La navette d'Athènes nous déposa sur le port à 10 heures du matin. Depuis le quai, je pouvais voir tante Elena, elle portait un tablier et redonnait du bleu à la façade de son magasin à grands coups de pinceau.
Je posai nos valises et avançai vers elle pour lui faire une surprise, quand... Walter sortit de sa boutique, affublé de son short à carreaux, d'un chapeau ridicule et de lunettes de soleil deux fois trop grandes pour lui. Truelle à la main, il grattait le bois en chantant à tue-tête et terriblement faux l'air de Zorba le Grec. Il nous vit et se tourna vers nous.
– Mais où étiez-vous donc passés ? dit-il en se précipitant à notre rencontre.
– Nous étions enfermés à la cave ! lui répondit Keira en le prenant dans ses bras. Vous nous avez manqué, Walter.
– Qu'est-ce que vous fichez à Hydra en pleine semaine ? Vous ne devriez pas être à l'Académie ? lui demandai-je.
– Lorsque nous nous sommes vus à Londres, je vous ai dit que j'avais revendu ma voiture et que je vous réservais une surprise. Mais vous ne m'écoutez jamais !
– Je m'en souviens très bien, protestai-je. Mais vous ne m'avez pas dit quelle était cette surprise.
– Eh bien, j'ai décidé de changer de travail. J'ai confié le reste de mes petites économies à Elena et, comme vous pouvez le constater, nous retapons le magasin. Nous allons augmenter la surface des étals et j'espère bien lui faire doubler son chiffre d'affaires dès la saison prochaine. Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
– Je suis ravi que ma tante ait enfin trouvé un gestionnaire hors pair pour l'aider, dis-je en tapant sur l'épaule de mon ami.
– Vous devriez monter voir votre mère, elle doit déjà être au courant de votre arrivée, je vois Elena au téléphone...
Kalibanos nous prêta deux ânes, des « rapides », nous dit-il en nous les confiant. Maman nous accueillit comme il se doit sur l'île. Le soir, sans nous demander notre avis, elle organisa une grande fête à la maison. Walter et Elena étaient assis côte à côte, ce qui à la table de ma mère signifiait bien plus qu'être simples voisins.
À la fin du repas, Walter nous convoqua, Keira et moi, sur la terrasse. Il prit un petit paquet dans sa poche – un mouchoir entouré d'une ficelle – et nous le remit.
– Ces fragments sont à vous. J'ai tourné la page. L'Académie des sciences appartient désormais au passé et mon avenir est devant vous, dit-il en ouvrant les bras vers la mer. Faites-en ce que bon vous semble. Ah, une dernière chose ! ajouta-t-il en me regardant. J'ai laissé une lettre dans votre chambre. Elle est pour vous, Adrian, mais je préférerais que vous attendiez pour la lire. Disons une semaine ou deux...
Puis il tourna les talons et rejoignit Elena.
Keira prit le paquet et alla le ranger dans sa table de nuit.
Le matin suivant, elle me demanda de l'accompagner à la crique où nous nous étions baignés lors de son premier séjour. Nous nous installâmes au bout de la longue jetée en pierre qui avance sur la mer. Keira me tendit le paquet et me regarda fixement. Ses yeux étaient emplis de tristesse.
– Ils sont à toi, je sais ce que représente pour nous deux cette découverte, j'ignore si ces gens disent vrai, si leurs peurs sont fondées, je n'ai pas l'intelligence pour en juger. Ce que je sais, c'est que je t'aime. Si la décision de révéler ce que nous savons devait entraîner la mort d'un seul enfant, je ne pourrais plus nous regarder en face, ni vivre à tes côtés, alors même que tu me manquerais à en crever. Tu l'as dit plusieurs fois au cours de cet incroyable voyage, les décisions nous appartiennent à tous les deux. Alors prends ces fragments, et fais-en ce que tu veux. Quoi que tu décides, je respecterai toujours l'homme que tu es.
Elle me remit le petit paquet et se retira, me laissant seul.
Après le départ de Keira, je m'approchai de la barque qui reposait sur le sable de la crique, la repoussai vers l'eau et ramai vers le large.
À un mile des côtes, je défis la cordelette qui entourait le mouchoir de Walter et regardai longuement les fragments. Des milliers de kilomètres défilèrent devant mes yeux. Je revis le lac Turkana, l'île du centre, le temple au sommet du mont Hua Shan, le monastère de Xi'an et le lama qui nous avait sauvé la vie ; j'entendis le vrombissement de l'avion survolant la Birmanie, la rizière où nous nous étions posés pour refaire un plein, le clin d'œil du pilote lorsque nous arrivâmes à Port Blair, l'escapade en bateau vers l'île de Narcondam ; je revisitai Pékin, la prison de Garther, Paris, Londres et Amsterdam, la Russie et le haut plateau de Man-Pupu-Nyor, les merveilleuses couleurs de la vallée de l'Omo où le visage d'Harry m'apparut. Et dans chacun de ces souvenirs, le plus beau paysage était toujours le visage de Keira.
Je dépliai le mouchoir...
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Alors que je regagnais la berge, mon portable sonna. Je reconnus la voix de l'homme qui s'adressait à moi.
– Vous avez pris une sage décision et nous vous en remercions, déclara Sir Ashton.
– Mais comment le savez-vous, je viens seulement...
– Depuis votre départ, vous n'avez jamais quitté la mire de nos fusils. Un jour peut-être... mais, croyez-moi, il est trop tôt, nous avons encore tant de progrès à accomplir.
Je raccrochai au nez d'Ashton, lançai rageusement mon portable vers le large et retournai à la maison, à dos d'âne.
Keira m'y attendait sur la terrasse. Je lui confiai le mouchoir vide de Walter.
– Je crois qu'il appréciera que ce soit toi qui le lui rendes.
Keira plia le mouchoir et m'entraîna vers notre chambre.
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