Chapitre IX

Frénétiquement, la pilote appuya une fois de plus sur ses deux démarreurs. Ils couinèrent sans que les moteurs repartent. Pourtant, les deux manettes de la « mixture » étaient poussées à fond vers l’avant. Malko regarda le variateur d’altitude. L’aiguille tournait rapidement vers la gauche : le Comanche, ses deux hélices en drapeau, filait vers le sol à deux cent cinquante km/h. Déjà, ils ne se trouvaient plus qu’à deux mille pieds. Normalement, on peut planer dix fois sa hauteur, ce qui donnait au Comanche environ dix kilomètres d’autonomie. Ils allaient donc être obligés de se poser en plein bush. Si, de haut, cela semblait plat, Malko savait à quel point le sol était accidenté.

— Qu’est-ce qui se passe ? cria Ferdi.

La pilote tourna vers lui un visage crispé.

— Je ne comprends pas ; les pompes fonctionnent, les robinets sont ouverts, la pression du carburant est normale, mais on dirait que les deux moteurs sont noyés. Nous allons essayer de nous poser. Attachez vos ceintures.

Elle n’avait pas perdu son sang-froid. Après avoir descendu ses volets au maximum, pour ralentir la vitesse de l’appareil, elle sortit le train. Ainsi, ils ralentirent jusqu’à cent dix nœuds, vitesse d’atterrissage normale. Seulement, en bas, il n’y avait pas de piste goudronnée. Plus ils se rapprochaient, plus ils distinguaient les aspérités du sol, les épineux, les rochers. La moindre pierre pouvait faire voler le train d’atterrissage en éclats. En plus, ils avaient le plein d’essence ! Ils risquaient de griller comme des poulets. Piet Hertzog se retourna, toujours aussi placide :

— J’essaierai de quitter l’appareil le premier, dit-il. Si je suis inanimé, n’essayez pas de me sortir, je suis trop lourd.

Il ajouta quelques mots en afrikaans à l’intention de Ferdi. La pilote parlait fébrilement dans son micro, signalant sa position. La voix de Gaborone Control éclata :

— Papa tango, bien reçu mayday, bien reçu.

Ça leur faisait une belle jambe… Malko jeta un coup d’œil à l’altimètre : mille pieds. On distinguait maintenant tous les détails du sol. La pilote raccrocha son micro. Elle vira légèrement, cherchant un coin à peu près plat. Il y avait des épineux partout. Une gazelle déboula et disparut à grands bonds.

Cinq cents pieds. L’avion fut secoué dans un courant d’air chaud.

— Les ceintures, serrez les ceintures ! cria Helda.

Le sol s’approchait à une vitesse effrayante. Malko se recroquevilla, arc-bouté sur le siège de devant, protégeant son visage. Il sentit le Comanche se redresser pour arriver le nez haut, vit sur sa gauche un épineux qui défilait à une vitesse d’enfer et il y eut un choc violent. L’avion venait de toucher le sol. Il roula quelques mètres et Malko se dit que tout allait bien se passer. Brutalement, le sol disparut ! Comme lancé par un tremplin, le petit Comanche rebondit en l’air. La pilote poussa un cri. Malko, à travers le pare-brise, aperçut les branches d’un épineux.

Crac ! Le Comanche retomba de tout son poids avec un craquement sinistre. Une gerbe d’étincelles jaillit et, le train fauché, il continua à glisser sur le sol, se désintégrant au fur et à mesure. Une hélice fila en roulant comme un cerceau devant l’appareil. Malko sentit son estomac descendre vers ses talons. Ils allaient droit sur un rocher. À plus de cent à l’heure.

Le choc de front fut effroyable. Malko eut l’impression qu’on l’ouvrait en deux avec un filin d’acier, il perdit le souffle et s’évanouit.


* * *

— Malko ! Malko !

Malko ouvrit les yeux, aperçut le visage anxieux de Ferdi, couvert de sang, penché sur lui. Il était étendu sur le sol, et son ventre lui faisait affreusement mal. Il mit plusieurs secondes à réaliser ce qui était arrivé. Sa tête tournait, il passa la main sur son visage et ramena du sang. Il essaya de se lever, mais n’y parvint pas. Ferdi continuait à le secouer.

Il arriva enfin à se redresser et regarda autour de lui.

Le Comanche s’était littéralement désintégré. Le fuselage, coupé en trois, éparpillé sur une centaine de mètres. Un moteur et une aile intacte se trouvaient beaucoup plus loin. Apparemment, rien n’avait explosé, sinon, ils seraient tous morts…

— Ça va ? demanda Ferdi.

— Je pense, dit Malko. Où sont les autres ?

— Helda a été tuée sur le coup. Piet a des fractures partout, mais il vit. C’est eux qui ont pris le gros du choc…

Brusquement, Malko prit conscience de la chaleur et de la sécheresse. Il réussit à se lever complètement, aperçut un corps disloqué dans les débris du cockpit. Pauvre Rhodésienne venue mourir au milieu du Kalahari après tant d’aventures… Piet était étendu un peu plus loin, appuyé à un bout de fuselage, très pâle, le visage couvert de sueur. Il semblait souffrir beaucoup, mais posa un regard calme sur Malko :

— Vous voyez qu’on s’en est tiré…

Si on voulait… Ferdi était le moins touché. À quelques centimètres près, Malko et lui étaient broyés.

— Où sommes-nous ? demanda Malko.

— Près de Molepolole, expliqua Ferdi. Helda a pu donner sa position. Il y a une route goudronnée, on va venir nous secourir. L’adjoint de Piet a dû être prévenu.

Malko se tâta sur toutes les coutures. Apparemment, il n’avait que des contusions. Son cou irrité par la chaleur le brûlait de nouveau. Il regarda autour de lui et ne vit aucune trace de piste : le bush à perte de vue.

— Quelle connerie cet accident ! grommela Ferdi.

Pendant ce temps, Gudrun Tindorf et Joe Grodno allaient tranquillement faire leur jonction.

Trois Noirs en haillons apparurent, venant de nulle part et s’approchèrent. Ferdi engagea la conversation avec eux en tswana. L’un d’eux repartit en courant.

— Il va chercher à boire, expliqua-t-il.

Les autres entreprirent de dégager le corps de la pilote. Malko, pris d’éblouissements, dut se rasseoir.

Le soleil tapait d’une façon infernale. Pas un coin d’ombre. Des écureuils jouaient non loin de là, pas dérangés. Une horde de mangoustes passa avec des bonds gracieux. Les débris du Comanche semblaient déjà s’être intégrés au paysage. Malko arriva à se caler près de Piet Hertzog, mit sa chemise sur sa tête et sombra dans une sorte d’assoupissement bienfaisant, troublé seulement par les grognements de douleur du gros colonel barbu. Cet accident était incompréhensible. Jamais les deux moteurs d’un avion ne tombent en panne en même temps. Qu’avait-il pu se produire ?

Malko revoyait le visage sournois de Lyle, sentant que quelque chose ne collait pas.

Ferdi discutait avec les Noirs. Ils avaient fini par extraire le corps de Helda et l’allongèrent sur le sol. L’un d’eux restait à côté pour écarter les nuées de mouches goulues. On n’entendait plus que le bruissement des insectes. La grande paix du désert. Soudain, Malko perçut un ronflement au loin. Il se redressa.

Une Range-Rover couleur sable arrivait à toute vitesse, zigzaguant entre les épineux, soulevant des nuages de poussière. Elle stoppa à côté des débris de l’avion et un homme en descendit, venant à la rencontre de Ferdi. Tiré à quatre épingles, avec une saharienne beige, des cheveux noirs très courts, un regard froid. Les deux hommes s’approchèrent de Malko.

— Le major Carl van Haag, annonça Ferdi. L’adjoint de Piet.

— Vous n’êtes pas sérieusement blessé ? demanda l’officier sud-africain.

— Je ne pense pas, dit Malko, mais votre ami est mal en point.

Un médecin et un infirmier, descendus de la Range, s’occupaient déjà de Piet Hertzog. Le médecin alla examiner le corps de la pilote, et revint, le visage sombre.

— Elle a eu les vertèbres cervicales écrabouillées. Pauvre femme. (Il jeta un coup d’œil sur les débris.) Vous avez eu beaucoup de chance.

C’était aussi l’avis de Malko. Le major van Haag et Piet Hertzog parlaient à voix basse, tandis qu’on administrait un calmant au gros colonel. La chaleur était accablante. Malko but d’un coup la bière qu’on lui tendait. Il ne savait plus si le bruissement des insectes l’assourdissait ou si ça se passait dans sa tête… De nouveau, un vertige. Ferdi annonça :

— Nous retournons à Gaborone, dit-il. On reviendra chercher le corps de la pilote. Nous n’avons pas de place.

Le major van Haag s’approcha à son tour, l’air soucieux :

— Pas d’idée sur l’accident ?

Ferdi secoua la tête :

— Je ne comprends pas… C’était une très bonne pilote, l’appareil venait de subir sa visite de révision, il n’y avait pas de bombe à bord. C’est stupéfiant que les deux moteurs se soient arrêtés en même temps.

— C’est vraiment la fatalité, approuva van Haag.

On était en train d’installer tant bien que mal le colonel Hertzog à l’arrière de la Range-Rover. Malko s’approcha d’un des morceaux du Comanche. Une aile et un moteur. Quelque chose l’intriguait. Pourquoi l’avion n’avait-il pas pris feu ? Lorsqu’il avait perdu son train d’atterrissage, il y avait eu des gerbes d’étincelles, sans conséquences fâcheuses. Il se pencha sur le capot moteur et le souleva. Tout semblait normal. Il s’intéressa alors à un des réservoirs contenus dans l’aile. Coup de chance, le bouchon n’était pas coincé, et il réussit à le dévisser. Par terre, un peu plus loin, il trouva une cuve de carburateur. Il la plongea dans l’ouverture et ramena un peu de carburant qu’il flaira.

C’était ce qu’il pensait.

Les autres étaient remontés dans la Range-Rover et le major van Haag lui faisait signe avec impatience. Malko rejoignit le véhicule, sa cuve à la main.

— Vous avez un briquet ? demanda-t-il à van Haag.

— Un briquet ?

— Oui, je veux vérifier quelque chose.

L’officier sud-africain lui tendit un gros Zippo.

Malko l’alluma et approcha la flamme du carburant. Rien ne se produisit, elle s’éteignit sans que le contenu de la cuve s’enflammât. Il recommença, puis leva ses yeux dorés sur le Sud-Africain qui l’observait.

— Je sais pourquoi notre avion s’est écrasé, annonça-t-il.

— Pourquoi ?

Malko lui tendit la cuve.

— Sentez. Ce n’est pas de l’essence pour moteurs à piston, mais du carburant pour jets, A 1. Du kérosène, qui ne s’enflamme pas. Utilisé pour les avions à réaction. Il devait y avoir encore de l’essence dans les canalisations ; quand elle a été épuisée, les moteurs se sont remplis de kérosène et ont calé.

Le major van Haag vira au rouge brique :

— Quel est ledoos[31] qui…

— Celui qui a fait le plein, dit Malko. Mais vous croyez vraiment que c’est une erreur ?

L’officier ne répondit pas, les yeux fixés sur les débris du Comanche, puis tourna la tête vers Malko.

— Montez vite, nous allons en avoir le cœur net.

Malko se glissa dans la Range-Rover qui démarra aussitôt. Tassé à l’arrière avec l’infirmier et le médecin, Ferdi soutenait Piet Hertzog, très pâle qui se mordait les lèvres pour ne pas hurler. Malko souffrait de ses contusions, mais il se sentait quand même d’attaque et le cerveau clair. Persuadé qu’il ne s’agissait pas d’une fausse manœuvre, mais d’un acte criminel. Tout avait été trop facile depuis leur arrivée à Gaborone…

Ce coup-là était super. Le coupable pourrait toujours plaider l’erreur : il n’y avait aucune preuve. Et si son sabotage avait marché, on n’en aurait probablement jamais rien su…

Il toussa, la poussière du désert pénétrait par tous les interstices de la Range, conduite à tombeau ouvert.


* * *

La Range-Rover stoppa dans le parking de l’aéroport et les trois hommes en descendirent. Ils s’étaient arrêtés trente secondes à l’hôpital pour déposer Piet Hertzog. Le major van Haag fonça droit au bureau de l’aéroport.

— Où est le mécanicien qui s’est occupé du Comanche ? demanda-t-il.

Le Noir de service lui jeta un regard endormi.

— Vers les hangars. Pourquoi ?

— Il a foutu du kérosène à la place de l’essence !

— Ça, ce n’est pas bien du tout ! fit l’employé.

Les trois hommes étaient déjà ressortis. Cent mètres jusqu’au hangar d’entretien. Une demi-douzaine de Botswanais s’y affairaient mollement. Le major van Haag en interpella un dans sa langue et aussitôt changea d’expression. Il se retourna vers eux.

— Le salaud vient de partir, annonça-t-il, prétendant être malade. Il y a une heure ! Dès qu’on a appris que l’avion s’était écrasé.

— Au moins, nous savons à quoi nous en tenir, remarqua Malko.

Le major continuait à discourir en tswana. Il nota une adresse.

— Allons chez lui, dit-il. On va peut-être le piéger.

Nouvelle course sur Nyerere Drive.

Bifurcation dans la poussière. Les vieilles baraques en bois avec des vérandas où les Noirs les regardaient avec curiosité. Le mécanicien habitait au bout de Kwalata Close dans le sud de la ville. Une grosse Noire les accueillit. De nouveau, le tswana du major van Haag fit merveille. Hélas, ils arrivaient trop tard.

— Ce salaud est repassé par ici, expliqua-t-il. Il a dit à sa famille qu’il était obligé de repartir dans son village pour quelque temps. Il prend le bus jusqu’à Mahalapye. Je sais d’où partent les bus, il y a une chance de l’intercepter.

Nouvelle course jusqu’à Queen’s Road, au centre de la ville. Une des deux voies parallèles enfermant le Mail, rue piétonnière regroupant pratiquement tous les magasins de Gaborone. Devant une rangée de bâtiments modernes, des bus étaient en partance pour différentes directions. Chacun portait sa destination à l’avant. Certains étaient déjà bourrés à craquer, d’autres se remplissaient lentement, dans une pagaille très africaine, au milieu des couffins, des enfants, des marchands ambulants. Les trois Blancs se mirent à remonter la file des bus examinant chacun d’entre eux. Mafikeng, Molepolole, Kanye, Mochudi, Mahalapye !

Celui-là était pratiquement vide, assiégé par une meute bruyante. Malko s’arrêta, découragé par cette foule où tous les Noirs semblaient identiques. Se sentant incapable de reconnaître le mécanicien ! Bien sûr, il l’avait aperçu le matin, au décollage, mais sans y prêter la moindre attention… Malko regarda à l’intérieur du bus. Il n’y avait qu’un homme, très âgé et plusieurs femmes avec des ribambelles d’enfants. Sous les coups de gueule du conducteur, une queue s’était vaguement formée. Il commença à la remonter lentement, dévisageant chaque passager avec insistance.

Ferdi et le major van Haag faisaient la même chose de l’autre côté.

À la moitié de la queue, ils aperçurent soudain un homme essayant de se faufiler vers l’avant, afin de gagner des places. Rembarré par une énorme mémère portant deux petits dans le dos, il rentra dans le rang en maugréant. Malko s’approcha de lui l’examinant soigneusement. Il était vêtu comme les autres, d’une chemisette et d’un pantalon. Fendant la queue, Malko vint carrément se planter devant lui. Le regard du Noir chavira, il recula brusquement, donna un coup de coude à quelqu’un qui le gênait et détala comme un fou dans Queen’s Road !

C’était lui ! Ignorant que les Blancs ne pouvaient pas vraiment le reconnaître.

— Le voilà ! cria Malko.

Ferdi et le major van Haag avaient aperçu le fuyard, et se lançaient déjà à sa poursuite, sous les yeux intrigués des badauds qui ne voyaient pas souvent dans ce pays trois Blancs poursuivre un Noir. On se serait cru revenu au bon vieux temps… Maintenant, en Afrique, c’était plutôt le contraire…

Se glissant entre deux buildings, le fugitif déboucha dans le Mail. La rue piétonnière était bondée et il se faufilait, bousculant les gens, zigzaguant. Les trois Blancs n’osaient pas trop crier, de peur d’ameuter la foule noire.

Ferdi gronda :

— Il va nous filer entre les pattes !

L’autre contournant l’hôtelPrésident venait de disparaître, gagnant Botswana Road, l’avenue parallèle à la voie piétonnière. Ils l’aperçurent en train de gesticuler afin d’arrêter un taxi. Il se jeta dans le véhicule qui repartit aussitôt. La Range-Rover se trouvait à cent mètres derrière.

— Major, allez chercher la Range ! cria Malko. Je regarde où ils vont.

Il suivit des yeux le taxi qui descendait Botswana Road. Il stoppa à un feu et tourna ensuite vers la droite. D’interminables secondes et la Range surgit enfin. Malko y grimpa en catastrophe.

— Ils sont partis par là, indiqua-t-il.

C’était Khama Crescent, voie semi-circulaire rejoignant Francistown Road au boulevard bordant la ville à l’ouest. Grillant les feux, la Range-Rover s’y engagea. La large avenue suivait la ligne de chemin de fer et le désert commençait tout de suite de l’autre côté avec quelques vaches en train de brouter les épineux. À droite, il n’y avait aucun embranchement avant Nyerere Drive. Le major van Haag doubla un camion chargé de Noirs apathiques, et Ferdi poussa un cri :

— Le voilà !

Le taxi roulait paisiblement sur sa gauche. Ils se rapprochèrent assez pour vérifier la présence du mécanicien à l’intérieur, puis le major van Haag laissa quelques véhicules se glisser entre eux.

— Où va-t-il ? demanda Malko.

Ferdi secoua la tête.

— Sûrement pas loin. Les taxis coûtent cher. Il est simplement affolé et descendra dès qu’il pensera nous avoir semés. Nous avons une bonne chance de découvrir pour qui il travaille…

Le taxi franchit le carrefour de Nyerere Drive, continuant vers le nord. Il n’y avait presque plus de maisons, seulement le bush et quelques baraques. Le faubourg de Broadhurst.

Malko se retourna et fronça les sourcils.

— Regardez derrière nous, dit-il.

Une grosse voiture beige les suivait. Une Toyota Accord, avec des vitres teintées. Roulant exactement à la même vitesse qu’eux. Le conducteur accéléra d’un coup et les doubla avec un grand coup de klaxon. Impossible de voir l’intérieur, mais le major van Haag remarqua :

— Tiens, des Popovs ! Ils ont la plaque diplomatique.

La voiture avait disparu devant eux, après avoir doublé le taxi.

— Il y en a beaucoup ? demanda Malko.

— Une flopée ! fit Ferdi. Cent soixante pour un pays de huit cent mille habitants. Le plus gros coefficient du monde. C’est leur principal point d’observation en Afrique australe. Avant, ils étaient à Maputo. Personne ne sait ce qu’ils font car ils ne sortent pas et la plupart ne parlent que le russe… Mais ils sont là, enfermés dans leur ambassade.

— Ceux-là sortent en tout cas, remarqua Malko.

— Ils doivent aller à la chasse.

Maintenant, le bush, nu, s’étendait des deux côtés de la route. Dans le lointain, une station d’essence apparut à un carrefour. Il n’y avait plus que le camion chargé de Noirs entre eux et le taxi. Ce dernier mit sa flèche et se dirigea vers la station-service.

— Ça y est, on va le piquer ! exulta Ferdi.

Le major van Haag déboîta derrière le camion et s’engagea à son tour dans le drive-way de la station-service déserte. Au moment où ils arrivaient, le Noir qu’ils poursuivaient sortit du taxi.

Il les aperçut, poussa un cri, effectua une espèce de saut de cabri et se mit à courir d’une façon désordonnée, traversant d’abord la route, puis revenant sur ses pas après le croisement, zigzaguant, comme un robot fou. Un gros semi-remorque manqua le transformer en pulpe.

Ferdi avait sorti son Browning.

— Bon Dieu ! jura-t-il. Il va se faire écraser, ce con !

Le Noir ne se fit pas écraser. Il s’arrêta brutalement, tourna la tête et, tout à coup, fonça comme un coureur de marathon vers le mur longeant la station-service. Ferdi leva son arme et la rabaissa. À cette distance, il n’était pas certain de blesser légèrement le fuyard. Mort, il ne leur était d’aucune utilité. Ils démarrèrent tous les trois à sa poursuite. Ferdi arriva au coin du mur le premier, suivi par Malko. Les deux hommes s’immobilisèrent, médusés. Dissimulée jusque-là par le mur, la Toyota des Soviétiques se trouvait à cinquante mètres d’eux, et le fuyard filait vers elle à toutes jambes.

Ferdi poussa un grognement de rage et repartit, pistolet au poing, criant quelque chose en tswana, ce qui eut pour effet de faire courir le Noir encore plus vite. Il n’était plus séparé de la voiture que par une vingtaine de mètres lorsque la portière arrière de la Toyota s’ouvrit sur un homme en chemisette, un pistolet à long canon à la main. Pétrifié d’horreur, Malko le vit calmement poser la crosse dans le creux de sa main gauche et viser.

« Plouf, plouf. Plouf, plouf. »

Deux séries de deux détonations imperceptibles. Le Noir continua à courir un moment, puis sembla trébucher, partit les mains en avant et roula à terre. L’homme appuyé à la portière abaissa le canon de son arme et, de nouveau, il y eut deux « ploufs ». Les projectiles du pistolet traversèrent le corps, encore secoué de quelques mouvements.

Ensuite, tout se passa très vite. Le Soviétique était en train de déplacer sa main droite vers son côté gauche pour remettre son arme dans son holster lorsqu’il vit Ferdi, Browning au poing. Il était entraîné pour réagir à ce genre de situation d’une seule façon : interrompant son geste, il visa instinctivement l’homme qui se précipitait vers lui.

Ferdi l’aperçut. Lui aussi était entraîné. Sans même réfléchir, il s’accroupit sur place, lança son bras en avant, prit le Soviétique dans sa ligne de mire et appuya sur la détente. L’explosion du Browning fut infiniment plus forte que celles du long pistolet. Le Russe vacilla, tenant son arme, puis une main l’attira en arrière, le rejetant à l’intérieur du véhicule. On vit encore ses pieds quelques secondes et la portière se referma.

La Toyota bondit en avant et Malko dut faire un saut de côté pour ne pas être écrasé. Dans un hurlement de pneus, le véhicule franchit le carrefour, effectua presque un tête à queue et disparut dans la direction de Gaborone.


* * *

Ferdi était penché sur le corps du mécanicien. Trois des projectiles tirés par le Soviétique l’avaient atteint. L’un en pleine tête, les autres dans la poitrine. Il était mort sur le coup et une flaque de sang commençait à s’élargir sous son corps. Le major van Haag tira Ferdi en arrière :

— Vite, foutons le camp !

Par miracle, les coups de feu n’avaient attiré personne. Les trois hommes regagnèrent la voiture après que Ferdi ait sommairement fouillé le Noir, prenant tous ses papiers.

La Range démarra en trombe, vers Gaborone. Le major van Haag éclata :

— Vous êtes fou ! lança-t-il à Ferdi. Vous avez tiré sur un Soviétique. Vous vous rendez compte des conséquences…

Ferdi semblait préoccupé et furieux.

— Et alors ? fit-il. Il allait me tirer dessus, non ? Et il venait de flinguer ce type ? Vous croyez qu’il va aller se plaindre ?

Le major van Haag secoua la tête.

— Si jamais il va trouver les Botswanais, on peut fermer boutique ici.

Visiblement ses tâches administratives ne l’avaient pas préparé à ce genre de situation.

Il en était blanc de rage. Malko s’immisça dans cette conversation qui risquait de tourner mal.

— Le plus intéressant, remarqua-t-il, est de savoir pourquoi les Soviétiques se trouvaient là.

— Pour abattre ce type, évidemment, grommela Ferdi. Il y a un arrêt de bus, en face de la station-service. Il serait descendu là.

— Donc, ils étaient au courant de l’attentat monté contre nous…

Silence. Ils reprirent Khama Crescent pour arriver finalement dans Mooka Close, une allée discrète, ombragée de bougainvillées, où se trouvait la villa du major van Haag. Celui-ci alla téléphoner tandis que Ferdi et Malko se laissaient tomber dans des fauteuils sous la véranda. Il n’était que midi et la journée avait déjà bien commencé. Malko avait l’impression d’être passé dans une essoreuse tant ses muscles étaient douloureux.

— Je m’étais dit que l’idée de remplacer l’essence par du kérosène ne venait pas des gens de l’ANC, remarqua-t-il. C’était une idée de Blanc. J’avais pensé à Joe Grodno. Il semble que ce soit nos amis d’en face. Donc, ils superviseraient toute l’opération de déstabilisation menée contre nous…

— Cela m’étonne. Le KGB se mêle rarement des opérations « Action » des partenaires africains. Surtout dans ces pays…

— Ils ne venaient pas offrir une balade à Moscou à ce Noir, remarqua Malko. Ils étaient là pour le liquider. Si nous n’avions pas eu la chance de le suivre, ils le tuaient tranquillement et on aurait retrouvé son cadavre abattu par des inconnus. À mon avis, ils ont dû recevoir un SOS de ceux qui ont organisé l’opération et qui savaient que ce mécanicien nous mènerait quelque part…

Ferdi prit l’air sceptique :

— Impossible, dans un temps aussi court qu’ils aient pu communiquer avec la Zambie.

— Donc, l’ordre venait d’ici, conclut Malko. On nous manipule depuis notre arrivée. Par l’intermédiaire de Lyle. Vous l’avez sous-estimé. C’est lui qui nous a manipulés.

— C’est possible, reconnut le Sud-Africain. C’est bien le Cafre le plus malin que j’ai jamais vu !

— Et Johanna ? demanda soudain Malko. Il faudrait la prévenir.

Dans l’affolement des dernières heures, ils avaient complètement oublié la jeune femme.

Le major les rejoignit et Ferdi le remplaça au téléphone. Pas de réponse dans la chambre duGaborone Sun. Il essaya la piscine et le restaurant, sans plus de succès, avant de raccrocher, soucieux.

— Elle n’est pas là. C’est bizarre, je lui avais recommandé de ne pas bouger de l’hôtel.

— Allons-y, dit Malko.

Cinq minutes pour gagner leGaborone Sun. La clef de Johanna était au tableau. Ils la prirent et se rendirent dans sa chambre, s’arrêtant net. Une lampe était renversée, des affaires traînaient un peu partout. Visiblement, on avait fouillé rapidement la pièce… Ils allèrent vérifier les deux autres. Idem. Valises ouvertes au couteau et tout et tout… Ferdi était blanc d’inquiétude.

— Les salauds, ils n’ont pas…

Ils foncèrent se renseigner à la réception. Personne n’avait vu la jeune femme. Quand ils eurent vérifié tout le motel, ils durent se rendre à l’évidence. Johanna avait été kidnappée.

Ils retournèrent à la chambre.

— Ils ne l’ont quand même pas traînée de force à travers cent mètres de couloir, remarqua Malko. Il y a une autre explication.

Son regard se posa sur la porte-fenêtre et il comprit. Il essaya de la faire coulisser et y parvint sans difficulté. Quelqu’un l’avait déverrouillée et, de l’extérieur, on pouvait l’ouvrir facilement. Il sortit. Cette partie du parking donnait sur le désert, et personne n’y venait. Si Johanna avait été enlevée, c’était par là…

Ils repartirent. Nouvelle enquête. À force de distribuer des pulas, ils finirent par apprendre qu’un camion de blanchisserie avait stationné dans le parking pendant une heure, très tôt le matin…

— Il faut prévenir Pretoria ! dit Ferdi. C’est très grave.

Nouvelle course pour la villa. Le major van Haag les accueillit, impassible.

— J’ai eu un tuyau par la police, dit-il. Les Soviétiques viennent de faire hospitaliser un membre de leur ambassade avec une balle dans le poumon.

Ferdi changea de couleur. L’autre continua, suavement :

— Ils ont déclaré à la police qu’il s’agissait d’un accident durant une manipulation d’arme…

— Bon, cessons de nous faire peur ! dit Malko. Il y a plus sérieux. C’est une bonne chose que nos amis Popovs soient discrets, mais cela prouve surtout qu’ils sont mouillés jusqu’au cou dans cette histoire et qu’ils n’ont pas envie qu’on mette le nez dans leurs affaires. Tout a été conçu pour nous éliminertous ce matin. Notre présence à Gaborone représente donc un danger pour eux. Avant tout, il faut retrouver Johanna.

— Comment ? demanda Ferdi.

— Les Soviétiques sont sûrement au courant, mais cela m’étonnerait qu’ils la cachent dans leur ambassade, dit Malko. Visiblement, leurs amis de l’ANC disposent ici d’une infrastructure importante et de nombreuses complicités. Seulement, cela peut nous prendre très longtemps de découvrir leurs planques…

Le major van Haag triturait une cigarette, le front barré d’une grande ride.

Malko revit le visage extasié de Johanna lorsqu’il lui avait fait l’amour dans sa chambre duHoliday Inn, à Pretoria. À présent elle était en danger de mort. Jamais les autres ne la rendraient. Il fallait faire vite.

— J’ai une idée pour la récupérer, dit-il.

— Quelle idée ? demanda anxieusement Ferdi.

— Il faut une monnaie d’échange, dit Malko. Et vite, parce que j’ai peur qu’ils ne la tuent.

— Quelle monnaie d’échange ? Un type de l’ANC ? Joe Grodno ?

— Nous ignorons où il se trouve. Par contre, il y a une personne impliquée dans cette histoire que nous pouvons, à la rigueur, atteindre.

— Qui ?

— Le Soviétique que vous avez blessé et qui est à l’hôpital, dit Malko. C’est lui qu’il faut enlever et échanger contre Johanna.

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