Chapitre XIV

Malko courait à travers le bush. Il se retourna : la lune éclairait le ruban plus sombre de la route où il distinguait vaguement les véhicules arrêtés. Une douleur cuisante au visage. Il n’avait pas vu la branche d’un épineux qui venait de lui déchirer la peau. Il porta la main à sa joue, sans s’arrêter, sentit le contact poisseux du sang. Un peu plus, c’était l’œil. Ses poumons commençaient à le brûler. Il ralentit, prêtant l’oreille, entendit le bruit d’une course derrière lui. Jusque-là, ses adversaires n’avaient pas tiré. La frontière se trouvait à moins d’un kilomètre, mais le poste de police sud-africain était trop loin pour qu’il y arrive avant ses poursuivants.

Il comprit qu’il n’y avait qu’une solution. Donner l’alerte. Évidemment, du même coup, il se faisait repérer. Mais c’était la seule chance.

Un gros épineux lui barrait la route. Il se jeta à l’abri du tronc, laissant les battements de son cœur se calmer. Puis, posément, il leva le bras et appuya sur la détente du Browning. Une fois, deux fois, trois fois. En direction de ses adversaires… Dans le silence de la nuit, les détonations furent encore plus assourdissantes.

Personne ne riposta. Ils n’étaient pas tombés dans le piège… Malko attendit, tapi derrière l’épineux, une réaction du côté de la frontière. Rien. Scrutant l’obscurité, il lui sembla alors apercevoir à une centaine de mètres, une silhouette se déplacer vers lui en courant. Ceux qui le poursuivaient l’avaient repéré. Ils allaient lui couper la route de la frontière !

D’un bond, il repartit droit vers les lumières du poste-frontière. Le sang coulait de son visage. La lune et le ciel clair ne lui facilitaient pas la tâche.

« Clac-clac-clac-clac-clac. »

La rafale le cueillit par surprise. Instinctivement, il plongea à terre. Cela venait d’un point situé entre la frontière et lui… Ils avaient réussi leur manœuvre d’encerclement. Il releva la tête, cherchant à apercevoir ses adversaires. En vain. Ils pouvaient être embusqués derrière un épineux ou tout simplement à terre comme lui. Invisibles. La différence c’est quelui avait à bouger. Patiemment, il se mit à ramper. Toujours aucune réaction chez les Sud-Afs.

Il repartit à quatre pattes, avec une prudence de Sioux, s’arrêtant tous les dix mètres. Jusqu’à un autre épineux… Il allait le quitter lorsqu’il devina en face de lui une forme qui se déplaçait doucement : un homme en train de ramper, un PM dans la main droite… Celui-ci ci le vit à son tour. Malko appuya sur la détente du Browning une fraction de seconde avant son adversaire. La rafale de son PM partit vers le ciel. L’homme retomba.

Malko entendit un appel sur sa droite, puis des pas pressés. Il se rua en avant et plongea à côté de celui qu’il venait d’abattre. À son immobilité, il réalisa aussitôt qu’il était mort. Il récupéra son PM, trouva un sac de toile plein de chargeurs et s’éloigna en rampant.

Bien lui en prit. Une rafale balaya l’endroit qu’il venait de quitter, faisant sauter des pierres un peu partout. Quand Malko voulut se redresser, une balle siffla tout près de sa tête. Il aperçut plusieurs hommes qui ne se cachaient même pas, dressés devant lui, coupant l’accès à la frontière. Il lâcha à son tour une rafale pour se couvrir et reprit sa course d’épineux en épineux, parallèlement à la frontière.

« Poum-poum-poum-poum. »

Il s’arrêta, le cœur dans la gorge. Une mitrailleuse lourde juste devant lui. Aussitôt, le son plus clair et plus saccadé d’un pistolet-mitrailleur lui succéda.

Tassé contre un tronc rugueux, il écouta. Cette fois, il entendit nettement un bruit de moteur ! Il y eut de nouveau des coups de feu, puis deux hommes passèrent en courant en direction de la route, à une vingtaine de mètres. Trente secondes plus tard, la silhouette d’un véhicule approcha. Malko allait lui faire signe, lorsqu’une voix sèche dit derrière lui :

— Laat val fou pistool[35] !

Il se retourna, devina dans la pénombre un homme avec un chapeau de toile, braquant sur lui un fusil d’assaut.

— J’en ai un ! cria en afrikaans celui qui le tenait sous le feu de son arme.

Malko se redressa, les mains en l’air. C’eût été trop bête de se faire abattre par ses amis. Une Range-Rover surgit en cahotant, escortée de plusieurs soldats noirs et blancs. Une torche fut braquée sur lui et un soldat s’exclama :

— My magtig ! Dit is in blanke[36] !

— Je suis un ami, dit aussitôt Malko en anglais. Je travaille avec le major Carl van Haag.

On l’entoura. Visiblement, les Sud-Afs n’en revenaient pas de trouver un Blanc au milieu du désert ! Il aperçut le canon noir d’une mitrailleuse de 50 montée sur la Range-Rover. Un officier lui dit de s’installer à l’avant de la Range.

— Vous êtes seul ? demanda-t-il.

— Oui.

— Bien. On vous emmène chez nous.

La Range démarra et s’arrêta quelques instants plus tard à côté de celui que Malko avait abattu. L’officier sud-africain se pencha sur le corps, fouilla les poches, et remonta.

— ANC, annonça-t-il laconiquement.

Dix secondes plus tard, ils roulaient à toute vitesse dans le bush, sans phare. Malko grelottait, le sang continuait à couler sur son visage. L’officier, un jeune moustachu, lui demanda :

— Qu’est-ce que vous foutiez là ?

— J’ai été attiré dans un guet-apens, expliqua Malko. Je travaille avec vos gens de Gaborone. Ma voiture est tombée en panne.

— Bon, bon, on va vérifier tout cela, grommela l’officier.


* * *

Les tasses de thé se succédaient, toutes plus brûlantes les unes que les autres. Malko, le visage couturé de sparadrap, pansé, réchauffé, se disait qu’il n’avait jamais connu de lieu plus confortable que ce petit poste de police sud-africain, avec son râtelier d’armes, son vieux téléphone manuel et le mobilier administratif patiné. Le lieutenant Vryburg, celui qui l’avait sauvé, n’arrêtait pas de tirailler sa grosse moustache blonde, tout excité d’être mêlé à une affaire confidentielle. Les vérifications n’avaient pas été longues. Carl van Haag avait identifié Malko comme un membre à part entière des Services de renseignements sud-afs… Il était en route pour le récupérer.

Vryburg s’approcha de Malko, une note de service à la main.

— Vous avez de la chance ! dit-il. C’est à cause de ça qu’on est allés vous chercher.

Malko déchiffra tant bien que mal la note écrite en hollandais. Elle signalait des passages clandestins de frontière autour de Gaborone dans les deux sens et recommandait aux policiers d’être vigilants.

— Quand nous avons entendu les échanges de coups de feu, nous avons pensé qu’il s’agissait d’éléments incontrôlés se heurtant à la police botswanaise. Ce qui nous a donné un prétexte pour aller voir… Sinon, c’est une violation de frontière et ces Noirs sont très à cheval sur les principes… Ils nous ont tiré dessus et j’ai décidé de ratisser le terrain.

— Et celui que j’ai tué ?

— ANC. Son uniforme et son arme étaient neufs. Ils étaient une douzaine au moins. Nous avons vu les véhicules repartir vers Gaborone.

Une Range-Rover couleur sable s’arrêta devant le poste. Le major van Haag pénétra dans le bureau, salué par le lieutenant au garde-à-vous, toujours tiré à quatre épingles et serra chaleureusement la main de Malko. Les deux hommes eurent ensuite une conversation animée en afrikaans. Enfin, le major se tourna vers Malko et dit laconiquement :

— Venez, nous repartons.

Malko se retrouva dans la Range-Rover de l’officier. Ce dernier avait posé un PM sur la banquette. Ils franchirent la frontière sans aucun contrôle. Un kilomètre plus loin, Malko demanda à s’arrêter près de l’épave de la Sierra. Seul signe tangible de l’embuscade. Un silence minéral régnait de nouveau sur le bush.

— Les salauds ! murmura van Haag. Ils avaient bien monté leur coup.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Malko. Nous n’avons plus aucun moyen d’obtenir des informations.

— Dès que je vous ai déposé à l’hôtel, j’envoie un télex au NSC[37], dit le major. Que Pretoria vous envoie du renfort. Et je vais aller dire deux mots aux Botswaniens : ils se sont foutus de moi en m’assurant que cette Wanda n’avait rien à voir avec les terroristes.

— Qu’ils nous aident à la retrouver, dit Malko. C’est tout ce qu’il faut. Lyle, Grodno s’il est là, Wanda, sont comme des poissons dans l’eau ici. Il faudrait fouiller Gaborone, maison par maison, pour les retrouver.

Une fois de plus, la piste ultime s’était évanouie. Et cette fois, il n’y avait plus rien. Pas un fil à tirer.

Dix minutes plus tard, ils étaient auGaborone Sun.


* * *

Il faisait grand jour quand Malko se réveilla. Onze heures du matin. Le téléphone sonna. C’était Carl van Haag.

— Ça va mieux ?

— Oui, dit Malko, quelles sont les nouvelles ?

— Pas brillantes. Mes contacts botswaniens se confondent en excuses, en me jurant qu’ils ne connaissent pas les structures clandestines de l’ANC.

— Ils mentent.

— Évidemment, mais je ne peux pas le prouver. Pretoria va nous envoyer du monde. Ils sont très sensibilisés.

— Ce sont des informations dont nous avons besoin, fit remarquer Malko, pas d’une division blindée !

Il se jeta sous la douche, se prépara rapidement et, avant de sortir de la chambre, regarda longuement la photo panoramique représentant son château de Liezen dont il ne se séparait jamais. Il y avait invité Ferdi…

Par moments, il se demandait s’il aurait jamais le temps d’en profiter réellement. Seul, Elko Krisantem, son maître d’hôtel garde du corps, y vivait en permanence, avec Ilse, la vieille cuisinière, et son mari, les rois du chocolat chaud et des gâteaux viennois. Parfois, Alexandra l’y attendait et ils s’y retrouvaient avec volupté entre deux missions… Longtemps, Malko avait cru qu’il y aurait une fin.

C’était un leurre : le château était un gouffre. Toujours quelque chose à faire ! Sous le soleil brûlant, comme tout cela semblait loin ! La chaleur lui tomba sur les épaules lorsqu’il sortit dans le jardin, comme dans un décor de western. Son sparadrap sur la joue lui donnait l’air d’un voyou. Il s’installa près de la piscine. Pour l’instant, il n’avait rien d’autre à faire.

En ce moment même, on enterrait Ferdi. Malko revit les grands yeux de biche de Wanda. Même lui avait failli s’y faire prendre. Un garçon comme Ferdi allait au massacre. C’était une tueuse, motivée, et pleine de haine. Un fauve que sa beauté rendait particulièrement dangereuse. Son visage convulsé de rage lorsqu’elle l’avait mordu dans la voiture avait révélé sa véritable nature. La gorge de Malko portait encore la trace de ses dents.


* * *

La journée s’était écoulée lentement. Carl van Haag avait appelé trois fois. Toujours au point mort. Malko allait se résoudre à dîner seul lorsqu’une voix dit derrière lui :

— Bonsoir !

Il se retourna. C’était la rousse superbe qu’il avait rencontrée à la piscine, un tas de dossiers à la main.

— Bonsoir Carol, dit-il.

Elle rit.

— Vous vous souvenez de mon prénom ?

Son jean moulait des reins cambrés et le T-shirt bleu échancré porté à même la peau ne laissait rien ignorer du haut de son corps. Un peu déhanchée, elle contemplait Malko avec un regard amusé.

— Je me souviens toujours du nom d’une femme ravissante, dit-il. Je n’ose même pas vous demander si vous êtes libre à dîner. Il doit y avoir une liste d’attente d’un kilomètre…

— Il n’y a pas de liste d’attente, je vous ai dit qu’ici les hommes préfèrent les Noires… Je me préparais à manger un sandwich dans ma chambre.

— Eh bien, moi aussi, dit Malko. Dans ce cas, je vous donne dix minutes pour vous changer. Nous pouvons dîner dans le night-club.

Elle fit la grimace.

— Pas ici. J’y suis vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais je connais un endroit sur Kaunda Road. À tout de suite.

Elle partit presque en courant dans le couloir et Malko décida d’aller se mettre un peu d’eau de toilette… Il avait vraiment besoin de se changer les idées.

Lorsqu’il revint, Carol l’attendait dans un fauteuil et il eut un choc. Elle s’était métamorphosée : les cheveux roux relevés en un élégant chignon, et surtout une étrange robe super-moulante en fausse peau de panthère incrustée de strass, la taille serrée dans une énorme ceinture noire. Pas vraiment discrète, mais carrément affolante. Elle sortit la première : la ceinture tirait le tissu de la robe sur ses reins, en accentuant les courbes d’une façon encore plus provocante. À côté de cela, les escarpins rouges étaient presque discrets…

— Nous allons auMogambo, dit-elle.

Dans la voiture, Malko put vérifier qu’elle s’était arrosée de parfum. LeMogambo avait un cadre faussement africain, avec des peaux de bête, des meubles en pied d’éléphant et des lumières tamisées. Carol s’assit avec un soupir d’aise.

— Cela fait des mois que je n’ai pas été dans un endroit civilisé ! Cet hôtel me sort par les yeux.

— Vous connaissez Louisa lapit-girl, demanda Malko, pris d’une inspiration subite.

— Oui, bien sûr, de vue. Elle ne parle à personne, sauf à son jules, le directeur des jeux. Marcello Dente.

Malko dissimula son intérêt. Carol l’observait.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-elle. Il paraît que la nuit dernière vous êtes revenu plein de sang. Tout l’hôtel dit que vous faites partie des « spookies[38] » sud-africains. C’est vrai ?

— À moitié, dit Malko.

Carol haussa les épaules.

— Moi, je m’en fous, je ne fais pas de politique. Si on commandait du vin ?

Il obéit. Pensant à Marcello. La chance lui tendait peut-être la main.

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