Chapitre XIII

Carl van Haag traversa la pelouse entourant la piscine, le visage sombre, et il se laissa tomber sur la chaise à côté de Malko qui prenait son breakfast, sous un soleil de plomb.

— Alors, que s’est-il passé avec cettepit-girl ? demanda anxieusement le Sud-Africain.

— Pas ce que j’espérais, dit Malko.

Il résuma ce qu’il avait appris, passant pudiquement sur l’intermède sexuel. Carl van Haag faisait nerveusement des boulettes de pain.

— C’est elle ! grommela-t-il. C’est certain. Il n’y a pas deux coïncidences semblables.

— OK, dit Malko. Que voulez-vous faire ? La signaler à la police ? Ça ne servira à rien. Nous voulons mettre la main sur Joe Grodno et Gudrun Tindorf. Or, toute action violente nous est interdite…

— Il y a une chose que je peux faire, avança Carl van Haag. Par mes informateurs dans la police, vérifier si cette fille a ou non des contacts avec l’ANC. Nous saurons ainsi s’il faut nous concentrer sur elle.

— Alors, faites vite, dit Malko, parce que je dois la revoir ce soir. C’est notre seule piste.

Le Sud-Africain était déjà debout.

— J’y vais, dit-il. Je vous en supplie, ne prenez pas de risques.

Malko termina son breakfast et retourna dans sa chambre. Morose. Son impuissance le rongeait. S’ils ne mettaient pas la main sur l’équipe de Joe Grodno, d’autres bombes allaient exploser en Afrique du Sud, semant la panique et la mort. Or, ses adversaires disposaient de la neutralité bienveillante des Botswaniens et de l’aide active du KGB…

Un peu plus tard, il retourna à la piscine, se mêlant aux rares touristes en train de griller comme des écrevisses. Une jeune femme à la blancheur d’albâtre vint s’allonger à côté de lui et se plongea dans une brochure de voyages. Une rousse splendide, aux longues jambes fuselées. Malko vit son dos rougir de plus en plus et ne put s’empêcher de lui proposer un peu de Coppertone. Ils engagèrent la conversation et il découvrit qu’elle travaillait à l’administration de l’hôtel depuis trois semaines et qu’elle s’ennuyait à mourir.

— Les gens qui viennent ici ne pensent qu’aux putes noires, dit-elle amèrement. Alors, je fais du yoga en attendant de partir en vacances.

— Où ça ?

— À Kabrousse en Casamance. Je suis allée l’année dernière dans un Eldorador. Une plage immense, la mer ! Le pied, quoi. De la vie, des buffets somptueux, des fêtes. La formule club sans ses inconvénients.

Malko se dit qu’il l’accompagnerait bien. Elle était superbe. Par-dessus son épaule, il lut la devise des Eldorador : « Tout est proposé, rien n’est imposé. » Elle se retourna et leurs regards se croisèrent :

— Et vous ? En vacances ?

— Quelques jours.

Si Malko avait eu l’esprit moins occupé, il lui aurait volontiers donné une meilleure idée duGaborone Sun. D’autant que l’ambiance de sexualité qui régnait dans le motel rendait l’approche facile. Il se contenta d’enregistrer son prénom, Carol, et de lui offrir un Perrier.

Pas de nouvelles de Carl van Haag et les heures passaient. Il essaya de joindre le Sud-Africain, mais ce dernier n’était pas chez lui.

La nuit tomba sans rien apporter de plus. Malko n’avait pas faim et resta dans sa chambre. Enfin, le téléphone sonna.

— Carl, annonça le major. Pardonnez-moi, je n’ai eu le tuyau que maintenant.

— Alors ?

— D’après la police d’ici, elle est OK. Pas de politique.

— Bien, dit Malko, dans ce cas, je vais essayer de la mettre de notre côté. Sinon, je n’ai plus qu’à reprendre la route pour Pretoria. Toujours pas de nouvelles de Gudrun ?

— Non, reconnut van Haag avec amertume.

Depuis l’incident de Pretoria, la terroriste allemande semblait avoir disparu de la surface de la terre.

Malko raccrocha, soulagé, et perplexe. Si Wanda n’avait rien à faire avec leurs adversaires, il était au point mort. Pourtant le quitus des Botswaniens ne le satisfaisait pas. Il prit un livre, car il avait encore de longues heures devant lui.


* * *

Dix heures et demie. Chaque minute semblait durer une heure. Malko pensait à Ferdi. Il n’arrivait pas à croire que le colonel sud-africain soit mort. Il lui semblait entendre encore sa voix lente et un peu maladroite.

Depuis toujours, dans son métier, il s’était attaché à une certaine éthique qui dépassait souvent les impératifs de sa mission. Qui aujourd’hui lui réclamait de venger ceux qui mouraient dans le même combat. Des compagnons d’armes, même s’ils n’étaient pas toujours d’accord. Ferdi n’était pas un ange, mais ils combattaient le même ennemi. Malko aussi aurait pu être entraîné dans le parking et massacré… Il ne lui restait plus qu’à attendre deux heures du matin pour aller retrouver Wanda en espérant qu’elle lui apprendrait quelque chose.


* * *

Le silence régnait dans la ruelle sombre. Troublé parfois par des aboiements de chien, ou une rare voiture dans le lointain. Malko contemplait le ciel, superbe avec ses myriades d’étoiles, lorsqu’il entendit un véhicule s’approcher. Il avait garé la Sierra de Budget un peu plus loin, gardant son pistolet sur lui. C’était un taxi comme la veille.

Wanda en descendit et regarda autour d’elle. Lorsqu’elle vit la silhouette de Malko se détacher de l’ombre, elle marcha vers lui :

— Bonsoir, je suis contente que vous soyez venu.

— Vous avez appris quelque chose ?

Elle eut un sourire énigmatique :

— Venez !

Il la suivit dans la petite maison. Elle alluma et ils gagnèrent la chambre. Son regard glissa sur Malko et elle aperçut la bosse du pistolet sous la chemise.

— Vous avez toujours peur de moi ? demanda-t-elle avec un sourire.

— Pas de vous en particulier. Vous savez quelque chose ?

— Oui.

— Quoi ?

— Votre ami a été victime de violence ; ils l’avaient vu gagner beaucoup d’argent au jeu. Ils voulaient le voler.

— Qui vous a appris cela ?

— Quelle importance…

— On peut retrouver ces hommes ?

— Peut-être, je ne sais pas.

— Vous ne savez rien de plus ?

Elle secoua la tête :

— Non.

Ils se fixèrent un long moment en silence, puis Wanda sourit et s’approcha de Malko.

— Je vous promets, j’essaierai. Mais maintenant, il faut penser à autre chose.

D’un geste très doux, elle passa les doigts dans ses cheveux blonds, son visage à quelques centimètres du sien.

— Vous avez des yeux étranges, dit-elle, on dirait de l’or liquide. C’est beau.

— Merci, dit Malko.

Il aurait préféré une information. Wanda s’éloigna et mit un disque. UB 40, rythmé, sensuel, envoûtant. Elle commença à onduler presque sur place, se rapprochant peu à peu de lui, jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent.

— Tu n’as pas été content de ta putain, murmura-t-elle. Tu n’as pas envie de te servir de moi encore. Qu’est-ce que tu veux ? Ma bouche, mon ventre, mes fesses ?

Sa voix contrôlée était tout aussi sensuelle que la musique. Elle l’embrassa longuement, puis une main se faufila entre leurs deux corps, elle prit son pistolet entre deux doigts et le jeta sur le fauteuil.

Il se retrouva sur le lit, collé à elle, sans trop savoir comment. Comme la veille, elle avait écarté sa chemise et lui agaçait la poitrine avec une habileté diabolique. Il la caressa, laissant filer ses doigts sur le nylon des bas, trouvant son sexe. Elle se tortilla pour se dégager de sa jupe, et l’attira sur elle.

— Baise-moi, murmura-t-elle. Viens jouir au fond de mon ventre.

Elle était offerte et il la pénétra d’une seule poussée qui l’engloutit tout entier. Ses reins se soulevaient, elle tressaillait, haletait. Quand il lui prit un sein à pleine main, elle gémit et le mordit. Elle était merveilleusement lascive, offerte, onctueuse, remuant sans cesse. C’est elle qui supplia Malko de se dépêcher de jouir.

Il cria et ils demeurèrent ensuite foudroyés. En dépit du plaisir qu’il venait d’éprouver, Malko ressentait un malaise bizarre. Trop de choses ne collaient pas dans cette histoire. Il n’arrivait pas à sonder le regard de la jeune métisse. Cette passion brusque pour lui aussi, lui semblait un peu étrange, artificielle. Et pourtant, elle semblait si amoureuse, si ouverte…

Wanda étendit la main vers son sac, pour prendre des cigarettes, mais d’un coup de coude involontaire le fit tomber. Son contenu se répandit sur le tapis. Malko aperçut un tube jaune et lut son nom « Hyalo-miel[34] ». Il n’y aurait peut-être pas prêté attention si ce n’avait été le premier objet qu’elle remit dans son sac. À cette seconde, il sut avec certitude qui avait entraîné Ferdi vers la mort. Il se redressa, glacé intérieurement.

Wanda lui glissa un regard bizarre.

— Tu n’aimes pas faire l’amour avec moi ? Tu es déjà fatigué ?

— Oui, dit Malko.

Son cœur battait à cent vingt pulsations-minute. Il n’avait plus qu’une idée. Se retrouver hors de cette maison. Il fit un pas vers le fauteuil où se trouvait son pistolet.

Wanda, plus proche, y arriva une fraction de seconde avant lui, saisit l’arme par le canon et la jeta sous le lit. Puis, mettant deux doigts entre ses dents, elle poussa un violent coup de sifflet strident. Sa belle bouche était maintenant déformée par un rictus haineux qui l’enlaidissait.

— Vous les salauds de Blancs, vous êtes tous aussi cons ! laissa-t-elle tomber.

Malko entendit un piétinement à l’extérieur et une clef tourna dans la serrure de la porte d’entrée. Wanda l’observait, les mains sur les hanches, superbe.

— Tu es foutu ! dit-elle. Tous mes amis sont là. Ils vont te découper à la machette et te jeter aux chiens. Comme vous faites chez vous…

La porte s’ouvrit brusquement, Malko eut le temps d’apercevoir une face noire et une mitraillette. À toute volée il rabattit la porte de la chambre et la coinça avec une chaise. Wanda ricana dans son dos.

— Cela ne sert à rien. Tu vas crever comme ton copain.

Il y eut des bruissements à l’extérieur et une voix masculine demanda quelque chose à travers le battant. Wanda lança un appel. Aussitôt, la porte commença à trembler sous les coups. Malko n’hésita pas. D’une violente manchette, il frappa Wanda à la gorge. Elle tomba sur le lit. Il plongea aussitôt à plat ventre, récupérant son arme. Lorsqu’il sentit la crosse dans sa main, les battements de son cœur se calmèrent un peu. Wanda était en train de se relever. D’un bond, il fut sur elle, noua son bras gauche autour de son cou et enfonça le canon du Browning sous son oreille, cran de sûreté, relevé.

— Dis-leur que s’ils entrent je te tue.

Elle tourna vers lui un visage crispé de haine :

— Imbécile ! S’il le faut, je mourrai.

Cependant, elle cria quelque chose et le tumulte s’apaisa. Poussant Wanda devant lui, Malko ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardinet sombre. Serré contre la jeune femme, il enjamba le rebord, le pistolet menaçant toujours la tête de Wanda.

Ils atterrirent dans le jardinet. Il devina des silhouettes tout autour de lui, mais personne ne bougea. Traînant Wanda, il traversa le jardin, ressortant dans un chemin qu’il suivit jusqu’à l’endroit où se trouvait sa voiture. Wanda ne disait plus rien, mais Malko sentait tous ses muscles raidis contre lui. La Sierra n’était plus qu’à dix mètres. Il les parcourut, collé à elle, suivi par plusieurs ombres menaçantes. Wanda lui lança d’une voix vibrante de haine :

— Ils vont t’avoir et je t’arracherai moi-même les couilles.

Malko ne répondit pas. Elle était enfin sincère… Heureusement, il avait laissé les clefs de la voiture sur le plancher. Il ouvrit la portière et poussa la métisse dans la voiture, sur le siège avant, gardant le pistolet contre sa tête. Maintenant la ruelle sombre grouillait d’hommes. Il se glissa au volant, ramassa de sa main gauche les clefs et mit en route. Son plan était simple.

Passer la frontière à dix minutes de Gaborone et livrer Wanda à la police sud-africaine. Ensuite il aurait le temps de respirer.

Soudain, Wanda lui sauta à la gorge ! Comme un fauve. Il sentit les dents s’enfoncer dans son cou, cherchant la carotide. Il la repoussa d’un coup de crosse brutal et elle s’effondra sur le plancher avec un cri. Il passa la première vitesse et la Sierra bondit en avant. Une gerbe d’étincelles jaillit devant lui et une partie du pare-brise devint soudainement opaque. À l’aveuglette, il fonça, faillit percuter dans un poteau, tourna à gauche, puis à droite et retrouva une grande avenue. Il accéléra.

Un kilomètre plus loin, il dut se rendre à l’évidence, il s’était trompé de direction : l’embranchement pour la frontière était derrière lui. Il fit demi-tour, sur Nyerere Drive, déserte à cette heure, et repartit sur les chapeaux de roue. Quelques instants plus tard, il passait devant leGaborone Sun à tombeau ouvert.

Deux voitures surgirent soudain du bas-côté, à la hauteur de l’hôtel. Les amis de Wanda avaient pensé qu’il irait s’y réfugier. C’étaient deux Land-Rover qui le prirent en chasse aussitôt. Heureusement, la Sierra était beaucoup plus rapide. En arrivant au second rond-point, Malko avait déjà plusieurs centaines de mètres d’avance. Ses pneus hurlèrent et à cause de son pare-brise pratiquement opaque, il faillit manquer la route. Alors, à coups de crosse, il fit sauter ce qui restait de verre. Un vent violent s’engouffra dans la voiture.

Wanda gémit. Malko accéléra, un œil sur elle, l’autre sur la route, heureusement rectiligne. Dans le rétroviseur, il aperçut les phares de ses poursuivants, beaucoup plus loin et pour la première fois depuis qu’il avait deviné le subterfuge de Wanda, il se détendit un peu. Enfin, il avait mis la main sur quelqu’un. À l’allure où il allait, il parviendrait à la frontière dans sept ou huit minutes. Il évita de justesse un âne errant, passa devant la silhouette aplatie d’un motel éteint, puis les dernières constructions laissèrent la place au bush. Il se retourna : ses poursuivants ne se rapprochaient pas. Ils avaient sûrement compris son plan, mais n’y pouvaient pas grand-chose.

C’est à ce moment qu’un voyant rouge s’alluma brusquement sur le tableau de bord. Malko eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac. C’était le voyant « température moteur ». L’aiguille du thermomètre se trouvait complètement à droite dans le rouge. Le radiateur avait dû être touché par la rafale tirée sur lui. Quatre secondes plus tard, le voyant d’huile s’alluma à son tour ! Puis, il sentit une légère réticence sous l’accélérateur : le moteur était en train de le lâcher ! Ses phares éclairèrent un panneau annonçant :

Stop one kilometer ahead. Customs.

Il était presque arrivé. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Ses poursuivants se rapprochaient maintenant. Il écrasa l’accélérateur, mais cette fois sans résultat. Un bruit bizarre se fit entendre sous le capot et de la fumée blanche commença à en filtrer, se rabattant à l’intérieur à cause du pare-brise absent. Il jurait tout seul, accroché à son volant comme à une bouée de sauvetage, apercevant dans le lointain les lumières de la frontière. Hélas, à cette heure tardive il n’y avait personne sur la route.

Tout à coup, il n’eut plus rien sous le pied ! Le moteur venait de s’arrêter. Il passa en neutre, perdant encore de la vitesse, tentant désespérément de remettre en route. En vain, le démarreur n’accrochait pas ! Il remit en « D », sans plus de résultat. Tous les voyants rouges étaient allumés, formant un halo sinistre devant lui. La Sierra filait en roue libre. Il se retourna : les deux véhicules arrivaient à toute vitesse. Dans quelques instants, ils l’auraient rattrapé.

Il y eut un claquement sec : la portière de droite venait de s’ouvrir. Une forme glissa du plancher à l’extérieur avant qu’il puisse intervenir.

Wanda !

Pris par ses problèmes mécaniques, il avait négligé sa surveillance. Dans le rétroviseur, il la vit se relever et partir en courant vers les Land-Rover.

Il braqua sur la gauche et la Sierra vint mourir sur le bas-côté. D’un coup d’épaule, il ouvrit la portière, et sauta à terre. Les deux Land-Rover étaient à cinquante mètres. Il partit en courant à travers le bush, perpendiculairement à la route, priant pour un miracle. Ses adversaires allaient le massacrer tranquillement dans cet espace découvert sans le moindre endroit où se dissimuler.

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