par contre, je peux essayer de lui extirper en douceur ce qu’elle sait.

Si j’échoue, il sera toujours temps pour vous d’intervenir.

Ferdi écoutait en se grattant le menton. Malko avait bien pris soin de ne pas être trop insistant. L’officier sud-africain hocha la tête.

— Vous avez raison, c’est peut-être une bonne idée. Mais je vais vous donner une protection. Qu’on ne recommence pas le coup d’hier soir. On ne sait jamais.

— Absolument, dit Malko.

Calmé, le colonel sud-africain se servit une tasse de thé, imité par Malko. Son cou recommençait à le faire souffrir horriblement. Ils avaient à peine fini leur thé que la porte s’ouvrit sur Johanna, toujours blanche comme un linge.

— J’ai trouvé l’adresse. Colonel, annonça-t-elle. Cette fille habite à Hillbrown, dans la banlieue sud de Jo’Burg.

— Parfait, approuva Ferdi. Nous avons changé nos plans. Notre ami, le prince Linge, va d’abord aller la voir tout seul. Pouvez-vous lui trouver une voiture de protection avec quatre hommes de chez nous ?

Malko eut l’impression que des larmes emplissaient soudain les yeux de Johanna. La jeune femme mit plusieurs secondes à répondre d’une voix presque normale :

— Bien sûr. Colonel.

— À propos, ajouta Ferdi, accompagnez M. Linge à l’infirmerie qu’on lui fasse une piqûre. J’ai l’impression qu’il souffre beaucoup.

— Venez, dit Johanna avec un sourire resplendissant.

Malko la suivit à travers des couloirs verdâtres et quelques portes blindées jusqu’à une petite pièce où officiait une infirmière noire. Celle-ci retira le pansement de Malko et fit la grimace :

— Ce n’est pas beau, c’est en train de s’infecter.

Lorsqu’elle commença à nettoyer les plaies, il crut se trouver mal. Johanna le couvait des yeux. Enfin, le supplice fut terminé, on le repansa et il dut encore subir une piqûre d’antibiotique. L’infirmière l’avertit :

— Il en faut une autre ce soir.

— J’irai la lui faire à son hôtel, proposa vivement Johanna. J’ai une formation médicale. Donnez-moi ce qu’il faut.

Au moment où ils allaient sortir de l’infirmerie, Ferdi surgit.

— C’est bien ! dit-il. J’avais peur que vous soyez parti directement. Téléphonez-moi dès que vous savez quelque chose. Johanna, venez, j’ai des choses pour vous.

Malko se retrouva seul en face de l’ascenseur. Certain que Johanna viendrait bien lui faire sa piqûre. Avant, il avait à convaincre Shona de ne pas faire de vagues…


* * *

C’étaient des petites maisons toutes semblables, alignées en face d’un mur aveugle. Un quartier de Noirs évolués, pour ceux qui ne voulaient pas habiter lestownships, les cités-dortoirs noires. Il se dégageait une grande tristesse de cet ensemble, sous le ciel gris. Malko arrêta sa voiture devant le numéro 6. Une maison d’un étage. Derrière lui, la Rover des Services sud-africains s’arrêta sagement à son tour, avec ses quatre gorilles en civil. On ne voyait aucun piéton. Malko pénétra dans un couloir qui sentait le chou et l’odeur fadasse de la dagga.

Catherine Suideroord.Grondhoer.[17]

C’était écrit à l’encre noire, sur un bout de carton. Malko frappa à la porte désignée. Il y eut un remue-ménage à l’intérieur et une voix peu aimable lança à travers le battant quelque chose qu’il ne comprit pas. Il frappa de nouveau, ajoutant :

— Je viens de la part de Johanna.

Cette fois, la porte s’entrouvrit. Hirsute, les cheveux en bataille, vêtue d’un maillot de corps grisâtre et d’un jean, la pulpeuse Shona était méconnaissable. Elle eut un geste de recul en voyant Malko et voulut refermer. Heureusement, il avait glissé son pied dans la porte.

— Laissez-moi entrer, dit-il. C’est important. Sinon, il y a quatre policiers dehors qui prendront le relais.

Les yeux de la Noire chavirèrent et elle ouvrit d’un coup, sans un mot. La petite pièce était un capharnaüm incroyable. Malko aperçut dans un coin l’élégante capeline rouge en équilibre sur un bâton. Shona se laissa tomber sur le lit, montrant à Malko un vieux fauteuil encombré de dessous.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Elle avait repris sa moue boudeuse, le visage fermé, l’air méprisant.

— La fille dont je vous ai montré la photo, dit Malko, vous la connaissez bien ?

Shona eut une moue ennuyée.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Vous êtes flic ou quoi ?

— Je ne suis pas flic, expliqua Malko, mais j’enquête.

Avec les mots les plus simples possible, il expliqua le minimum à Shona qui semblait ne pas l’écouter. Insistant simplement sur le fait que Gudrun Tindorf était une dangereuse terroriste.

— Qui vous a envoyé Gudrun Tindorf ? conclut Malko. Si vous ne me répondez pas ce sont les policiers qui viendront vous poser la question. Vous et votre amie Johanna risquez alors beaucoup d’ennuis…

Shona demeura muette d’interminables secondes. Au point que Malko se demanda si elle avait compris. Puis, elle laissa enfin tomber d’une voix lasse :

— Une copine.

— Son nom ?

— Elle s’appelle Wanda.

— Où peut-on la trouver ? Ici à Jo’Burg ?

— Non. À Gaborone.

— Où ça ? demanda Malko surpris.

— À Gaborone, au Botswana, lâcha Shona d’un ton énervé. Elle travaille auGaborone Sun. C’est un hôtel.

Malko avait entendu parler du Botswana, petit état noir limitrophe de l’Afrique du Sud, mais jamais de sa capitale, Gaborone.

— Comment avez-vous connu l’autre ? insista-t-il.

Shona poussa un soupir excédé :

— Wanda m’a téléphoné. Elle m’a dit qu’elle avait une copine qui voulait travailler à Jo’Burg. Une Blanche, mais OK. Une étrangère. C’est tout. L’autre est venue et je l’ai aidée.

— Grâce à Johan Botha ?

Cette fois, la Noire réagit, avec une mimique furieuse.

— Comment vous savez ça ?

— Je suis au courant de beaucoup de choses, dit Malko. Il a été interrogé par la police. Si j’étais vous, je ne remettrais pas les pieds auCarlton pendant un moment. Vous ne savez rien de plus sur cette Allemande ?

Shona se leva brusquement et il crut qu’elle allait essayer de le frapper.

— Non ! cria-t-elle. Foutez le camp !

Malko se leva à son tour, certain qu’elle lui avait dit la vérité. Gudrun Tindorf n’était pas le genre de femme à raconter sa vie. La porte claqua derrière lui et il entendit Shona hurler :

— Enculé de Blankie !

Pas du tout lady-like.

Les quatre policiers faisaient nerveusement les cent pas dans la rue et il les rassura.

— Dites au colonel Koster que tout va bien et que j’ai obtenu l’information que je cherchais, nous en parlerons demain matin, à la conférence.

Son cou l’élançait et il avait hâte de se reposer. Il se remit au volant de la Sierra et eut un mal fou, dans le dédale de la banlieue de Jo’Burg, à retrouver le freeway pour Pretoria.

Johanna lui devait une fière chandelle… Quelle imprudence pour une jeune femme dans sa situation d’avoir une relation amoureuse avec une fille comme Shona. Décidément, les êtres humains étaient bien bizarres…

La fièvre faisait battre le sang dans ses tempes et la brûlure de son cou devenait insupportable. Malko se tournait et se retournait, allongé en slip sur son lit, lorsque le timbre de la porte de sa chambre sonna. Comme l’étage n’était pas directement accessible aux visiteurs, ce ne pouvait être que la femme de chambre. Il se leva et alla ouvrir.

Johanna surgit devant lui.

— Je viens pour la piqûre, annonça-t-elle.

— Mais comment êtes-vous montée ?

— Ils me connaissent, dit-elle avec un sourire.

Elle entra et Malko referma. Elle ne semblait pas avoir remarqué qu’il était pratiquement nu. Elle posa son sac et ôta sa veste, révélant un chemisier de soie tendu par ses seins lourds. Le regard de Malko descendit et il n’en crut pas ses yeux. Sous une jupe grise étroite, il voyait nettement se dessiner les minces serpents de deux jarretelles ! À la place des collants, il y avait des bas gris et les mocassins avaient été troqués contre d’élégants escarpins à hauts talons ! Johanna se pencha un peu sur la table, tournant le dos à Malko, en train de préparer sa piqûre, faisant involontairement saillir sa croupe pleine. Puis, elle revint, la seringue à la main.

— Allongez-vous sur le côté.

Malko obéit. Il sentit à peine la piqûre. Puis les doigts de Johanna commencèrent à masser délicatement l’endroit où l’aiguille s’était enfoncée. Elle s’était assise sur le bord du lit.

— Je ne vous ai pas fait mal ?

La voix de la jeune femme était douce avec de curieuses intonations rauques.

Il se retourna : elle était penchée sur lui avec une expression ambiguë, tendre et inquiète.

— Non, dit-il. À propos, j’ai vu Shona. Elle m’a donné l’information que nous cherchions. Je pense que pour elle, l’affaire s’arrêtera là.

Il lui relata rapidement son entrevue avec la call-girl. Johanna l’écoutait avidement. Elle dit d’une voix étranglée :

— Je ne sais pas comment vous remercier… J’avais tellement peur…

Elle se tut, des larmes dans les yeux. Malko en oublia les ganglions douloureux de son cou. Il posa une main sur le genou gainé de nylon et se mit à le caresser doucement, remontant le long de la cuisse.

— Vous mettez souvent des bas ?

Johanna secoua la tête.

— Non, je les ai achetés tout à l’heure.

Cet aveu fit l’effet d’une piqûre de toni-cardiaque sur Malko. Il sentit son sexe augmenter brusquement de volume, tendant le tissu de son slip. Comme si les doigts de Johanna avaient senti cette évolution, ils glissèrent tout naturellement de sa hanche et se posèrent sur lui. Pendant un long moment, ils ne dirent rien. Malko avait beau connaître le corps de Johanna depuis leur soirée surprise, il éprouvait un plaisir violent à le redécouvrir de cette façon. Ses doigts progressaient le long du bas ; ils trouvèrent la peau nue et il en ressentit un picotement délicieux le long de sa colonne vertébrale. Puis il continua et sentit une moiteur brûlante, une coulée de miel merveilleuse. Visiblement, Johanna n’était pas en service commandé.

Soudain, il n’eut plus envie de flirter. Doucement, il pesa sur ses épaules et elle s’allongea. Sans rien ôter de ses vêtements, il se contenta de faire glisser la jupe vers le haut, découvrant le ventre ombré de noir. D’un coup, il entra en elle avec une aisance exquise et poussa un cri de douleur. Oubliant sa blessure, Johanna venait de nouer ses mains sur sa nuque.

— Oh, pardon !

Elle le lâcha, emprisonnant ses reins et il commença à lui faire l’amour lentement, la sentant s’éveiller peu à peu, par le roulis de ses hanches. Elle haletait, la bouche ouverte, les yeux fermés, et tout à coup se mit à gémir de plus en plus vite, puis retomba avec un cri. Malko explosa à son tour et ils demeurèrent enlacés. La glace au-dessus du bureau lui renvoya l’image de Johanna, la jupe retroussée sur ses hanches, les cuisses nues coupées de jarretelles, le chemisier en désordre, les escarpins accrochés à la couverture.

Sublime.

— Je pensais que vous n’aimiez que les femmes, dit-il doucement.

Johanna esquissa un sourire.

— Pas vraiment. J’ai toujours oscillé. Avec Shona, j’étais folle, elle me domine complètement… Depuis longtemps, je n’avais pas fait l’amour comme ça. Vous avez été fantastique…

— Bof, fit Malko.

Elle lui mit un doigt sur les lèvres :

— Non, pas maintenant, je veux dire avec Ferdi. C’était toute ma vie qui était en jeu. Alors, j’ai eu tellement envie de vous remercier, je me suis sentie tellement portée vers vous. Je ne pensais pas que cela serait comme ça. Vous m’avez donné beaucoup de plaisir.

— Espérons que c’est plus qu’un entracte…

— Je ne sais pas, dit-elle.

Lui avait envie de le savoir. Toujours abuté en elle, il recommença à remuer lentement. Un peu plus tard, il se retira et fit doucement basculer Johanna sur le ventre, la prenant par-derrière. D’elle-même, elle se redressa, creusant les reins, l’enfonçant encore plus en elle. Puis sa main chercha celle de Malko et la posa sur sa cuisse, à la lisière du bas et de la peau.

— Tiens-moi là, murmura-t-elle. Fort.

Il fit ce qu’elle désirait, lui pétrissant les cuisses de toutes ses forces, tout en la martelant.

Johanna poussa un grognement étranglé et en quelques secondes, fut secouée par un orgasme violent qui déclencha celui de Malko.

Décidément, c’était une conversion qui tenait la route.


* * *

Était-ce l’amour ou la piqûre ? En tout cas, Malko souffrait moins de son cou déchiré. Johanna, lovée contre lui, le caressait avec douceur. Moitié érotisme, moitié tendresse. Elle dit soudain :

— J’aimerais m’évader quelques jours sur une île au soleil avec toi. L’année dernière, avec une amie, on a fait un voyage Jumbo-Jet Tour aux Seychelles et à l’île Maurice. C’était formidable. Tous les avantages d’un tour organisé et l’indépendance.

— Ah, bon ! fit Malko dont les doigts suivaient la courbe d’un sein.

— Oui, continua Johanna, aux Seychelles on avait une Mini-Moke et à l’île Maurice une villa les pieds dans l’eau. On était accueillies à l’arrivée, tout était organisé. Avec toi, ajouta-t-elle, ce serait encore mieux.

— Eh bien, dit Malko, quand nous aurons piégé Gudrun, on prendra Jumbo !

Johanna se releva, baissa sa jupe et dit tristement :

— Je dois partir, j’ai un dîner.

Ils s’étreignirent près de la porte et elle leva sur lui des yeux humides.

— J’ai honte, tu sais, pour l’autre soir. J’étais folle.

Elle s’éloigna dans le couloir et avant de disparaître au coin de l’ascenseur se retourna pour lui adresser un dernier sourire. Il ferma la porte, euphorique. Si sa mission marchait aussi bien que l’accomplissement de ses fantasmes, il aurait la Médaille du Congrès.


* * *

Ferdi mâchonnait nerveusement un petit cigare éteint et s’avança vers Malko, une lueur d’impatience dans les yeux gris.

— Vous n’avez pas appelé hier soir ?

— Je dormais, mentit Malko. Cette saleté de blessure m’a épuisé. Et je préférais vous parler de vive voix. Je n’aime pas le téléphone.

L’officier sud-africain hocha la tête. C’était une notion qu’il comprenait. Malko venait de passer à l’infirmerie où on lui avait fait un pansement tout neuf et administré une piqûre sans des à-côtés aussi exquis que la veille au soir. L’infection semblait jugulée et ses ganglions avaient diminué de volume. Il fit rapidement le récit de sa visite à Shona. Ferdi semblait déçu.

— Ça va être difficile de la retrouver à Gaborone. Ces filles changent de pseudo tout le temps.

— Vous n’avez rien su de votre côté ?

— Nous avons retrouvé la trace de son passage lorsqu’elle est entrée dans le pays, dit Ferdi. Sous le nom de Manstein. Ses papiers semblaient en règle. Elle a donné une adresse, fausse bien entendu, à Capetown. C’est tout.

On frappa à la porte. C’était Johanna. Elle adressa un sourire poli à Malko, et tendit un papier à Ferdi. Elle avait retrouvé ses mocassins plats, ses Rayban et son air austère. Le colonel sud-africain parcourut le message des yeux et le donna à Malko sans un mot. C’était un texte très court, tapé à la machine, en anglais.

« Si Nelson Mandela et Walter Sisilu ne sont pas libérés avant la fin de la semaine, nous frapperons à nouveau. »

Signé :

Umkhonto we Sizwec.

— C’est arrivé au QG de la police hier soir, annonça Johanna. Ils l’ont authentifié. Cela a été tapé sur la même machine que celui qui annonçait l’attentat de Church Street.

Ferdi, le menton rentré, semblait plongé dans une profonde méditation. Il leva soudain la tête et lâcha de sa voix lente :

— Je crois que nous allons filer à Gaborone. J’irais jusqu’en enfer pour retrouver cetteslet[18].

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