Chapitre IV

Malko replongea vivement le nez dans son verre de vodka, essayant de toutes ses forces de ne plus regarder Gudrun Tindorf, ni même de penser trop intensément à elle. Il connaissait le sixième sens de ces gens qui vivent dans la clandestinité, capables de capter le signe de danger le plus infime. Le pianiste blond à la moustache bien cirée jouait leTroisième Homme et Malko s’appliqua à observer ses mains courir sur le clavier, le temps de retrouver son calme. Laisser un tel serpent à sonnettes en liberté relevait du délire. Gudrun Tindorf était très probablement en train de préparer un autre attentat.

Il releva la tête et grâce à la glace en face du bar, réussit à observer l’Allemande tranquillement.

Elle avait vraiment un beau visage, avec une épaisse bouche très rouge et un nez droit et fin. Ses cheveux très noirs, relevés en chignon haut sur la nuque, lui donnaient l’air distingué. Un paquet de Marlboro était posé près d’elle avec un gros briquet d’or. Elle fumait, mais sans nervosité, ni ostentation. Son voisin, un homme élégant d’une quarantaine d’années, avait engagé la conversation avec elle et ils riaient tous les deux.

Il fallait à l’Allemande un sacré culot pour s’installer dans le plus grand hôtel de Jo’Burg avec toute la police sud-africaine à ses trousses…

Les dernières notes duTroisième Homme moururent doucement. Malko avait pris sa décision. Pas de roulette russe : il allait prévenir Ferdi.

Seulement, son verre était encore plein et il ne voulait absolument rien faire qui puisse donner l’éveil à Gudrun. Il s’appliqua à prendre un air ennuyé et but sa vodka à petits coups. Dès qu’il eut terminé, le barman s’approcha et demanda :

— Une autre vodka, Sir ?

Malko, pour lui répondre, tourna la tête et, ce faisant son regard croisa celui de Gudrun Tindorf. Il eut l’impression de heurter une ligne à haute tension. L’Allemande était en train de le fixer, de le scruter plutôt et il eut toutes les peines du monde à ne pas changer d’expression, s’efforçant de la dévisager à son tour comme n’importe quel homme aurait fait.

— Non, merci, l’addition, dit-il au barman.

Gudrun Tindorf avait repris sa conversation avec son voisin. Il allait récupérer sa monnaie quand elle se leva, ramassa son sac posé sur le piano et s’éloigna, accompagnée de son voisin. Elle s’était fait draguer ! Malko était certain qu’ils ne se connaissaient pas en arrivant.

Il attendit qu’ils aient disparu et quitta le bar à son tour. Surtout, ne pas la perdre ! L’Allemande et son cavalier descendaient l’escalator menant au hall. Malko prit l’escalier et se posta ensuite en face de la réception, comme s’il attendait quelqu’un.

Gudrun et son compagnon bavardaient tendrement eu face de la vitrine du bijoutier Stern. Soudain, l’Allemande leva la tête et embrassa légèrement l’homme sur la bouche, avant de l’accompagner à l’ascenseur. Sa conquête eut une mimique non équivoque avant de disparaître dans la cabine, lui montrant la clef de sa chambre entre deux doigts… Gudrun sourit, hochant la tête affirmativement.

L’homme disparut dans l’ascenseur. Le sourire s’effaça brutalement du visage de Gudrun, et elle se lança à grandes enjambées, jusqu’à la porte. Avant de sortir, elle jeta un long regard circulaire sans apercevoir Malko, dissimulé derrière une colonne. Ce dernier atteignit à son tour la porte donnant sur Quartz Street déserte. L’Allemande était en train de se glisser au volant d’une Golf jaune, démarrant aussitôt. Dieu merci, le feu passa au rouge et Malko eut le temps de courir jusqu’à sa Sierra et de rejoindre la Golf. Gudrun conduisait avec une extrême lenteur ; mettant son clignotant quand elle tournait à droite, ne grillant pas les feux orange, s’arrêtant bien avant qu’ils ne passent au vert. Il ne connaissait pas assez Jo’Burg pour savoir où elle le menait.

Malko aperçut une inscription au ras du trottoir : Wilson Street. Les Sud-Afs avaient l’étrange manie de graver le nom des rues sur le rebord des trottoirs, ce qui ne facilitait pas la vie.

Gudrun stoppa, à son habitude, comme le feu passait du vert à l’orange. Malko s’endormait à la suivre. Il s’arrêta derrière une autre voiture. Et soudain, au moment où le feu passait au rouge, la Golf jaune bondit comme une Ferrari, grillant le feu rouge, tournant aussitôt à droite dans Jan Smuts Avenue.

Jurant comme un damné, Malko recula pour se dégager de la voiture arrêtée devant lui, et fonça à son tour, sous les coups de klaxon indignés de son voisin. Il manqua se faire écharper par un bus et aperçut dans le lointain les feux d’une voiture qui s’éloignaient. Heureusement que la Sierra de Budget avait quelque chose dans le ventre… Il dévala comme un fou la grande avenue du Docteur-Malan, longeant Fairland, le centre de Jo’Burg, ivre de rage. Gudrun l’avait bien eu, avec son numéro de conductrice paisible… Il comprenait pourquoi elle avait échappé à tous ses poursuivants jusque-là…

Pied au plancher, il ne lâchait pas des yeux les feux rouges de la Golf qui emprunta la rampe menant à l’autoroute N 1, vers le nord. Malko en fut légèrement soulagé ; la Sierra allait pouvoir donner son maximum. Il y avait peu de circulation et ce ne serait pas difficile de conserver le contact. Le manège de l’Allemande prouvait qu’elle était consciente de sa filature. Ce qui n’allait pas faciliter la suite des événements. C’était un peu comme attraper un cobra à mains nues.

Maintenant, il n’y avait plus que deux cents mètres entre les deux voitures. Ils passèrent plusieurs sorties. Où donc allait Gudrun ?


* * *

L’embranchement sur le freeway indiquait « Pretoria ». Gudrun l’emprunta à la dernière seconde, et Malko, gêné par un camion, faillit le manquer. Les pneus de la Sierra hurlèrent, il se rattrapa de justesse, et il dévala une grande avenue surplombée à droite par les gigantesques bâtiments de l’Université. La Golf maintenait son avance. Elle vira en bas de l’avenue et Malko aperçut devant lui une voie rectiligne coupée de nombreux feux rouges. À cette heure, elle était déserte et Gudrun Tindorf continuait à conduire à tombeau ouvert. Ils arrivèrent presque au bout de Potgieter Street, puis la Golf tourna à gauche et disparut. Lorsque Malko arriva au croisement, il vit le panneau rouge d’un sens unique. Il s’y engagea pour se trouver nez à nez avec deux gros phares blancs ! Impossible de passer sur le trottoir, la rue était trop étroite ! Il vit la tête ronde et furieuse d’un Noir émerger d’une portière et lui jeter une injure. Pour ne pas perdre de temps, il recula. Quand il put enfin se lancer dans la rue, la Golf s’était volatilisée depuis belle lurette ! Il déboucha dans une autre voie à sens unique, vers la gauche. Un quartier noir populaire, bordé de maisons en bois avec des vérandas où des gens prenaient le frais ; des gosses jouaient un peu partout. On se serait cru dans les quartiers pauvres de Houston. Vingt mètres plus loin, ses phares éclairèrent la Golf jaune arrêtée au bord du trottoir.

Vide, bien entendu !

Malko se gara derrière et descendit. En dépit de l’heure tardive, le quartier était encore très animé. Rien que des Noirs. Personne ne semblait voir Malko, comme s’il avait été transparent. Il regarda l’espèce de bazar qui lui faisait face. Une énorme inscription s’étalait sur la vitrine. NET BLANKIE. Interdit aux Blancs… Une des joyeusetés de l’Apartheid. Des gens commençaient à poser sur lui des regards plutôt hostiles. Il chercha autour de lui et vit une cabine téléphonique. Inespéré.

Dans la cabine, il ne restait qu’un fil arraché et des inscriptions injurieuses pour la virilité du Premier ministre Peter Botha. En plus, on s’était amusé à s’en servir comme toilettes publiques. Malko battit en retraite pour se heurter à plusieurs jeunes gens, des bérets noirs enfoncés jusqu’aux yeux, avec des T-shirts troués et des baskets en loques. Pas vraiment rassurants. L’un d’eux grimaça un sourire exhibant des chicots, et marmonna un mot que Malko ne comprit pas. Il fallut qu’il le répète avec insistance pour que Malko saisisse enfin ce qu’il disait : « Dagga ».

L’espèce de haschich que fument tous les Noirs en Afrique du Sud.

Pour eux, la quête de drogue semblait la seule raison possible à la présence d’un Blanc dans ce quartier, à cette heure. Malko secoua la tête négativement en souriant, mais les Noirs ne bougèrent pas, l’entourant d’une façon presque menaçante. Malko eut soudain une idée. S’adressant à celui qui semblait le plus éveillé, avec des cheveux plats et un nez très épaté, il demanda en anglais :

— Vous voulez gagner vingt rands[9] ?

Ils se figèrent, mais ne répondirent pas. Ou ils ne comprenaient pas l’anglais ou ils se méfiaient. Malko ne voulait pas sortir d’argent devant eux pour ne pas prendre un couteau dans le ventre. D’autres jeunes Noirs s’étaient approchés, formant un cercle hostile. Toutes les histoires de strollies assoiffés de sang lui revinrent en mémoire. Ces voyous noirs qui s’amusaient à tuer des Blancs comme ça, pour le plaisir. La rue était vide. Les rares passants – tous noirs – hâtaient le pas en voyant le petit groupe.

Il répéta sa question et cette fois, le Noir aux cheveux plats fit :

— Comment, Mister ?

Parlant très lentement, Malko expliqua :

— Je cherche la Blanche qui était dans la voiture là-bas. Je veux savoir où elle est…

Silence, puis palabre à voix basse entre deux jeunes dans une langue incompréhensible pour Malko. Le Noir aux cheveux plats demanda :

— Pourquoi, Mister ?Mrs Blankie no good ?

— Ok, no good, confirma Malko.

L’autre tendit la main :

— Gee vir my geld[10] !

— Après.

Re-palabre. Enfin, un des Noirs s’éloigna dans l’obscurité, laissant Malko en tête à tête avec les autres. L’ambiance était un peu plus détendue. À une trentaine de mètres, l’enseigne du bazar brillait comme une bouée de sauvetage. Centimètre par centimètre, Malko commença à se déplacer, entraînant tout le groupe avec lui.

Les visages étaient toujours aussi fermés, mais ils le laissèrent faire. Peu à peu, il quittait l’ombre pour une zone plus éclairée. Qu’était venue faire Gudrun Tindorf dans ce quartier pourri où on n’aimait pas beaucoup les Blancs ?

Le Noir parti à la recherche de Gudrun réapparut, impassible. Il tendit la main vers Malko.

— Het geld[11].

— You found her[12] ?

— Yes. The lane. Third house on the left[13].

Malko fouilla dans sa poche et en sortit un billet dont le Noir s’empara avidement. Il l’enfouit dans son pantalon et aussitôt les autres se dispersèrent en silence. Malko se précipita vers le bazar encore ouvert. Il y avait un téléphone sur le comptoir. Il entra, décrocha l’appareil sous le regard ébahi et réprobateur des rares clients, et composa le numéro de Ferdi chez lui. Occupé ! Sans insister il fit celui de Johanna.

Une sonnerie, deux, trois, quatre… Puis la voix de la jeune Sud-Africaine. Malko ne lui laissa pas le temps de poser des questions.

— Je l’ai retrouvée, fit-il. Je suis à Pretoria, près de Potgieter Street.

Rapidement, il expliqua où il était et raccrocha. Il s’avança alors vers la rue désignée par le Noir : une ruelle nauséabonde. Quelques cahutes en bois et des hangars. Pas un chat ! La troisième maison était entourée d’un halo jaunâtre, les autres plongées dans l’obscurité. Il hésitait sur la conduite à tenir lorsqu’il vit surgir deux silhouettes d’une baraque voisine. Il ne lui fallut que quelques secondes pour réaliser que les deux hommes venaient droit sur lui, ne lui laissant comme issue que la ruelle insalubre où était supposée se trouver Gudrun Tindorf.


* * *

Mermaid était un grand Cafre féroce d’une force herculéenne. Il tenait son nom d’une marque de lait condensé très connue en Afrique du Sud. Comme il n’arrêtait pas de lécher les vieilles boîtes lorsqu’il était enfant, les employeurs de ses parents, des fermiers du Natal, l’avaient surnommé ainsi. Le nom lui était resté.

Ouvrier agricole, il avait traîné ensuite sur tous les chemins de la province du Cap, un gros bâton sur l’épaule, à la recherche d’un travail provisoire. Sa vie avait basculé, le jour, où, ivre de bière, il avait battu à mort un Blanc rencontré par hasard dans les dunes autour de Capetown. Le meurtre ne lui avait rapporté que dix rands et une montre, mais il s’était découvert un nouveau penchant : le goût de tuer des Blancs.

C’est un autre hasard qui l’avait mis en présence de Lyle, un petit métis trapu et malin, à la peau très claire, militant politique de l’ANC. À l’époque, Mermaid en était à son sixième meurtre de Blanc. Des gens, hommes ou femmes, qu’il tuait sur une impulsion, quand les circonstances étaient favorables, à la fois par plaisir, et pour les voler, Lyle l’avait caché un certain temps et fait venir du Cap à Johannesburg. Né à Soweto, Lyle ne se sentait bien que dans les grandes agglomérations. À son contact, Mermaid avait appris à tuer « utile », c’est-à-dire à donner un sens politique à ses actes de sauvagerie. Illettré, il vouait une admiration sans bornes à Lyle qui savait lire, écrire, et avait même passé son permis de conduire. Depuis quelque temps, ils se cachaient tous les deux à Pretoria, mais Mermaid savait que cela n’allait pas durer. La mission qu’ils accomplissaient était la dernière avant une vie différente. Ils ne pouvaient pas échapper indéfiniment à la police sud-africaine redoutable d’efficacité. Il y avait trop de mouchards, même parmi les Noirs. Tout dépendait de ce qu’ils allaient faire dans les minutes suivantes.

Lyle se retourna vers son compagnon, comme ils émergeaient dans la rue calme.

— Tu vois, le Blanc, là, c’est lui.

Mermaid répondit d’un grognement et serra plus fort le gourdin incrusté de gros clous qu’il affectionnait. Il n’avait jamais aimé les armes à feu dont il ne connaissait pas le maniement, préférant se fier à sa force herculéenne. Entre ses mains nues et son gros bâton, il pouvait battre à mort n’importe qui. Une fois avec une hache, il avait fendu d’un seul coup le crâne d’un homme jusqu’à la bouche…

— Attention, il se sauve !

Lyle avait hâté le pas. Leur future victime venait de s’engouffrer dans l’impasse où ils souhaitaient justement qu’il aille.


* * *

Malko regarda vers le bout de la rue : personne. Johanna mettrait bien dix minutes à alerter les gens du Service. Donc, il n’avait à compter que sur lui-même. Les deux Noirs étaient tout près. Le plus grand était un vrai géant. Sans arme, Malko ne faisait pas le poids.

Il se lança d’un pas rapide dans la ruelle. S’il parvenait à surprendre Gudrun et à s’emparer de son arme, il avait une chance.

Il parcourut quelques mètres et se retourna : le grand Noir avançait vers lui, silencieux comme un chat, courbé en deux, suivi de son acolyte.

Devant, Malko aperçut le haut mur d’un entrepôt : infranchissable. À droite, idem. Il restait le côté gauche. Il arriva à la hauteur de la maison indiquée par le Noir. Une baraque en bois au milieu d’un jardinet en friche. Une lueur jaunâtre filtrait à travers les vitres sales.

Malko franchit la barrière du jardin, et, en deux enjambées, atteignit la véranda. Il monta les marches en bois et poussa la porte. Une ampoule nue pendait du plafond, éclairant une pièce pauvrement meublée avec une grande table ronde. Six Noirs y jouaient aux cartes. Ils les posèrent à l’intrusion de Malko, figés par la stupéfaction. Puis le plus vieux se leva, renversant sa chaise, brutalement, et jeta :

— Voetsak[14] !

Malko ne comprenait pas l’afrikaans, mais le sens était très clair. Un autre homme se leva à son tour et ajouta :

— Voelgoed[15] !

On aurait pu couper au couteau la haine qui émanait d’eux. Malko se retourna. Ses deux poursuivants montaient les marches de la véranda sans se presser. Il aperçut une porte au fond de la pièce. Sans un mot, il la gagna. La porte était fermée. Il recula, lançant un coup de pied à la hauteur de la serrure. Le bois vermoulu céda aussitôt. Malko se jeta dans une cour obscure et vit à quelques mètres devant lui un second bâtiment d’où filtrait une faible lueur. Tandis qu’il traversait, il entendit une sirène dans le lointain. Pourvu que ce soit Ferdi ! La porte du hangar était entrouverte. Il la poussa et s’arrêta net. La pièce était éclairée par deux ampoules jaunâtres.

Un Noir le fixait, affalé sur une chaise. Un projectile de petit calibre avait creusé un troisième œil au milieu de son front et il était parfaitement mort, les bras ballants, l’air étonné. Le regard de Malko balaya la pièce et il vit trois autres corps étendus un peu partout, saisis par la mort dans diverses positions. L’un à plat ventre, l’autre recroquevillé, le bras devant son visage, le dernier, effondré sur une caisse, serrant encore un marteau dans sa main. On les avait froidement abattus, tous les quatre. Une exécution sans bavures. Il s’approcha du premier : le sang coulait encore de son front. L’âcre odeur de la cordite flottait toujours dans la pièce. Comment Malko n’avait-il pas entendu les coups de feu ? Gudrun !

Il n’y avait qu’elle pour avoir commis le massacre. Il aperçut une seconde porte au fond. Au moment où il allait l’atteindre, il sentit une présence sur sa gauche et tourna la tête. Il y avait un cagibi vitré qu’il n’avait pas vu tout de suite. Une silhouette était collée contre la porte du cagibi. Il vit un bras se lever, tendu dans sa direction, prolongé par une arme, entendit un « plouf » imperceptible et une des ampoules, à quelques centimètres de sa tête, vola en éclats.

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