Malko, d’abord, n’en crut pas ses yeux ! Il fallait un culot d’enfer à la terroriste allemande pour venir le défier auGaborone Sun. Il fit un pas en avant et le sourire de Gudrun Tindorf s’accentua, mais ses yeux bleu cobalt ne souriaient pas, eux. La jeune Allemande tenait une cigarette dans la main gauche et sa main droite disparaissait dans le sac posé sur le bar. Deux putes abruties de bière, affalées dans un box, le fixaient d’un regard de bovin et le barman se trouvait à l’autre bout du bar.
— Avancez, dit-elle, et asseyez-vous.
C’est la première fois qu’il l’entendait parler. Une voix douce, calme et froide. Devant, elle avait deux grandes dents de lapin et une bouche charnue et très rouge. Malko se rapprocha d’elle et resta debout à côté du tabouret voisin.
— Que voulez-vous ? Que faites-vous ici ?
— C’est une surprise, n’est-ce pas ? Je vous ai aperçu tout à l’heure.
— Pourquoi n’êtes-vous pas restée avec vos amis ?
Elle eut un sourire froid.
— Il y a eu des problèmes.
— Et alors ?
— J’ai une proposition à vous faire, dit-elle.
— À moi ?
Elle tira une bouffée de sa cigarette, sans cesser de le fixer.
— Enfin, à ceux qui travaillent avec vous. Vos amis sud-africains…
— Pourquoi ne la leur faites-vous pas directement… ? L’un d’eux va venir me rejoindre…
Le major van Haag allait arriver. S’il voyait Gudrun, il risquait de l’abattre à vue.
— Ils ne m’aiment pas beaucoup, dit l’Allemande sans se troubler. Je préfère vous utiliser comme intermédiaire.
C’était une litote.
Le barman s’approcha et Malko se fit servir une vodka. Il en avait besoin.
— Que voulez-vous ?
Elle le fixa droit dans les yeux.
— D’abord que vous ne commettiez pas l’erreur de croire que vous pouvez vous emparer de moi. En ce moment, j’ai une arme braquée sur vous, et je tire bien. Quand je sortirai d’ici, évitez de me suivre. Cela ne vous mènerait nulle part, sinon dans un monde meilleur. C’est d’accord ?
— D’accord. Ensuite ?
— Je suis prête à collaborer avec vos amis.
— Pour quoi faire ? demanda Malko suffoqué.
Gudrun Tindorf ne broncha pas.
— Pour des raisons identiques à celles qui m’ont fait travailler contre eux. De l’argent. Beaucoup d’argent. Vous le savez probablement, je ne suis pas motivée politiquement. Je suis une technicienne.
Il y avait de la fierté dans sa voix.
— Dans votre métier, remarqua-t-il, il est dangereux de trahir ses employeurs.
Elle hocha gravement la tête :
— C’est vrai, mais ce sont eux qui me trahissent. J’avais été engagée pour une tâche précise que j’ai accomplie. Mon travail se terminait ici. J’aurais dû repartir du Botswana avec une certaine somme en dollars, solde de mon contrat. Au lieu de cela, on refuse de me payer et on me demande de retourner en Afrique du Sud. C’est de la folie, et ils le savent. C’est la raison pour laquelle j’ai repris ma liberté. Je suis coincée ici. Les Botswanais ne me garderont pas longtemps, avant de céder aux Sud-Africains et de m’expulser de l’autre côté. Vos amis sont à ma recherche pour me tuer. Alors, je n’ai pas le choix…
— Et qu’avez-vous à vendre ?
Gudrun Tindorf écrasa sa cigarette dans le cendrier :
— Joe Grodno, dit-elle. Plus le réseau de saboteurs que j’ai monté en Afrique du Sud, et les explosifs qu’ils ont amenés de Zambie et qui vont être introduits en Afrique du Sud, dans quelques heures. Vous ne pensez pas que tout cela vaut de l’argent ?
Malko était écœuré devant la froideur de cette femme responsable de dizaines de morts, prête à monnayer quelques vies de plus. Comment pouvait-elle se regarder dans une glace ?
— Si, dit-il, mais je ne vous crois pas.
— Vous avez tort, fit l’Allemande. Je veux un million de dollars en billets de cent. Vous me donnerez la réponse demain matin. Je vous appelle ici. Je vous laisse payer mon verre. Ne me suivez pas…
Elle glissa de son tabouret et passa devant lui, la main toujours enfoncée dans son sac. Ensuite, elle sortit de l’hôtel d’un pas rapide, laissant Malko abasourdi.
Quel culot, quel cynisme et quel sang-froid ! C’était la femme la plus dangereuse qu’il ait jamais connue.
Il ne chercha pas à la suivre car elle ne bluffait sûrement pas. À peine avait-elle disparu que les cheveux noirs et calamistrés du major van Haag surgirent à l’entrée du bar.
— Vous n’avez pas croisé une femme en arrivant ? demanda Malko.
— Je n’ai pas fait attention. Pourquoi ?
— Gudrun Tindorf.
Le major van Haag eut l’air d’avoir reçu un coup sur la tête.
— Mais pourquoi ne l’avez-vous pas arrêtée !
— Parce qu’elle m’aurait mis une balle dans la tête, fit Malko paisiblement. C’est une tueuse. Elle avait préparé cette rencontre.
— Il faut lui tendre un piège, la ramener chez nous pour la juger et la pendre, gronda le major.
— Je sais, dit Malko. Mais ce n’est pas vraiment le problème. Elle veut monnayer ce qu’elle sait sur Grodno, le réseau de terroristes d’Afrique du Sud etc., ces informations valent-elles un million de dollars… ?
— Elles valent une corde, répéta l’officier.
— Transmettez quand même son offre à Pretoria, conseilla Malko. Nous n’aurons pas deux fois une occasion pareille. Les Botswanais nous trahissent et Joe Grodno est à l’abri à l’ambassade soviétique. Je ne vois pas ce que nous aurions à perdre.
— Un million de dollars, laissa tomber le Sud-Africain. Vous croyez que le NSC va lâcher une telle somme ?
— Joe Grodno a menacé de déclencher une campagne de terreur avec des voitures piégées, remarqua Malko. Cela peut coûter beaucoup plus cher qu’un million de dollars.
— Vous donneriez cet argent à cette femme qui… C’est une corde qu’il lui faut, pas un million de dollars…
Malko était d’accord sur le fond, mais pour une corde, il fallait un cou qui aille avec.
— Moi aussi, elle me répugne, dit-il. Seulement, il faut être pragmatique. Nous pouvons peut-être sauver beaucoup de vies humaines et mettre un terme à la carrière de Grodno. Bien entendu tout en négociant, il faut essayer de la piéger.
Carl van Haag but sa bière d’un coup. Complètement perturbé. Son vernis de fonctionnaire craquait devant la férocité des événements. Ce n’était pas un homme de Renseignement et il se sentait de plus en plus mal à l’aise dans cette histoire. À ses yeux, la seule méthode valable aurait été de faire cerner Gaborone par un régiment des Forces Spéciales et de fouiller la ville, maison par maison, après avoir préparé quelques gibets.
— Bien, dit-il, je vais envoyer un télex à Pretoria.
Malko quitta le bar à son tour. La réapparition de Gudrun Tindorf méritait qu’il rende compte au chef de station de la CIA à Gaborone. Sa mission, au départ, concernait uniquement la terroriste allemande.
Richard Francis parlait couramment l’ovimbo, le zoulou, le tswana et deux ou trois autres dialectes peu connus à l’est des Montagnes Rocheuses. C’est la raison pour laquelle la Company l’avait placé à ce poste. Il ressemblait à un étudiant prolongé avec ses longs cheveux et ses lunettes carrées. Un géant débonnaire… qui ne mangeait que de la nourriture macrobiotique.
— Gudrun Tindorf doit se trouver dans une des planques de l’ANC, dit-il. Ils ont loué plusieurs villas, un peu partout en ville.
Malko venait de tout lui raconter.
— Ça ne vous étonne pas, le rôle des Soviétiques ?
— Pas vraiment, fit l’Américain. Cela fait des mois que je préviens Langley que les Popovs se démènent comme des fous dans ce coin. Pendant longtemps je me suis demandé ce qu’ils faisaient car on ne les voyait nulle part et la majorité des types du KGB ne parlent que le russe. Bien sûr, ils travaillent sur les écoutes radio et s’occupent du gouvernement local. Seulement, leur objectif numéro un, c’est le recrutement de jeunes Noirs qui militent dans des groupes comme la SWAPO ou l’ANC. Ils les expédient en Union Soviétique pour les former et les endoctriner. Dans une dizaine d’années, cela fera de bons cadres supérieurs de nouveaux États… Évidemment, ils sont très discrets là-dessus.
— Et Joe Grodno ?
— C’est une courroie de transmission. Il a un avantage sur eux, il connaît tous les dirigeants de l’ANC et du parti communiste sud-af. À son sujet, il y a eu un incident intéressant. Hier soir, je me trouvais à un cocktail et j’ai rencontré Gorbatchev, le rezident du KGB. J’étais étonné, car il ne sort pratiquement jamais. J’ai été encore plus surpris quand il s’est jeté sur moi.
— Pour vous « tamponner » ?
— Même pas ! Il m’a tenu un grand discours pacifiste sur la brutalité inutile des jeunes mouvements de résistance, à propos du meurtre de notre ami Ferdi. Si on lisait entre les lignes, cela voulait dire « nous n’y sommes pour rien et nous le déplorons »…
— Joe Grodno a quand même trouvé asile chez eux.
— Il a dû leur forcer la main.
— Vous pouvez m’aider à retrouver Gudrun Tindorf ?
— Je vais essayer, promit l’Américain. Ça dépend où elle se cache. Bien sûr, les Botswanais sont au courant de pas mal de choses. Seulement, pour les faire parler…
— Et cette fille, celle qui se fait appeler Wanda ? Elle aussi se planque depuis hier.
— Là encore, les Botswanais vont la boucler. Ils ne veulent surtout pas se faire d’ennemis. Comme ils ne portent pas les Sud-Afs dans leur cœur, ça ne les empêche pas de dormir quand il y a une bombe qui saute de l’autre côté de la frontière. Mais ils n’aimeraient pas se faire envahir par leur grand voisin du Sud. L’armée botswanienne tiendrait entre cinq et dix minutes…
Une secrétaire entra et fit signe au chef de station. Ce dernier se leva avec un sourire d’excuse.
— Pardonnez-moi, j’ai justement rendez-vous avec le chef de la police. Je lui ai fait venir un « shot-gun » Savage des USA pour qu’il s’amuse. Il vient le chercher. En le prenant dans le sens du poil…
Malko se retrouva dans le jardin odorant de l’ambassade, guère plus avancé.
Le major van Haag l’attendait dans le hall duGaborone Sun, en face de l’agence de tourisme, Holiday Safaris, le visage fermé. Insensible aux putes qui s’agglutinaient autour de lui comme des mouches sur un pot de confiture. Il alla au-devant de Malko.
— J’ai eu Pretoria, dit-il, c’est non.
Malko s’y attendait un peu.
— Parfait, dit-il. Elle doit m’appeler demain matin.
— Il faut lui tendre un piège. Lui dire que nous acceptons et fixer un rendez-vous pour remettre l’argent. Là, nous la coincerons…
Malko secoua la tête :
— Major, vous vous faites des illusions. Ce n’est pas une débutante. Néanmoins, j’essaierai. En attendant, allons dîner.
— Non, merci, fit van Haag, je n’ai pas faim et j’ai des rapports à faire. Nous nous verrons demain matin.
Il s’éloigna, comme s’il avait le diable à ses trousses.
Malko, après avoir mangé un sandwich dans sa chambre, alla se coucher. Après sa quasi-nuit blanche et le choc de la mort de Marcello Dente, il était épuisé.
C’est la sonnerie du téléphone qui le réveilla. La voix calme et froide de la terroriste allemande.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Je pense que nous pourrions nous entendre, dit Malko. Il faut nous rencontrer. Quand…
Gudrun le coupa brutalement :
— Vous me prenez pour une enfant ? Êtes-vous d’accord ou non, à mes conditions ? Je n’ai pas l’intention de vous revoir.
— Dans ce cas, dit Malko, je crains que…
— Vos amis sont encore plus obtus que je le pensais, dit-elle. Je vais quand même leur donner une dernière chance. Parce que j’ai besoin d’argent. Dites-leur de surveiller les abords de l’école communale de Ranburg. Une voiture piégée va y exploser. Qu’ils y aillent avant quatre heures et demie, aujourd’hui.