Chapitre V

Malko demeura figé une fraction de seconde puis il recula, et se coula dans un coin obscur. Avec l’impression que les battements de son cœur s’entendaient à des kilomètres. Le silence était retombé dans le petit hangar où l’odeur poisseuse du sang se mêlait à la senteur acide de la cordite. Malko n’osait pas bouger d’un centimètre, ayant constaté avec quelle redoutable précision son adversaire l’avait ajusté. L’arme avec laquelle on avait tiré sur lui était équipée d’un silencieux. Or, Gudrun Tindorf se servait toujours d’une arme semblable, comme les gens du Mossad. Malko regrettait amèrement de ne pas être armé.

Moins d’une minute s’était écoulée depuis les coups de feu, passés totalement inaperçus.

Malko bougea imperceptiblement, cherchant à apercevoir l’autre partie du hangar. Impossible de vérifier si Gudrun Tindorf était encore là. N’importe qui d’autre aurait fui, mais, avec ses nerfs d’acier, l’Allemande le guettait peut-être, attendant justement qu’il se manifeste pour l’abattre.

Avec des précautions infinies, Malko allongea le bras, tâtonnant autour de lui. Ses doigts finirent par se refermer sur le goulot d’une bouteille. Ce n’était pas une très bonne arme en face d’un pistolet, mais cela valait mieux que rien. Continuant son exploration, il trouva d’autres bouteilles. Il lui sembla entendre un craquement du côté de l’appentis : Gudrun Tindorf était toujours là et, agacée par l’absence de réaction de Malko, avait décidé de venir le chercher.

Puis de nouveau, le silence. Pour en avoir le cœur net, il saisit une bouteille et la jeta en direction de la porte par laquelle il était entré.

« Plouf-plouf ».

Les deux détonations étouffées étaient si proches qu’elles paraissaient n’en faire qu’une. La bouteille avait volé en éclats avant de toucher le mur. Pas question de tenter une sortie avec une tireuse pareille. Il allait prendre deux balles dans la tête. Gudrun travaillait avec la méthode israélienne : toujours deux coups de feu, pour être sûr de toucher la cible… Quelle bonne femme ! Il ne lui avait pas fallu longtemps pour abandonner sa planque auCarlton, et venir liquider ses complices. Tout cela à cause d’un simple regard. Malko comprenait de mieux en mieux pourquoi elle était toujours vivante.

Nouveau craquement. Cette fois, Gudrun prenait l’offensive.

Il risqua un œil entre deux caisses et l’aperçut. Une silhouette mince, le bras droit tendu, elle se déplaçait comme un chat, par glissements.

Il prêta l’oreille. Que faisait Ferdi ? Aucun bruit ne parvenait de l’extérieur. Gudrun Tindorf ne prenait aucun risque à long terme et avait sûrement décidé de supprimer celui qui pouvait la reconnaître : Malko. Celui-ci regarda autour de lui. De sa position, l’Allemande avait en enfilade les deux portes. Or, il avait un espace découvert de plusieurs mètres à parcourir pour s’enfuir. Aucune diversion ne marcherait avec une femme de cette trempe…

Il recula un peu et se retrouva vite le dos au mur. À ce moment, il entendit un bruit de pas dehors. Le pistolet prolongé du silencieux pivota. Deux silhouettes se découpèrent sur le seuil de la porte, dont une énorme : Gudrun aboya quelque chose et elles s’immobilisèrent. Malgré la pénombre, Malko eut le temps de reconnaître les deux strollies qui l’avaient poursuivi dehors. Apparemment, ils travaillaient avec l’Allemande, car l’un d’eux répondit d’une voix rauque à la jeune femme. Maintenant, il était coincé entre ses trois adversaires… Il n’eut pas le loisir d’avoir des états d’âme. Les deux Noirs se mirent à progresser doucement dans sa direction sous la protection du pistolet de Gudrun Tindorf. Si Malko ne réagissait pas, les deux hommes allaient l’estourbir proprement. Le géant balançait une sorte de gourdin de l’âge des cavernes. L’autre tenait dans la main droite quelque chose qui ressemblait à un cercle de métal hérissé d’aspérités. La pénombre l’empêchait d’en voir plus.

Les deux Noirs avançaient lentement vers lui, silencieux sur leurs baskets. Ils ne l’avaient pas encore repéré dans le fouillis qui encombrait le hangar.

Il se redressa, bloquant sa respiration, serrant dans sa main le goulot d’une bouteille, se confondant avec la paroi, la chemise collée à sa peau par la sueur.

Le géant surgit devant Malko si rapidement qu’il faillit le rater. Il vit l’énorme gourdin clouté, un faciès écrasé avec un gros nez épaté et un front fuyant. De toutes ses forces, il abattit la bouteille sur la main qui tenait le gourdin. Le culot écrasa l’os du poignet du géant qui poussa un hurlement de douleur. Malko jeta le tesson et s’empara d’une autre bouteille au moment où le grand Cafre se retournait vers lui, et fonçait comme un sanglier, la main gauche en avant.

De nouveau, Malko abattit sa bouteille, visant le front. Elle vola en éclats, du sang jaillit et une fraction de seconde plus tard, des doigts noueux se refermèrent autour de sa gorge. Ils tombèrent tous les deux. Le Noir devait peser facilement vingt kilos de plus que lui ! Des kilos de muscles durs comme du métal d’où émanait une forte odeur de musc. Malko n’avait pas lâché sa bouteille brisée. À tâtons, il posa le tesson sur la gorge du Noir et commença à enfoncer en tournant… Depuis longtemps, il ne s’était pas battu avec cette sauvagerie… Son adversaire grogna et dut reculer pour ne pas être égorgé. Malko vit surgir en arrière-plan la silhouette de Gudrun et s’effaça derrière la masse du géant. « Plouf-plouf ». Elle avait tiré de nouveau, et raté. Dehors, il y eut un coup de sifflet strident, et l’Allemande se fondit aussitôt dans la pénombre.

Malko n’eut pas le temps de se réjouir : quelque chose de froid s’enroula autour de sa gorge et plusieurs pointes aiguës s’enfoncèrent dans son cou. En un éclair, il comprit qu’il s’agissait d’un fil de fer barbelé. Utilisé à la façon du terrible lacet d’Elko Krisantem, son maître d’hôtel-garde du corps. Une des pointes, profondément fichée dans la chair de son cou, lui arracha un hurlement. D’un violent coup de genou dans le dos, le petit métis le fit basculer en avant, contre une pile de sacs. Collé à lui, il commença à serrer le fil de fer barbelé, écrasant son larynx, déchirant sa peau, le suffoquant peu à peu. Le géant, pris sous le poids des deux, grogna et, de la main gauche, emprisonna les deux jambes de Malko, l’empêchant de bouger.

Un voile rouge passa devant les yeux de Malko, réduit à l’impuissance, essayant en vain de glisser un doigt entre son cou et le fil de fer. Le sang battait à ses oreilles et ses forces l’abandonnaient. Tout occupés à le tuer, ses deux agresseurs ne disaient plus rien.

Une détonation claqua soudain, très près. Suivie de plusieurs coups de sifflets. Les deux Noirs échangèrent quelques mots à voix basse. Malko, faisant le mort, sentit le géant qui se dégageait.

Le petit métis serra encore un bon coup, puis Malko sentit les piquants arracher sa peau tandis que le tueur récupérait son arme. Un bruit de pas feutrés : les deux Noirs venaient de se glisser à l’extérieur, courant sur leurs baskets comme des fantômes.

Malko se releva, encore sonné, tâtant son cou atrocement douloureux et plein de sang, reprenant peu à peu sa respiration, des lueurs dansant devant ses yeux. Il avait l’impression de respirer du feu liquide.

Une rafale claqua, il entendit des cris et des appels. Il ferma les yeux, pris d’un vertige brusque, écœuré par l’odeur du sang autour de lui. Une silhouette s’encadra brusquement dans la porte et hurla :

— Ne bougez plus là-dedans ! Sortez les mains en l’air !


* * *

Le capitaine Kritzinger avançait silencieusement le long d’une vieille baraque, contournant le hangar cerné par la police. Il était sur ses gardes, mais confiant, sachant que les Noirs, même les pires strollies, hésitaient à tirer sur les Forces Spéciales. Soudain, il devina plus qu’il n’aperçut une silhouette collée à l’angle du mur devant lui. Silhouette qui se fondit aussitôt dans l’obscurité. Tirant son Herstall de sa ceinture, l’officier avança avec encore plus de précautions jusqu’à l’angle puis s’arrêta pour écouter. De l’autre côté, un coup de feu claqua, suivi de sifflets.

Son adversaire et lui décidèrent au même moment d’avancer et se cognèrent presque. Il n’eut le temps que de voir une forme mince et une arme qui le menaçait.

— Laat ous waai[16] ! cria-t-il.

Instinctivement, il saisit le canon du pistolet braqué sur son visage, essayant de l’en écarter. Le dernier son qui lui parvint fut un « plouf » étouffé et tout devint noir. Il ne sentit pas le second projectile qui pénétra dans son crâne sous sa narine, faisant éclater les os et se logeant profondément dans le cerveau. Il était déjà pratiquement mort ; mais ses doigts ne relâchèrent pas le canon de l’arme qui venait de le tuer. Il tomba en l’entraînant.

Gudrun Tindorf, pour ne pas basculer avec lui, lâcha son arme et se mit à courir. De toute façon, elle avait un second pistolet dans son sac. Elle traversa deux jardins, franchit une clôture, et pénétra à l’intérieur d’un autre hangar dont elle possédait la clef. Dans un coin, il y avait une trappe. L’Allemande l’ouvrit, découvrant une échelle où elle s’engagea pour aboutir dans un sous-sol. Un étroit boyau s’ouvrait dans un des murs. Il passait sous une rue et ressortait de l’autre côté, dans une petite maison que personne ne viendrait visiter. Son propriétaire se trouvait en Zambie et les voisins la croyaient à vendre. Immobile dans le noir, Gudrun Tindorf reprit son souffle, passant en revue les erreurs qu’elle avait pu commettre. Heureusement que son instinct ne l’avait pas trompée. L’homme qui l’avait fixée au bar duCarlton était bien un adversaire.


* * *

Adossé à la paroi du hangar. Malko, le cou entouré d’un bandage de fortune, contemplait d’un air absent le remue-ménage autour de lui. Les corps des quatre victimes de Gudrun Tindorf étaient alignés à même le sol, sous la garde d’un soldat des Forces Spéciales. D’autres fouillaient le quartier, à la recherche de la terroriste et de ses complices.

Dans ce quartier, le Blanc était l’ennemi. La porte du hangar s’ouvrit sur un groupe animé. Ferdi poussait devant lui un métis de petite taille, dont le visage n’était plus qu’une tache de sang. Deux soldats l’encadraient, en chapeau de brousse, des FAL au poing. Le métis avait les mains attachées derrière le dos avec des menottes. Ferdi le plaça sous l’ampoule jaunâtre, en face de Malko.

— C’est ce salopard qui a essayé de vous tuer ?

Comme le métis baissait la tête, le Sud-Africain empoigna sa tignasse frisée et la lui redressa de force. Malko réprima un haut-le-corps. Son visage semblait avoir été écrasé par un marteau-pilon : le nez écrabouillé, un œil complètement fermé, la bouche éclatée, la pommette fendue.

— Il a essayé d’arracher les couilles à un de nos hommes, expliqua Ferdi. Alors, il l’a travaillé un peu à coups de crosse. Mais je vais faire un rapport, il y est allé trop fort. Bon, c’est lui ?

Malko fixa l’œil unique. Malgré les coups, il était reconnaissable.

— C’est lui, dit-il. Et l’autre, le géant ?

— Il nous a filé entre les doigts, avoua l’officier sud-africain. Dans ce quartier, c’est difficile. Dès que nous entrons dans une maison, on en a deux cents sur le dos, prêts à nous lyncher. Mais celui-là parlera. Hein ? Comment tu t’appelles ?

— Lyle, bredouilla le métis.

Paternellement, Ferdi lui mit la main sur l’épaule.

— Eh bien, Lyle, tu sais ce qui va t’arriver, toi qui aimes bien serrer le cou des gens ? Une bonne cravate de chanvre… Surtout que tu dois bien avoir d’autres petits trucs à te reprocher…

Lyle ne répondit pas, buté, la tête enfoncée dans les épaules, reniflant le sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Sur un signe de Ferdi, les deux soldats l’entraînèrent dehors. L’officier cria :

— Mettez-le chez nous ! Je vais m’en occuper moi-même !

Dès qu’il fut sorti, Ferdi tira de la poche de son blouson verdâtre un long pistolet qu’il tenait délicatement par le canon et le tendit à Malko.

— Regardez ça. Attention aux empreintes.

Malko examina l’arme. C’était un pistolet calibre 227, un Viking britannique avec un silencieux incorporé qui le prolongeait de vingt centimètres environ. Une arme qui ressemblait beaucoup à son pistolet extra-plat, sauf le silencieux. Le chargeur pouvait contenir douze balles et bien que le calibre soit réduit, sa précision et son silence en faisaient une arme super-dangereuse.

— Où l’avez-vous découvert ? demanda Malko. C’est sûrement l’arme de Gudrun Tindorf.

— Dans la main d’un de mes adjoints, dit sombrement Ferdi. Elle l’a tué avec. Deux balles dans la tête à bout touchant. Il ne l’a pas lâché et elle a été obligée de le lui laisser. Elle a probablement une autre arme.

— Vous ne l’avez pas retrouvée ?

— Non, dit-il, nous fouillons tout le quartier. Mais si on y va trop fort, dans cinq minutes nous avons une émeute sur le dos.

Malko rendit le pistolet.

Des policiers de la Special Branch avaient remplacé les soldats et commençaient à passer tout le hangar au crible, relevant les empreintes, cherchant des caches d’armes possibles. Dehors, les commandos assuraient leur protection. Ferdi enveloppa le pistolet dans une toile.

— Vous voulez que je vous emmène à l’hôpital ?

Malko avait l’impression d’avoir le cou badigeonné d’acide, mais secoua la tête négativement :

— Pas la peine. Ce n’est pas profond. Je préfère rentrer à l’hôtel.

— Laissez votre voiture ici, dit Ferdi, on la ramènera et venez avec moi.

Dehors, il tombait quelques gouttes. Des voitures avec des gyrophares bleus bloquaient la rue en face du bazar réservé aux Noirs. Malko aperçut un soldat sous un lampadaire, fusil d’assaut au poing. Le quartier paraissait encore plus sinistre. Ils prirent place dans la voiture de Ferdi. Deux soldats gardaient la Golf de Gudrun Tindorf. Malko donna les clefs de la Sierra de Budget. Ils repartirent vers le centre de Pretoria. Son cou était enserré par un cercle de feu. Pour oublier sa douleur, il questionna Ferdi :

— Vous avez une idée de ce qui s’est passé ? Qui sont ces Noirs assassinés ? Que faisaient-ils avec Gudrun Tindorf ?

Ferdi freina à un feu rouge.

— Pour l’instant, nous sommes dans le brouillard, dit-il. On en saura plus quand on les aura identifiés.

Le silence retomba jusqu’àl’Holiday Inn. Malko avait de plus en plus de mal à bouger son cou qui le brûlait horriblement. Ferdi s’arrêta sous le porche de l’hôtel. Malko ne voyait que son profil triste, avec le double menton. Il s’attendait depuis longtemps à la question que le Sud-Africain lui posa :

— Comment avez-vous retrouvé Gudrun Tindorf ?

Malko tourna la tête vers lui avec une grimace de douleur. Moment difficile.

— Ferdi, avoua-t-il, j’ai commis la même erreur que vous. J’avais une information que ma Maison m’avait demandé d’exploiter moi-même, sans vous en parler. Si j’avais désobéi, Gudrun serait arrêtée et votre capitaine toujours vivant… Je suis désolé.

Succinctement, il relata ce qui s’était passé, sans, toutefois, mentionner Johanna. Quand il eut fini, le colonel sud-af hocha la tête avec gravité.

— Je ne vous en veux pas, dit-il. Nous ne faisons pas un métier facile. Il n’est pas toujours aisé de savoir où est la vérité… Cependant, je ne dirai rien à ma hiérarchie. Cela compromettrait notre collaboration. J’expliquerai que vous nous avez donné un tuyau et qu’il a été mal exploité.

— Merci, dit Malko touché.

Il commençait à avoir de la fièvre et avait hâte de se reposer.

— Une chose, dit Ferdi. La prochaine fois, il ne faudra pas la rater.

— Nous essaierons, promit Malko.

Il grimpa l’escalator, prit la clef de sa chambre et gagna le sixième étage. On ne pouvait y accéder qu’avec une clef spéciale pour l’ascenseur. Le sang battait douloureusement dans ses carotides et sa Seiko-quartz indiquait une heure trente du matin. Longue journée. Sans même se déshabiller, il s’étendit sur le lit et sombra quelques instants plus tard dans un sommeil profond.


* * *

La corde se refermait autour de son cou et la foule vociférait, entourant le gibet improvisé dans la cour du château de Liezen. Au premier rang, Malko reconnut Alexandra qui le fixait d’un œil triste. Elle eut un geste déplacé dans un tel moment, relevant lentement sa large jupe de velours noir afin qu’il puisse apercevoir une ultime fois, la jarretelle grise tranchant sur sa peau blanche.

Puis le bourreau lui donna une violente secousse, ses pieds ne trouvèrent plus que le vide et la corde se serra brutalement, l’étranglant.

Il se réveilla en sursaut avec un hurlement, le cœur battant la chamade. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser où il se trouvait. La chambre del’Holiday Inn était toujours aussi calme et aseptisée. En revanche, la douleur de son cou était atroce. Il se leva et alla se contempler dans la glace après avoir ôté son pansement. Son cou était semé de boursouflures suppurantes en un sinistre pointillé. La peau rouge et tendue semblait prête à éclater à chaque mouvement. Même pour avaler sa salive, c’était douloureux… Il se jeta sous la douche et en ressortit, criant de douleur. Le contact de l’eau était insupportable… Il dut se contenter d’un bain pris à toute vitesse. Les Sud-Afs l’attendaient pour un meeting important à onze heures. Il se refit un pansement de fortune et descendit.

LeRand Daily Mail mentionnait en quatre lignes les incidents de la veille dans la rubrique faits divers.

Lorsqu’il retrouva Ferdi à Church Street, le Sud-Africain jeta un regard inquiet au cou de Malko.

— Ça doit vous faire horriblement mal, dit-il, il faut voir un médecin. Sinon, cela va s’infecter.

Le meeting avait lieu comme la veille dans la même pièce. Johanna accueillit Malko avec un sourire contraint, toujours aussi sévère en apparence. Trois autres officiers des Services sud-africains attendaient en silence, dont un barbu sorti tout droit d’une image d’Épinal. Ferdi ouvrit le débat, montrant sur l’écran les photos des quatre Noirs trouvés morts dans le hangar.

— Nous avons avancé, annonça-t-il. Ce hangar servait d’entrepôt à une bande de strollies qui pillent les magasins et volent les voitures. Deux des hommes abattus étaient des voyous déjà fichés et arrêtés plusieurs fois, toutefois sans activité politique connue. Les deux autres étaient inconnus.

— Vous avez découvert des choses intéressantes ? demanda Malko.

— Oui, dit Ferdi. Dans le sous-sol, une cache, dissimulée sous des pièces de voitures. Trois pistolets, et surtout, un lot d’explosifs du même type que ceux de Church Street. Avec des détonateurs très sophistiqués qui n’ont pu être fabriqués ici…

— Et Gudrun Tindorf ?

— Rien. Nous avons montré sa photo dans le quartier, mais personne ne paraît la connaître. Par contre, l’équipe que j’ai envoyée auCarlton a appris des choses intéressantes…

— Lesquelles ? demanda Malko.

Ferdi fit un signe à l’officier barbu qui alla ouvrir la porte et poussa dans la pièce un blondinet à la moustache arrogante, complètement défait, livide, au regard fuyant. Il s’effondra littéralement sur une chaise, la tête baissée sous les regards réprobateurs des officiers présents. Johanna lui lança une phrase sèche en afrikaans et il consentit à relever la tête.

— Cet homme est un des concierges duCarlton, Johan Botha, expliqua le colonel sud-africain. Nous l’avons amené ici pour qu’il vous raconte son histoire. Elle est très intéressante.

Il se tourna vers le blondinet :

— Allez-y, monsieur Botha.

L’homme commença dans un anglais hésitant, à peine compréhensible.

— J’ai fait connaissance de Miss Tindorf il y a trois semaines environ, commença-t-il. Elle a demandé à me parler… Nous avons bu un verre dans un bar de la galerie souterraine. Elle se faisait appeler Greta Manstein. Elle m’a expliqué qu’elle était arrivée d’Allemagne avec son protecteur, un riche industriel, qu’ils s’étaient disputés et qu’elle se retrouvait à Jo’Burg sans un sou pour payer son billet de retour en Europe. Qu’elle avait besoin de gagner de l’argent très vite et qu’elle était prête à faire n’importe quoi.

Ferdi l’interrompit, d’une voix égale :

— Vous aviez déjà procuré des prostituées à des clients duCarlton ?

Le blondinet baissa la tête et dit « oui » dans un souffle. Mentalement, Malko nota que Gudrun Tindorf avait dû être au courant de ce fait et avait frappé à coup sûr. Décidément, elle était très forte.

Quand la pomme d’Adam du blondinet eut effectué quelques aller-retour, il reprit d’une voix geignarde :

— D’abord, j’ai refusé…

Ferdi émit un ricanement discret. Botha continua alors :

— Le lendemain, elle m’a demandé de venir dans sa chambre pour me montrer des bijoux qu’elle pouvait vendre… J’y suis allé et…

— Et ?

— Elle n’avait pas de bijoux, avoua le concierge du Carlton, mais m’a reçu dans une tenue, heu…

— Et vous avez couché avec elle.

Silence. Le concierge avala péniblement sa salive et poursuivit sur un ton glacial :

— Ensuite, nous avons fait un accord. Je lui laissais sa chambre et je lui trouvais des clients. Il y a toujours des gens qui demandent ce genre de choses dans un grand hôtel. Il suffit qu’ils voient une jolie femme un peu disponible. Cela a tout de suite très bien marché. Quelquefois, elle n’avait même pas besoin de moi et rencontrait des hommes dans les différents restaurants de l’hôtel. Mais elle était toujours très correcte et me donnait ma part.

— Combien ? demanda Ferdi.

— La moitié, avoua l’autre en baissant les yeux.

— Elle était inscrite sous le nom de Greta Manstein ?

— Non, j’avais peur à cause de la police. Tous les soirs, je mettais la chambre à un nom fantaisiste. Comme elle était payée normalement, personne ne s’en souciait. Cette… jeune femme ne recevait pas de courrier ou de coup de téléphone, donc les standardistes ne pouvaient rien remarquer.

Ferdi se tourna vers Malko.

— Nous avons passé sa chambre au peigne fin, sans rien trouver que des affaires facilement remplaçables. Elle avait dû prévoir une solution de rechange au cas où elle serait obligée de quitter l’hôtel rapidement. L’étude des communications téléphoniques n’a rien donné non plus. Des coups de fils locaux.

Malko tâta son cou enflé et douloureux. Gudrun Tindorf avait du génie. Elle aurait pu rester ainsi très longtemps à l’abri de la police en plein Jo’Burg… Ce qu’il avait pris pour un culot incroyable était en réalité une organisation en béton. Protégée par le concierge, elle était à l’abri de toutes les investigations. Cela ne devait pas la gêner outre mesure d’avoir quelques « clients ».

Une forme d’autofinancement… Ferdi, les traits sévères, lança au concierge blondinet :

— Vous avez de la chance que nous l’ayons forcée à fuir, sinon, elle vous aurait abattu comme ses autres complices.

Le concierge essuya la transpiration qui coulait de son front. Les trois autres officiers le contemplaient comme une limace sortant de sous une souche.

— C’est tout ? demanda Ferdi. Vous ne nous avez rien caché ?

— Rien, je vous jure, bredouilla le concierge. Jamais je ne recommencerai, je le jure, je le jure !

Il était déjà debout, prêt à partir.

— Il ment, lança soudain Malko d’une voix calme.

Ferdi se tourna vers lui :

— Pourquoi ?

— Gudrun Tindorf ne s’est pas adressée à lui au hasard. C’est une femme trop prudente. Elle aurait pu tomber sur un indicateur ou un citoyen zélé. Il y a sûrement un lien entre eux. Interrogez-le.

Le concierge s’était rassis, défait. Ferdi s’approcha de lui, les traits crispés par la rage. Brusquement, il explosa, apostrophant le concierge en afrikaans, postillonnant, martelant des mots incompréhensibles pour Malko. Lorsqu’il se tut, le concierge était recroquevillé sur sa chaise. Ferdi annonça à Malko :

— Je viens de lui expliquer qu’on peut l’envoyer à l’ombre pour cinq ans, si on considère qu’il savait qui était Gudrun Tindorf.

Apparemment, la menace avait fait son effet. Lentement, le concierge tira de sa poche un petit carnet rouge, le feuilleta puis écrivit sur une feuille un nom et un numéro de téléphone. Ferdi s’en empara aussitôt et lut : « Catherine Suideroord. 8372616. » Qui est-ce ?

— Une… call-girl, balbutia le concierge. C’est elle qui m’a envoyé l’autre. Mais je vous jure que…

Accidentellement, le regard de Malko croisa celui de Johanna. La jeune femme était livide, le sang s’était retiré de son visage. Ses deux mains crispées sur son bloc, elle baissait les yeux.

Загрузка...