Chapitre XX

Il régnait une animation fébrile dans l’important poste de la police sud-africaine de Messina, la ville la plus au nord de la République, à quelques kilomètres du Zimbabwe, en bordure du Freeway N 1. Tous les téléphones avaient été réquisitionnés afin d’accélérer les recherches, ainsi que les moyens radio.

Objectif : repérer coûte que coûte le gros camion vert des terroristes de l’ANC.

Le bras en écharpe, bourré de calmants. Carl van Haag menait les opérations. Grâce à la description précise du véhicule cela semblait relativement facile de le retrouver, sauf si les occupants l’avaient abandonné. Il y avait peu de grandes routes au Transvaal filant vers le sud et un camion était encore plus repérable sur les voies secondaires. Depuis une heure, la radio afrikaans diffusait son signalement à la population, demandant de prévenir la police.

— Pourvu qu’ils ne se soient pas planqués quelque part ! remarqua Malko. S’ils ont prévu un relais, c’est fichu. Ensuite leur cargaison éclatera entre différentes directions.

Le major van Haag ne répondit pas. Après tant d’échecs, ils avaient enfin un mini-succès. Cependant, il restait encore beaucoup à faire. Deux Sikorski 160 de l’armée étaient venus les chercher au bord du Limpopo. L’un avait emmené Roger à l’hôpital pour extraire la balle logée dans son poumon.

En dépit de toutes les blessures reçues au cours de la dernière semaine, Malko se sentait d’attaque. Son cou, pourtant, le faisait encore souffrir. Assis à côté du major, il écoutait les différents opérateurs radio de la police tenter de localiser le camion. Il restait deux heures avant la tombée de la nuit et la grosse pendule du poste de police semblait moudre le temps de plus en plus vite. Ensuite à cause du manque d’effectifs, les patrouilles se feraient plus rares et de nuit, ce n’était pas évident de repérer un camion…

— À mon avis, dit van Haag, ils vont prendre la R 517 qui traverse le Bophuthatswana où ils peuvent trouver des cachettes. Ça m’étonnerait qu’ils empruntent la N 1.

— C’est plein de routes secondaires, remarqua Malko, impossibles à surveiller.

Le major étouffa une grimace de douleur, en tenant son bras cassé.

— Dieu est avec nous, fit-il. Il ne laissera pas passer ces salauds.


* * *

Le sergent Pretorius, de la police de la route sud-africaine, achevait son tour de garde, sa BMW bleue planquée sur un des bas-côtés de la route Oestermoed-Thabazimbi. Peu de circulation. Pas une seule contravention. Depuis le renforcement des lois sur la vitesse, les conducteurs respectaient scrupuleusement les limitations.

Pretorius, un géant à la moustache rousse et aux yeux bleus très enfoncés, bâilla et s’allongea un peu plus sur sa banquette. Il avait coupé sa radio pour avoir la paix.

Il n’avait pas refermé la bouche qu’un bolide passa devant ses yeux, un gros véhicule verdâtre, roulant carrément au milieu de la route à une vitesse que Pretorius estima entre 120 et 130…

Avec un rugissement d’horreur, il se redressa comme un ressort et, pratiquement du même geste, mit en route, passa en première et tourna à gauche, forçant une voiture qui arrivait à freiner à mort. Le camion verdâtre était déjà hors de vue, à cause des dos d’âne. Sûr de son bon droit, le sergent Pretorius appuya à fond sur l’accélérateur de la BMW, le regard fixé sur la ligne blanche. Celui-là n’allait pas couper à la prison ! Consciencieux, il décrocha son micro et, sans ralentir, avertit son poste qu’il poursuivait un véhicule en infraction. Il n’entendit pas la réponse, brouillée par des interférences, et se concentra sur sa conduite. Quelques minutes plus tard, l’arrière du camion apparut. Le véhicule était gêné par une voiture roulant beaucoup plus lentement devant lui dans une portion de route où il était pratiquement impossible de doubler à cause des virages et de la circulation en sens inverse. Pretorius doubla trois voitures, brancha son gyrophare et se mit à trépigner d’impatience derrière le camion… Enfin, la route se dégagea et il put déboîter, arrivant à la hauteur de la cabine du camion.

Un petit coup de sirène et un geste impératif.

Il aperçut un Noir au volant et une femme au teint plus clair à côté et se dit avec dégoût que c’était encore des Cafres. Les menottes le démangeaient. Ceux-là n’allaient pas passer la nuit à l’hôtel. Il leva le pied, attendant que le camion obéisse à son injonction.

Or, ce qui aurait pu faire douter de l’existence de Dieu, non seulement le véhicule en infraction ne ralentit pas, mais il accéléra.

Le sergent Pretorius jura entre ses dents, incrédule. Avec ces Cafres, il fallait s’attendre à tout. De nouveau, il accéléra, attendit une section de route rectiligne pour se placer à la hauteur de la cabine, l’air si furibond que n’importe qui de sensé se serait immédiatement jeté à plat ventre.

Quelque chose avait changé : la glace du camion, de son côté, était baissée. Le passant entre le dossier et le dos du conducteur la jeune métisse braquait sur lui quelque chose qui ressemblait à un fusil !

Pretorius en fut si médusé qu’il ne réagit pas, ne cherchant même pas à saisir son Browning, ni même à se mettre hors d’atteinte en levant le pied. Ce qui lui coûta la vie. La Kalachnikov cracha une rafale à trois mètres, pulvérisant du même coup la glace latérale de la BMW et le crâne du sergent Pretorius. Dans un ultime réflexe, ce dernier braqua son volant sur la droite, traversa la route et s’envola vers un champ en contrebas, mort bien avant de toucher le sol.


* * *

— Tu es folle, tu es folle !

Le conducteur du camion tapait sur son volant, la bouche tordue de terreur ; Wanda posa la Kalachnikov sur le plancher de la voiture.

— Qu’est-ce que tu voulais ? lança-t-elle. Qu’il nous arrête et qu’il trouve ce qu’il y a derrière ?

— Il a dû nous signaler !

— Il est mort, ce salaud de Blanc ! cria la métisse. Il ne dénoncera plus personne et si tu conduis assez vite, nous serons en sécurité dans une heure…

Elle n’avait pas agi à la légère. Son but était d’atteindre un endroit dans la montagne entre Kosmos et Rustenburg où un ami sûr les cacherait aussi longtemps qu’ils le souhaiteraient. Ensuite, ils pourraient acheminer les charges explosives sur leurs objectifs.

Gris de peur, le conducteur ralentit : ils arrivaient à l’entrée d’une petite ville. Inutile de se faire remarquer. Tandis qu’ils se traînaient dans les rues calmes, ils avaient l’impression que chaque Blanc les dévisageait. Quelques kilomètres plus loin, il y avait un croisement avec quatre « stops » qu’on mettait toujours un temps fou à franchir. Une file de véhicules attendaient dans chaque sens, et ils durent patienter d’interminables minutes. Après le « stop », une petite route grimpait dans la montagne et au sommet, sur la gauche, se trouvait la propriété abandonnée où ils allaient se planquer.

Un policier réglait la circulation et Wanda mit la Kalachnikov sur ses genoux. Pourtant, rien ne se passa et ils démarrèrent sans le moindre problème.


* * *

Carl van Haag reposa le téléphone, les yeux brillants.

— Je crois qu’on les a localisés près de Thabazimbi. Je fais établir des barrages partout.

— On joue vraiment de malchance ! remarqua Malko.

Trente secondes plus tard, ils roulaient à tombeau ouvert dans une BMW bleue de la police, avec gyrophare et sirène. Toute la police du Transvaal était en état d’alerte. Pendant que la voiture dérapait sur les routes étroites, Malko se demandait si finalement, ils allaient gagner la partie. À l’arrière, deux policiers avaient emmené tout un arsenal, y compris des fusils à lunette. Pendant quarante-cinq minutes, ils roulèrent comme des fous, puis Carl van Haag après avoir reçu un message radio annonça :

— On va les coincer.

Il restait à peine une heure de jour… Encore vingt minutes, puis ils débouchèrent sur un grand carrefour protégé par quatre stops où stationnaient déjà plusieurs voitures de police. Le major van Haag alla se renseigner et revint.

— Ils ont pris la route de la montagne vers Rustenburg, annonça-t-il. Nous avons des gens de l’autre côté de la montagne. Ils ne peuvent plus nous échapper.

Ils s’engagèrent sur la route étroite et déserte qui grimpait en serpentant entre des collines arides. Cette partie du Transvaal était très accidentée. De temps à autre, un panneau accompagné d’une boîte aux lettres signalait la présence d’une ferme. Ils roulaient lentement, et mirent près de vingt minutes à arriver au carrefour suivant. Deux voitures de police barraient la route avec une demi-douzaine de policiers.

— Vous n’avez rien vu ? demanda le major.

— Rien.

Stupéfaction. Le camion vert ne s’était pourtant pas envolé. Or, entre les deux ponts, il n’y avait aucun embranchement. Ils repartirent, examinant tous les sentiers, les culs-de-sac, sans rien voir et se retrouvèrent à leur point de départ. Interloqués. Dans le coin, il n’y avait que des exploitations appartenant à des Blancs, sûrement pas sympathisants de l’ANC. Ils firent demi-tour et pour la seconde fois, remontèrent à l’assaut de la colline, explorant cette fois systématiquement chaque ferme. Personne n’avait vu de camion. Ils arrivèrent au sommet. Là, un peu à l’écart à gauche, ils aperçurent un grand portail d’où partait un sentier s’enfonçant dans la montagne.

— C’est une ferme abandonnée, dit un des policiers.

— Allons voir, suggéra Malko.

Ils franchirent le portail. Près de l’entrée, un Noir était en train d’éplucher des pommes de terre à côté d’une cabane misérable. Quand il vit la voiture de police, il se leva brusquement et détala.

Les policiers le rattrapèrent facilement pour le ramener vers le major van Haag. Il ne parlait pas anglais, à peine afrikaans. L’officier l’interrogea en zoulou, n’en sortant que des monosyllabes.

— Il n’a rien vu, prétend-il. Il s’est enfui, comme ça, parce qu’il a peur de la police.

Malko, descendu de la BMW, visitait les lieux. Il fit le tour de la cabane et revint vers le petit groupe en train d’interroger le Noir.

— Demandez-lui depuis quand il a vu passer des véhicules ici.

Le major traduisit.

— Plusieurs mois, répondit le Noir.

— Il ment, dit Malko. Il y a des traces fraîches, derrière ce bâtiment.

Conduit devant les marques de pneus, le Noir commença à trembler, puis se réfugia dans un mutisme terrifié. Les traces descendaient dans l’herbe, à flanc de colline, bien en contrebas de la route. Malko, Carl van Haag et le policier partirent à pied, éparpillés comme des tirailleurs. La nuit tombait à toute vitesse et on commençait à ne plus y voir dans les sous-bois. Ils progressaient lentement, un peu à l’aveuglette car les traces avaient disparu, le sol étant beaucoup plus ferme.

— Ces salauds ont dû trouver un chemin de traverse, dit le major.

Ils avaient encore un pré à traverser avant d’arriver à la corne d’un petit bois clairsemé. Le policier s’avança le premier, son shot-gun à bout de bras. Il n’avait pas parcouru dix mètres que plusieurs détonations sèches claquèrent. Il tomba en avant et se roula par terre hurlant de douleur. Carl van Haag et Malko étaient déjà à plat ventre.

— Ils sont dans le bois ! dit Malko.

Le crépuscule tombait. Encore dix minutes de lumière. Malko voulut se lever, mais aussitôt, une rafale le cloua au sol. Les balles faisaient jaillir des mottes de terre tout autour de lui.

Fébrilement, le major vociférait dans son Motorola. Cela prendrait un certain temps aux autres policiers avant qu’ils puissent les rejoindre. Centimètre par centimètre, ils commencèrent à avancer. Chaque fois, un feu nourri les arrêtait. Les autres ne manquaient pas de munitions… Malko réalisa qu’il voyait à peine le sous-bois. Au même moment il entendit un bruit de moteur devant lui : le camion démarrait.

Ils se lancèrent à sa poursuite, cette fois sans être rafalés. Ils atteignirent le petit bois et distinguèrent vaguement la silhouette d’un véhicule qui avançait péniblement dans les ornières, fuyant en s’éloignant d’eux. Effectivement, il y avait un sentier qui devait aboutir sur une route de l’autre côté de la colline. La piste était si mauvaise que le camion avançait pratiquement au pas. Ils étaient sûrs de le rattraper. Soudain une silhouette jaillit du camion et sauta à terre. Malko entendit une voix connue qui hurlait :

— Venez ici, sales Blancs, que je vous tue !

C’était Wanda. Ils continuèrent à avancer et aussitôt, une rafale claqua. Carl van Haag poussa un cri et s’effondra, se tordant de douleur. Touché à la cuisse. Malko se précipita vers lui.

— Laissez-moi ! ordonna le Sud-Af. Rattrapez-les !

Il se tenait la cuisse à deux mains et Malko aperçut un jet de sang bouillonnant qui jaillissait de son pantalon : l’artère fémorale. Il s’agenouilla près du major. Violemment, ce dernier le repoussa :

— Foutez le camp, je vous dis ! Ça va aller. Ne les laissez pas partir.

Ils s’affrontèrent du regard quelques instants, puis Malko se releva, après avoir fait une ligature de fortune avec la chemise de l’officier. Le camion avait à peine avancé de quelques mètres. Il se remit à progresser d’arbre en arbre mais, dès qu’il approcha vraiment, le feu de la Kalachnikov l’empêcha de faire un mètre de plus.

— Viens ici, salaud de Blanc ! hurla Wanda.

Elle commandait complètement le sentier, cachée derrière un gros arbre. Malko fit encore une tentative, puis dut battre en retraite quand une balle arracha un morceau d’écorce à trois centimètres de son front. Il enrageait. Le camion risquait de lui échapper même s’il s’emparait de Wanda.

Il eut tout à coup une idée. Au lieu de chercher à atteindre la métisse, il visa carrément l’arrière du camion, et appuya sur la détente. Pas de résultat apparent. Il récidiva sans plus de succès. Il vida ainsi tout un chargeur de FAL. Découragé. Wanda s’aperçut soudain qu’il ne la visait plus. Il l’entendit crier dans sa langue d’une voix hystérique, ce qui le renforça dans son idée. Il mit un chargeur neuf, arma et recommença, variant chaque fois la hauteur de son tir. Wanda tira toute une rafale dans sa direction et il dut riposter. Tant et si bien qu’il ne lui resta plus qu’une cartouche. Le camion avait presque disparu dans le sentier en contrebas. Il tira sa dernière cartouche toujours au milieu de la ridelle…

La déflagration le prit par surprise. Il eut l’impression qu’une bombe venait d’exploser devant lui. L’air trembla violemment. Il y eut une gerbe de flammes rouges, suivie d’un champignon de fumée noire. Toutes les feuilles des arbres furent arrachées d’un coup, comme par une soudaine tornade, formant un nuage presque opaque. L’explosion assourdit complètement Malko et aussitôt une pluie de débris retomba tout autour de lui.

Le camion venait de sauter ! Le projectile de Malko avait dû toucher un des explosifs, déclenchant une explosion « par sympathie ». Protégé par son arbre, il avait échappé aux éclats mortels et au souffle. Le silence se fit, troublé seulement par l’incendie du camion et de quelques arbres enflammés par la déflagration. Malko se précipita, certain de ne trouver aucun être vivant. Il y avait un grand entonnoir à l’emplacement du camion, et le sol fumait encore. Il se mit à chercher Wanda et finit par la découvrir non loin du camion. Ou plutôt ce qu’il en restait. La ridelle arrière, arrachée par la force de l’explosion, avait volé jusqu’à elle et l’avait littéralement écrasée contre l’arbre où elle se trouvait.

Il souleva le panneau aperçut le visage aplati, méconnaissable et vomit.

Il lui fallut plusieurs minutes pour se remettre. Maintenant que tout était réglé, une immense lassitude le paralysait. Dans le lointain, il entendit des sirènes et des klaxons. Ils arriveraient trop tard. Inutile de chercher le conducteur du camion, transformé en chaleur et en lumière. L’âcre odeur de l’explosif le fit tousser. Il repartit après un dernier regard sur Wanda. L’explosion lui avait fait oublier Carl van Haag. Il se heurta à des policiers qui accouraient et récupéra l’officier sud-africain là où il l’avait laissé. Heureusement la déflagration ne s’était pas fait sentir jusque-là, les arbres ayant fait écran. Le major semblait inanimé.

Il se pencha et appela :

— Carl ! Carl !

Pas de réponse. Il toucha le visage : tiède. Fébrilement il prit son pouls. Pas de pouls. Il vit alors la grosse tache brune sous lui. Carl van Haag s’était vidé de tout son sang. Il était mort. Malko se releva, se demandant s’il était mort avant ou après l’explosion. Rassuré ou non.

Question à laquelle personne ne répondrait jamais.

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