Le major sud-africain jeta un regard plein de commisération à Malko et laissa tomber :
— Cela ne vous suffit pas ? Vous trouvez qu’on n’a pas perdu assez de gens et d’argent ? De toute façon, Pretoria ne débloquera plus un seul rand pour cette opération.
— Attendez-moi une seconde, demanda Malko.
Il se leva et sortit du restaurant. Carol posa sur lui un regard ravi en le voyant pénétrer dans son bureau.
— Quelle bonne surprise !
— J’ai besoin de ton aide, dit Malko. As-tu une idée de l’endroit où ces photos ont été prises ?
Il posa les deux documents devant elle. La jeune femme les examina, sourcils froncés.
— Tiens, c’est Marcello avec Wanda. Ce doit être le lodge sur le Limpopo, ils y allaient souvent. D’ailleurs, la seconde, je connais : c’est un baobab de neuf cents ans qui se trouve dans le coin là-bas. Tu veux m’emmener ?
— Pas tout de suite, dit Malko.
Carol eut un sourire indulgent.
— De toute façon, ce serait impossible : le lodge est fermé parce que le manager s’est disputé avec son personnel. Il n’y a plus que quelques Noirs.
Malko rentra ses photos et s’éclipsa. Carl van Haag l’accueillit nerveusement.
— Où étiez-vous passé ?
— Vérifier quelque chose, dit Malko. Voilà ce que je pense. L’opération où nous avons été attirés servait de diversion. Je viens de penser à une possibilité : le lodge où se rendaient fréquemment Marcello Dente et Wanda est fermé. Il se trouve juste à la frontière du Botswana et de l’Afrique du Sud, au bord du Limpopo. L’endroit idéal pour un trafic. Wanda le connaît. C’est peut-être là qu’elle s’est enfuie. Il suffit de louer un avion et d’aller voir.
— Je vous offre l’avion. Il faudrait aussi un véhicule remarqua van Haag, en grattant ses sourcils brûlés.
— Vous ne connaissez personne ? demanda Malko.
— Si. Un chasseur professionnel qui vit dans le coin, mais on ne peut le contacter par radio qu’au dernier moment.
— Tentons le coup. Vous pouvez trouver un avion ?
— Sûrement.
— Très bien, partons demain matin, très tôt. Avec des armes.
— Il m’en reste assez pour foutre en l’air ces salauds, fit le Sud-Africain à voix basse. Seulement, nous y allons officieusement. Je n’aurai jamais une autorisation de Pretoria…
— Nous allons juste à la chasse, fit Malko.
Le pilote rubicond semblait sortir d’un livre de Kipling avec sa moustache en guidon de bicyclette. Un autre rescapé de Rhodésie. Il les accueillit d’un sourire jovial et d’une poignée de main roborative.
— Nous allons avoir un temps superbe, annonça-t-il. Je vois que vous avez de quoi filmer les animaux…
Il désignait le lourd sac vert porté par Carl van Haag. Inutile de lui dire qu’il y avait à l’intérieur de quoi armer une section d’infanterie… Ils le chargèrent à l’arrière du Cessna et le décollage se fit sans histoire : direction l’Est. Le bush se transforma en un tapis uniforme et ocre, piqueté de quelques aspérités qui semblaient posées dessus. Presque pas de villages. À droite, la ligne de montagnes délimitant le Transvaal. Le Cessna monta à six mille pieds et s’y tint.
— Quelqu’un vous attend ? demanda le pilote. Parce que la piste est loin du lodge.
— Dès que vous serez à vingt milles, dit le major, on appelle Roger sur 118,5. J’espère qu’ils seront à l’écoute.
Le vol continua. En bas, le paysage était un peu plus varié, avec quelques touffes de verdure et puis apparut le cours sinueux du Limpopo, encaissé entre deux murs de végétation tropicale. L’appareil descendit, volant au ras de l’eau. Quelques hippopotames prenaient le soleil, la gueule ouverte. Puis, le pilote vira et reprit le bush, cherchant la piste.
Carl van Haag décrocha le micro et commença à appeler son ami.
— Roger, Roger, ici van Haag, vous m’entendez ?
Pas de réponse.
Le pilote montra à Malko une excroissance en plein milieu du bush : le baobab géant, isolé.
— La piste est à droite. Quand vous voulez, je me pose…
Seulement, Roger ne répondait toujours pas. Le Cessna continuait à tourner à cinq cents pieds, comme un vautour, passant chaque fois au-dessus de la même falaise rouge, puis d’un à-plat rocheux. Malko en avait le tournis. En plus, cet avion qui décrivait des cercles inlassablement finirait par attirer l’attention. Carl van Haag répétait sa litanie, les traits crispés. Enfin, il y eut un vague crachouillis dans la radio et il se retourna, fou de joie.
— Ça y est ! Il m’entend !
Il reprit de plus belle, mais tout ce qu’il eut en retour, ce fut quelques mots incompréhensibles. De guerre lasse, il reposa le micro et dit au pilote :
— On se pose ! J’espère qu’il a compris. Au pire, on repartira.
Virage, train sorti, le Cessna se présenta devant ce qui ressemblait plus à des montagnes russes qu’à une piste d’atterrissage. Le contact avec le sol fut brutal. L’appareil rebondit deux fois avant de se mettre à rouler dans un nuage de poussière rouge. Le pilote jurait entre ses dents tout en donnant de petits coups de freins rapides : le bout de piste approchait très vite.
Ils stoppèrent quelques mètres avant et le Cessna revint se garer sur une bretelle caillouteuse. Ils descendirent tous les trois. L’air était presque frais avec une agréable petite brise. À perte de vue, le bush. Il n’y avait plus qu’à attendre.
Vingt minutes plus tard, ils virent surgir un engin étrange : un pick-up avec des sièges surélevés, pas de pare-brise, filant à toute vitesse. Il s’arrêta près de l’appareil et un jeune homme en short, torse nu, en descendit. Il se précipita vers le major et l’étreignit. Ce dernier le prit à part et lui expliqua le but de leur visite. Apparemment cela ne lui déplaisait pas… Il y eut une longue discussion en afrikaans puis le dénommé Roger lança :
— OK, on y va. Nous serons là dans deux heures.
— Tout ce que vous voulez, dit le pilote à condition qu’on redécolle avant la nuit. Dernier carat : quatre heures. Je reste à l’écoute radio.
Ils étaient déjà tous dans le pick-up qui démarra dans un nuage de poussière. À peine étaient-ils hors de vue de l’avion que le major commença à distribuer les armes et les chargeurs. Roger ne semblait pas surpris. Van Haag expliqua à Malko :
— C’est un ancien de chez nous qui est revenu à la terre, mais il est toujours là pour donner un coup de main…
Le pick-up fonçait à cent à l’heure à travers le bush, suivant une piste invisible. Le terrain était accidenté avec des collines, des marécages et, de l’autre côté du Limpopo, une falaise abrupte surmontée d’une balise radio. Malko se demandait comment Roger retrouvait son chemin au milieu de ce lacis de pistes à peine tracées. Une autruche déboula devant eux, s’enfuyant à toute vitesse d’une démarche grotesque.
— Un mâle, commenta Roger, il est tout noir.
Cinq cents mètres plus loin, le conducteur stoppa brutalement et ils furent tous projetés les uns contre les autres. Malko allait demander la raison de ce brusque arrêt quand Roger tendit le bras vers une crête toute proche de la route.
— Regardez ! Ils viennent de Rhodésie. Là-bas, ils meurent de faim…
Malko aperçut une harde d’éléphants, une vingtaine au moins, avançant lentement vers la route, en grignotant au passage des branches d’épineux. Efflanqués, la plupart privés de défenses, placides et impressionnants. Roger avait coupé le moteur.
— Il ne faut pas s’énerver, dit-il, sinon, ils risquent de rester au milieu de la piste et, là, on ne passe plus.
Pendant un quart d’heure, ils regardèrent les pachydermes défiler devant eux, traverser une petite mare et poursuivre leur chemin sur une crête aride, vers le nord. Ça c’était la véritable Afrique. Enfin, ils purent redémarrer… Quelques kilomètres plus loin, ils virent un panneau indiquant « Limpopo-Lodge 1 km ».
La végétation s’épaissit brusquement. Des arbres majestueux, des baobabs, des fromagers. Puis ils débouchèrent le long d’une pelouse, bordée de petits bâtiments coquets avec, même, une piscine. Celle où Wanda avait été photographiée avec Marcello. Le cœur de Malko battit plus vite. Est-ce que son intuition allait se révéler juste ? Les trois hommes descendirent du pick-up, armes au poing. Ils regardèrent autour d’eux. Le silence était absolu à part les cris des oiseaux et il n’y avait personne en vue. Pas de véhicule non plus. L’endroit paraissait abandonné.
Ils suivirent un sentier, débouchant près de plusieurs constructions en bambou. Un bar désert, une salle de jeu aux murs tapissés de trophées et une esplanade en face d’un splendide massif de fleurs avec plusieurs tables. Toujours personne. Le château de la Belle au Bois Dormant.
Ils avancèrent encore un peu et soudain van Haag se baissa pour ramasser quelque chose. Malko s’approcha : une cartouche de Kalachnikov, toute neuve. Pas vraiment le genre d’objet qu’on trouve dans un lodge de tourisme…
— On dirait que vous aviez raison ! s’exclama van Haag. Mais où peuvent-ils être ?
Ils aperçurent derrière les bungalows des cabanes où devait loger le personnel. Trente secondes plus tard, le major tombait nez à nez avec une Noire en boubou au front bas, qui poussa un hurlement devant son pistolet-mitrailleur et s’enfuit… Ils la rattrapèrent dans une cuisine où d’autres femmes épluchaient du maïs. Elles se figèrent devant l’intrusion des trois hommes. Roger qui parlait leur dialecte commença par les rassurer et se mit à interroger une des cuisinières, traduisant au fur et à mesure. La Noire parlait d’une voix si lente qu’on aurait dit un robot.
— Oui, il y a eu beaucoup de Noirs armés depuis trois jours.
— Qui sont-ils ?
Silence. Puis la Noire consentit à préciser :
— Des Freedom Fighters. Ils ont demandé de la nourriture. Ils leur ont donné ce qu’ils avaient ; du Gouda et du jambon, de la bière.
— Où sont-ils maintenant ?
Geste vague vers le Limpopo.
— Il y a un pont ? demanda Malko.
— Non, pas de pont, fit Roger, seulement un gué.
— Depuis quand sont-ils partis ?
Pas de réponse.
— Hier ? Aujourd’hui ? insista Roger.
— Aujourd’hui. Il y a peu de temps.
Roger prit la Noire par l’épaule et la poussa hors de la cuisine. Elle se laissa faire passivement.
— Viens nous montrer la piste.
Roger se retourna vers ses compagnons.
— Nous sommes à une vingtaine de kilomètres du Limpopo à vol d’oiseau, mais il y a des dizaines de pistes. Sans elle, nous n’arriverons pas à trouver le gué.
Ils regagnèrent le pick-up et la Noire s’installa à côté de Roger. Elle les guida jusqu’à la sortie du domaine dans un dédale de pistes. Malko aperçut soudain des traces fraîches de pneus. Alertés par l’avion, les gens de l’ANC avaient filé vers l’Afrique du Sud.
Ils s’engagèrent dans un sentier étroit serpentant au milieu d’une végétation luxuriante, bourrée de trous, de passages marécageux. Roger, pour aller plus vite, prenait les bosses à rebrousse-poil, ce qui projetait les passagers dans tous les sens. Ils se cognaient aux ridelles, avaient le visage fouetté par les branches, encaissaient des secousses terribles dans les reins. Malko faillit plusieurs fois être éjecté dans la jungle cernant la piste.
Carl van Haag ne disait pas un mot, les yeux clignotant sous la poussière, les pupilles rétrécies, les traits figés. Concentré sur la chasse. Une roue avant s’enfonça brusquement dans une ornière de sable faussement durci, le pick-up prit un angle de trente degrés et stoppa brutalement, moteur calé. Ils bondirent à terre, tirant, poussant, laissant Roger jouer avec ses vitesses pour arracher le véhicule à son piège. Le Limpopo semblait toujours aussi loin. Le soleil leur brûlait les yeux et le visage. À côté de Roger à l’avant, la Noire demeurait silencieuse, détachée, pas concernée. Sauf à chaque embranchement où elle tendait les bras pour indiquer la bonne piste.
Elle ne se trompa jamais.
Plus ils avançaient, plus la végétation était touffue. Signe qu’ils s’approchaient du Limpopo. Mais il y avait tant de méandres qu’ils avaient l’impression de tourner en rond.
— Encore loin ? demanda Roger.
La Noire eut un geste vague. Impossible de connaître sa notion des distances. Tout à coup, ils tombèrent sur du sable. Les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu. Le pick-up tanguait comme sur une mer en folie, les projetant les uns contre les autres. Ils haletaient, les poumons pleins de poussière. Dix, vingt à l’heure dans des hurlements de moteur, des grincements de pignons. Ils en sortirent à grands coups de moteur, se disant que les autres devaient souffrir autant… Et puis, soudain, le pick-up sembla glisser sur un sol d’une douceur de rêve. Du dur, de la latérite bien nette, un espace découvert avec de l’herbe à éléphant, barré en face d’eux par une rangée de grands arbres. La Noire tendit la main :
— Limpopo !
Ils étaient arrivés, ou presque. Roger passa les cinq vitesses pratiquement du même geste.
Au moment où ils approchaient des arbres, ils entendirent des coups de feu. S’il n’y avait pas eu un ricochet sur la ridelle qui fila en couinant, ils auraient pu croire que ce n’était pas pour eux… Puis, aussitôt, ils les virent. Une demi-douzaine de Noirs, en tenue verdâtre, chapeau de toile, comme les Sud-Afs, alignés ; tous du même côté de la piste dans le fossé, armes braquées sur le pick-up qui fonçait vers eux.
Carl van Haag poussa un cri sauvage. Son PM jaillit à l’horizontale et il ouvrit le feu instinctivement, imité par Malko. Roger avait accéléré. Ils défilèrent en trombe sous une grêle de balles. Les pétarades sèches des Kalachs leur vrillèrent les oreilles. Il y eut des chocs contre le métal, un cri, puis plus rien. Ils étaient passés. Tapis dans leur fossé les Noirs n’osaient plus bouger.
D’une bourrade, Roger repoussa la Noire qui s’était affalée sur lui. Ce n’est que quelques secondes plus tard qu’il réalisa qu’elle avait pris une balle dans la tête. Il essuya son front traversé d’une estafilade noirâtre : du sang brûlé par une balle en séton. Malko remit un chargeur dans son PM. Carl van Haag ne tenait plus en place.
— Plus vite, plus vite ! cria-t-il.
Soudain, ils débouchèrent au bord du fleuve. La piste le dominait d’une bonne trentaine de mètres. Virant en épingle à cheveux et descendant le long de la berge sablonneuse jusqu’à une sorte de ponton de bois. Le courant était faible. Au milieu de Limpopo, ils aperçurent un bac avec un gros camion vert dessus entouré d’hommes qui se mirent immédiatement à tirer. Plusieurs Noirs armés se trouvaient encore sur le ponton.
Carl van Haag poussa un hurlement sauvage :
— Les voilà !
Malko reconnut tout de suite le petit métis qui les avait si bien manipulés : Lyle. L’assassin plus que probable de Ferdi, Johanna et Marcello. Escorté d’un géant. En tenue de guérillero lui aussi, une Kalach à la main et la machette à la ceinture. Il leva son arme et commença à tirer sur eux. Aussitôt le major et Malko sautèrent du pick-up et se laissèrent rouler sur la pente sablonneuse, encadrés par les coups de feu, créant chacun un petit geyser de sable. Aucun ne pensait plus au danger. Le pick-up descendait en crabe, rageusement, dans des hurlements de pignons martyrisés.
Les trois derniers Noirs qui se trouvaient sur le ponton sautèrent à l’eau, pataugeant en direction du bac. Il y avait peu de profondeur. Des coups de feu crépitèrent encore. Le pick-up se planta dans le sable, moteur calé. Roger ne bougea pas, effondré sur son volant. Carl van Haag debout au bord de l’eau tirait comme au stand, par petites rafales courtes, sur les têtes qui émergeaient. Deux d’entre elles disparurent et furent entraînées par le courant.
Il restait Lyle… Pataugeant dans le Limpopo, il vidait lui aussi son chargeur par petites rafales.
Malko et van Haag s’abritèrent derrière des rochers. Soudain, du camion, surgit une silhouette élancée en tenue de brousse : Wanda. Elle aussi commença à arroser la berge. Malko riposta, appuyé à une souche et la jeune métisse dut ramper sous les roues du camion pour se mettre à l’abri. Lyle, fébrilement, était en train de recharger son arme.
— Le dernier, c’est Lyle ! cria Malko au major.
Carl van Haag démarra soudain comme un coureur de cent mètres. Jetant son PM, il plongea dans l’eau jaunâtre du Limpopo, à la poursuite de Lyle. Wanda essaya de tirer, mais Malko la neutralisa aussitôt. Énervé, Lyle n’arrivait pas à décoincer son chargeur. Le major n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Le métis brandit sa Kalachnikov et l’abattit de toutes ses forces sur l’officier sud-africain. Ce dernier parvint à éviter d’être touché à la tête, mais la crosse du fusil d’assaut le frappa au-dessus du coude gauche, lui déchiquetant le bras jusqu’à l’os.
Il poussa un cri, mais eut la force de saisir l’arme de la main droite et de la tirer vers lui. Déséquilibré, Lyle plongea en avant et disparut sous l’eau. Il ne devait pas savoir nager car il lâcha aussitôt le canon de la Kalachnikov pour tenter de retrouver son équilibre. Le major jeta le fusil d’assaut dans le courant et se dressa devant le métis, le bras en sang, les yeux hors de la tête.
Sa main droite crocha la gorge de Lyle, comme les dents d’un bouledogue et il se mit à serrer de toutes ses forces ; sur la terre ferme, le métis aurait sûrement eu le dessus sur cet homme blessé, mais il semblait avoir une peur panique de l’eau. Il recula, tituba, tomba en arrière, accompagné par la poigne mortelle de Carl van Haag.
— Le camion ! Le camion ! cria Malko.
Le gros camion vert était arrivé sur l’autre rive et commençait à l’escalader. De nouveau, Wanda lâcha plusieurs rafales dont les balles miaulèrent un peu partout. Un grondement de moteur et le lourd engin se mit à gravir la berge opposée, en crabe, lentement mais sûrement.
Carl van Haag semblait s’en moquer comme de son premier battle-dress ! Courbé en avant, il maintenait Lyle sous l’eau, au milieu de grandes éclaboussures.
Affolé, Lyle se contentait de donner des coups de pied et de poing, affaibli par l’eau qu’il avait avalée. Inexorablement, Carl van Haag le tirait vers la rive, les doigts toujours crochés dans sa gorge. Insensible aux coups de son adversaire. Malko vint à leur rencontre et immobilisa les bras de Lyle derrière son dos. Il était hideux, les babines retroussées sur ses grandes dents, les traits déformés par la terreur, les yeux roulant dans leurs orbites.
Les trois hommes atteignirent le sable. Le camion venait, lui, de se hisser au sommet de l’autre rive et de disparaître.
Brutalement van Haag écarta Malko :
— Laissez-le-moi !
Vif comme l’éclair, ses doigts lâchèrent la gorge de Lyle, attrapant ses cheveux frisés. Puis il lui rabattit le visage sur son genou et commença à lui écraser méthodiquement tous les os de la face avec des « hans » de bûcheron, son bras blessé pendant le long du corps, le visage crispé par la haine.
Comme une machine.
Très vite, le métis cessa de se débattre. Malko se dit qu’il allait sortir de là plat comme une hostie. Lyle s’effondra soudain, sur le sable de la berge. Carl van Haag se laissa tomber sur son dos, lui saisit les oreilles et commença à lui frotter la face dans le sable, dans un concert de hurlements horribles. D’un sursaut de chenille coupée en deux, Lyle réussit à se retourner et Malko aperçut le mélange de boue grise et de sang qui remplaçait son visage. Sans doute fatigué, Carl van Haag se redressa, et lui envoya un coup de pied sous les narines qui lui décolla à moitié le nez. Puis, avec ferveur, il se mit à lui décocher des coups de pied partout où cela faisait mal.
Lyle ne bougeait plus depuis longtemps. Impossible de dire s’il était vivant ou mort tant il était abîmé.
— Carl, cria Malko, arrêtez !
Il comprenait l’explosion du Sud-Africain et ressentait lui aussi une haine sauvage envers le métis assassin. Seulement, c’était en se conduisant ainsi qu’on y laissait son âme. Où était le major un peu guindé, tiré à quatre épingles de leurs premières rencontres ? Le vernis n’avait pas résisté au choc de l’horreur. Carl van Haag, les jambes écartées, se trouvait au-dessus de Lyle. Le major sortit alors son gros Herstall, l’arma et posa le canon sur le front du métis.
— Tiens ! dit-il. Pour Ferdi.
La première balle lui fit éclater le front. La tête s’enfonça un peu plus dans le sable. Carl van Haag continua à tirer posément, le canon à quelques centimètres de la tête en bouillie, vidant son chargeur jusqu’à ce que la culasse demeure coincée en position ouverte. Ce qui restait de la tête de Lyle aurait dégoûté un chat sauvage affamé… Le Sud-Africain se redressa avec une grimace de douleur. Malko se demandait comment il tenait encore debout avec la blessure de son bras… Le sang coulait le long de son poignet et il était livide. Il l’amena au pick-up.
— C’est dommage qu’on n’ait pas eu plus de temps… grommela van Haag.
Il se laissa aller sur le siège et s’évanouit aussitôt. Roger râlait, les mains crispées sur sa poitrine, des bulles rosaires sortant de sa bouche, et des mouches s’agglutinaient déjà autour du cadavre de la malheureuse Noire. Le calme était retombé sur le Limpopo. Le bruit avait fait fuir les crocodiles et les hippopotames.
Malko empoigna la radio du pick-up et commença à essayer d’émettre.
Heureusement, les batteries n’avaient pas explosé dans le choc ! Malko renouvela son SOS pendant un quart d’heure. Enfin, la voix du pilote lui parvint faiblement et il put lui dire l’essentiel de ce qui s’était passé. Il fallait qu’il aille chercher du secours à Messina, la ville sud-africaine la plus proche et prévenir de la présence du camion d’explosifs.
Le message passé, Malko s’assit à son tour, sonné. Carl van Haag, les yeux vides, contemplait le cadavre de Lyle. Déjà des vautours tournaient dans le ciel. Le Limpopo continuait à écouler doucement ses eaux limoneuses et peu à peu les crocodiles et les hippos revenaient.
— Le camion, dit le major, il faut rattraper le camion.
Tandis qu’ils se morfondaient, un camion plein d’explosifs filait vers le Transvaal, pour la campagne de terreur. À côté de cela la mort de Lyle semblait une bien piètre vengeance.
Comment allaient-ils retrouver le gros camion vert ?