Londres, St. James Square

Le taxi noir s'arrêta devant l'élégante façade victorienne d'un hôtel particulier. Ivory en descendit, régla le chauffeur, récupéra son bagage et attendit que la voiture s'éloigne. Il tira sur une chaîne qui pendait au côté droit d'une porte en fer forgé. Un carillon retentit, Ivory entendit des pas s'approcher et un majordome lui ouvrit. Ivory remit à ce dernier un bristol sur lequel il avait inscrit son nom.

– Auriez-vous l'obligeance de dire à votre employeur que je souhaiterais être reçu, il s'agit d'un sujet relativement urgent.

Le majordome regrettait que son maître ne soit pas en ville, et craignait que celui-ci ne soit injoignable.

– J'ignore si Sir Ashton se trouve dans sa résidence du Kent, son relais de chasse ou chez l'une de ses maîtresses, et, pour tout vous dire, je m'en fiche complètement. Ce que je sais, c'est que si je devais repartir sans l'avoir vu, votre maître, ainsi que vous l'appelez, pourrait vous en tenir rigueur très longtemps. Aussi, je vous invite à le contacter ; je vais faire le tour de votre noble pâté de maisons et lorsque je reviendrai sonner à cette porte, vous me communiquerez l'adresse où il souhaite que je le retrouve.

Ivory descendit les quelques marches du perron vers la rue et alla se promener, son petit bagage à la main. Dix minutes plus tard, alors qu'il flânait devant les grilles d'un square, une luxueuse berline se rangea le long du trottoir. Un chauffeur en sortit et lui ouvrit la porte, il avait reçu l'ordre de le conduire à deux heures de Londres.

La campagne anglaise était aussi belle que dans les plus vieux souvenirs d'Ivory, pas aussi vaste ni aussi verdoyante que les pâturages de sa terre natale, la Nouvelle-Zélande, mais il fallait avouer que le paysage qui défilait devant lui était bien plaisant tout de même.

Confortablement assis à l'arrière, Ivory profita du trajet pour prendre un peu de repos. Il était à peine midi lorsque le crissement des pneus sur le gravier le tira de sa rêverie. La voiture remontait une majestueuse allée bordée de haies d'eucalyptus parfaitement taillées. Elle s'arrêta sous un porche, aux colonnes envahies de rosiers grimpants. Un employé de maison le conduisit à travers la demeure, jusqu'au petit salon où l'attendait son hôte.

– Cognac, bourbon, gin ?

– Un verre d'eau fera l'affaire, bonjour Sir Ashton.

– Vingt ans que nous ne nous sommes revus ?

– Vingt-cinq, et ne me dites pas que je n'ai pas changé, voyons les choses en face, nous avons tous les deux vieilli.

– Ce n'est pas le sujet qui vous amène ici, j'imagine.

– Figurez-vous que si ! Combien de temps nous accordez-vous ?

– À vous de me le dire, c'est vous qui vous êtes invité.

– Je parlais du temps qu'il nous reste sur cette Terre. À nos âges, dix ans, tout au plus ?

– Que voulez-vous que j'en sache, et puis je n'ai pas envie de penser à cela.

– Quel domaine magnifique, reprit Ivory en regardant le parc qui s'étendait derrière les grandes fenêtres. Votre résidence du Kent n'aurait, paraît-il, rien à envier à celle-ci.

– Je féliciterai mes architectes de votre part. Était-ce, cette fois, l'objet de votre visite ?

– L'ennui, avec toutes ces propriétés, c'est qu'on ne peut pas les emmener dans sa tombe. Cette accumulation de richesses obtenue au prix de tant d'efforts, de sacrifices, devenus vains au dernier jour. Même en garant votre belle Jaguar devant le cimetière, entre nous, intérieur cuir et boiseries, la belle affaire !

– Mais ces richesses, mon cher, seront transmises aux générations qui nous succéderont, tout comme nos pères nous les ont transmises.

– Bel héritage en ce qui vous concerne, en effet.

– Ce n'est pas que votre compagnie me soit désagréable, mais j'ai un emploi du temps très chargé, alors si vous me disiez où vous voulez en venir.

– Voyez-vous, les temps ont changé, je m'en faisais la réflexion pas plus tard qu'hier en lisant les journaux. Les grands argentiers se retrouvent derrière les barreaux et croupissent jusqu'à la fin de leur vie dans des cellules étroites. Adieu palaces, et luxueux domaines, neuf mètres carrés au grand maximum, et encore, dans le carré VIP ! Et pendant ce temps-là, leurs héritiers gaspillent leurs deniers, tentant de changer de nom pour se laver de la honte léguée par leurs parents. Le pire, c'est que plus personne n'est à l'abri, l'impunité est devenue un luxe hors de prix, même pour les plus riches et les plus puissants. Les têtes tombent les unes après les autres, c'est à la mode. Vous le savez mieux que moi, les politiques n'ont plus d'idées, et quand ils en ont elles ne sont plus recevables. Alors, quoi de mieux pour masquer la carence de vrais projets de société que d'alimenter la vindicte populaire ? L'extrême richesse des uns est responsable de la pauvreté des autres, tout le monde sait ça aujourd'hui.

– Vous n'êtes pas venu m'emmerder chez moi pour me faire part de votre prose révolutionnaire ou de votre soif de justice sociale ?

– Prose révolutionnaire ? Là, vous vous méprenez, il n'y a pas plus conservateur que moi. Justice, en revanche, vous m'honorez.

– Allez aux faits, Ivory, vous commencez à sérieusement m'ennuyer.

– J'ai un marché à vous proposer, quelque chose de juste, comme vous le dites. Je vous échange la clé de la cellule où vous pourriez finir vos jours si je postais au Daily News ou à l'Observer le dossier que je détiens sur vous, contre la liberté d'une jeune archéologue. Vous voyez maintenant de quoi je veux parler ?

– Quel dossier ? Et de quel droit venez-vous me menacer jusqu'ici ?

– Trafic d'influence, prise illégale d'intérêt, financements occultes à la Chambre des députés, conflits d'intérêts dans vos diverses sociétés, abus de biens sociaux, évasion fiscale, vous êtes un phénomène, mon vieux, rien ne vous arrête, même commanditer l'assassinat d'un scientifique ne vous pose aucun problème. Quel genre de poison a utilisé votre tueur à gages pour vous débarrasser d'Adrian, et comment le lui a-t-il inoculé ? Dans une boisson consommée à l'aéroport, dans le verre qu'on lui a servi avant le décollage ? Ou s'agit-il d'un poison de contact ? Une légère piqûre pendant la fouille au moment de franchir la sécurité ? Vous pouvez me le dire, maintenant, je suis curieux de le savoir !

– Vous êtes ridicule, mon pauvre vieux.

– Embolie pulmonaire à bord d'un long-courrier en partance pour la Chine. Le titre est un peu long pour un polar, surtout que le crime est loin d'être parfait !

– Vos accusations gratuites et infondées ne me font ni chaud ni froid, fichez le camp d'ici avant que je vous fasse mettre dehors.

– De nos jours, la presse écrite n'a plus le temps de vérifier ses informations, la rigueur éditoriale d'antan se consume sur l'autel des titres à gros tirages. On ne peut pas les blâmer, la concurrence est rude à l'heure d'Internet. Un lord comme vous, mis sur la sellette, ça doit sacrément faire vendre ! Ne croyez pas qu'en raison de votre âge vous ne verriez pas l'aboutissement des travaux d'une commission d'enquête. Le vrai pouvoir n'est plus dans les prétoires, ni dans les assemblées, les journaux alimentent les procès, fournissent les preuves, font témoigner les victimes ; les juges n'ont plus qu'à prononcer la sentence. Quant aux relations, on ne peut plus compter sur personne. Aucune autorité ne prendrait le risque de se compromettre, surtout pour l'un de ses membres. Trop peur de la gangrène. La justice est indépendante désormais, n'est-ce pas là toute la noblesse de nos démocraties ? Regardez ce financier américain responsable de la plus grande escroquerie du siècle, en deux, trois mois, tout était réglé.

– Qu'est-ce que vous me voulez, bon sang ?

– Mais vous n'écoutez pas ? Je viens de vous le dire, usez de votre pouvoir pour faire libérer cette archéologue. J'aurai de mon côté la bonté de taire aux autres ce que vous avez manigancé contre elle et son ami, pauvre fou ! Si je révélais que non content d'avoir tenté de l'assassiner vous l'avez fait emprisonner, vous seriez viré du conseil et remplacé par quelqu'un de plus respectable.

– Vous êtes totalement ridicule et j'ignore de quoi vous parlez.

– Alors il ne me reste plus qu'à vous saluer, Sir Ashton. Puis-je encore abuser de votre générosité ? Si votre chauffeur pouvait me raccompagner, au moins jusqu'à une gare ; ce n'est pas que je craigne la marche, mais, s'il m'arrivait quelque chose en chemin alors que je suis venu vous rendre visite, cela serait du plus mauvais effet.

– Ma voiture est à votre disposition, faites-vous reconduire où bon vous semblera, partez d'ici !

– C'est très généreux de votre part, ce qui m'incite à l'être moi aussi. Je vous laisse réfléchir jusqu'à ce soir, je suis descendu au Dorchester, n'hésitez pas à m'y appeler. Les documents confiés ce matin à mon messager ne seront portés à leurs destinataires que demain, à moins que je ne le fasse rappeler d'ici là, bien entendu. Je vous assure qu'au vu de ce que l'on peut y découvrir, ma requête est plus que raisonnable.

– Si vous croyez pouvoir me faire chanter de façon aussi grossière, vous commettez une grave erreur.

– Qui parle de chantage ? Je ne tire aucun profit personnel de ce petit marché. Belle journée, n'est-ce pas ? Je vous laisse en profiter pleinement.

Ivory reprit son bagage et retraversa seul le couloir qui menait à la porte d'entrée. Le chauffeur grillait une cigarette près de la roseraie, il se précipita vers la berline et ouvrit la portière à son passager.

– Finissez de fumer tranquillement, mon ami, lui dit Ivory en le saluant, j'ai tout mon temps.

Depuis la fenêtre de son bureau, Sir Ashton regarda Ivory monter à l'arrière de sa Jaguar et fulmina alors qu'elle s'éloignait dans l'allée. Une porte dérobée dans la bibliothèque s'ouvrit et un homme entra dans la pièce.

– J'en ai le souffle coupé, je dois vous avouer que je ne m'attendais pas à cela.

– Ce vieux con est venu me menacer chez moi, mais pour qui se prend-il ?

L'invité de Sir Ashton ne répondit pas.

– Quoi ? Qu'est-ce que vous avez à faire cette tête ? Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ! tempêta Sir Ashton. Si cette chose sénile ose m'accuser publiquement de quoi que ce soit, un bataillon d'avocats l'écorchera vif, je n'ai strictement rien à me reprocher. Vous me croyez, j'espère ?

L'invité de Sir Ashton prit un carafon en cristal et se servit un grand verre de porto qu'il but d'un trait.

– Vous allez dire quelque chose, oui ou merde ? s'emporta Sir Ashton.

– À choisir, je préférerais vous dire merde, au moins notre amitié n'en souffrirait que quelques jours, quelques semaines tout au plus.

– Foutez-moi le camp, Vackeers, sortez d'ici, vous et votre arrogance.

– Je vous assure qu'il n'y en avait aucune. Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive, à votre place je ne sous-estimerais pas Ivory ; comme vous l'avez dit, il est un peu fou, ce qui le rend d'autant plus dangereux.

Et Vackeers se retira sans rien ajouter.

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