Mianyang, Chine

Je me suis éveillé aux premières heures du matin. La vieille dame qui m'a tenu compagnie toute la nuit est assoupie dans un gros fauteuil. Je repousse le plaid dont elle m'a recouvert et me redresse. Elle ouvre les yeux, m'adresse un regard bienveillant et pose un doigt sur ses lèvres, comme pour me demander de ne pas faire de bruit. Puis elle se lève et va chercher une théière posée sur un poêle en fonte. Une cloison pliante sépare la pièce où nous nous trouvons du restaurant ; autour de moi, je découvre les membres de sa famille qui dorment sur des matelas au sol. Deux hommes d'une trentaine d'années sont installés près de l'unique fenêtre. Je reconnais celui qui m'a servi à dîner hier soir et son frère qui œuvrait en cuisine. Leur sœur cadette, qui doit avoir vingt ans, dort encore sur une couchette près du poêle à charbon ; le mari de ma logeuse de fortune est allongé sur une table, un oreiller sous la tête, une couverture jusqu'aux épaules. Il porte un pull et une veste en laine épaisse. J'ai occupé le canapé-lit que le couple déplie chaque soir pour y dormir. Chaque soir, cette famille repousse quelques tables du restaurant pour transformer l'arrière-salle en dortoir. Je me sens terriblement gêné de m'être ainsi imposé dans leur intimité, si d'intimité on peut parler. Qui, dans mon quartier de Londres, aurait ainsi sacrifié son lit pour le laisser à un étranger ?

La vieille dame me sert un thé fumé. Nous ne pouvons communiquer que par gestes.

Je prends ma tasse et me faufile vers la salle. Elle repousse la cloison derrière moi.

La promenade est déserte, j'avance jusqu'au parapet qui longe la rivière et regarde le cours d'eau filer vers l'ouest. Le fleuve baigne dans une brume matinale. Une petite embarcation aux allures de jonque y glisse lentement. Un batelier sur le pont avant m'adresse un signe que je lui retourne aussitôt.

J'ai froid, j'enfonce mes mains dans mes poches et sens la photo de Keira sous mes doigts.

Pourquoi à ce moment précis resurgit le souvenir de notre soirée à Nebra ? Je me souviens de cette nuit passée avec toi, mouvementée certes, mais qui nous avait tant rapprochés.

Je partirai tout à l'heure vers le monastère de Garther, je ne sais pas combien de temps il me faudra encore pour y arriver, ni comment j'y entrerai, mais qu'importe, c'est la seule piste pour te retrouver... si tu es encore en vie.

Pourquoi est-ce que je me sens si faible ?

Une cabine téléphonique sur la promenade, à quelques pas de moi. J'ai envie d'entendre la voix de Walter. La cabine a un look kitsch des années soixante-dix. L'appareil accepte les cartes de crédit. Dès que je compose des chiffres sur le clavier, j'entends un signal de ligne occupée, il doit être impossible de joindre un pays étranger depuis cet endroit. Après deux nouvelles tentatives, je renonce.

Il est temps d'aller remercier mes hôtes, de régler la note de mon dîner de la veille et de reprendre la route. Ils ne veulent pas que je les paie. Je les remercie maintes fois et les quitte.

Fin de matinée, j'arrive enfin à Chengdu. La métropole est polluée, agitée, agressive. Pourtant, entre les tours et les grands ensembles immobiliers, de petites maisons décrépies ont survécu. Je cherche le chemin de la gare routière.

Jinli Street, attrape-touristes, j'aurai peut-être la chance de croiser des compatriotes qui me renseigneront.

Parc Nanjiao, la flore est belle, des barques surgies d'une autre époque naviguent paisiblement sur un lac, à l'ombre de saules mélancoliques.

Je repère un jeune couple dont l'allure me fait deviner qu'il s'agit d'Américains. Ces deux étudiants m'expliquent qu'ils sont venus parfaire leur formation à Chengdu dans le cadre d'un échange universitaire.

Ravis d'entendre quelqu'un parler leur langue, ils m'indiquent que la gare se trouve à l'opposé de la ville. La jeune femme prend un bloc dans son sac à dos et rédige une note qu'elle me tend. Elle calligraphie le chinois de façon parfaite. J'en profite pour lui demander d'inscrire aussi le nom du monastère de Garther.

J'avais laissé ma voiture dans un parking à ciel ouvert. J'y retrouve les vêtements que m'avait donnés le lama, me change à l'intérieur du véhicule, et fourre dans un sac un pull et quelques effets. Je choisis de laisser le 4 × 4 sur place et de prendre un taxi.

Le chauffeur lit la note que je lui montre et me dépose une demi-heure plus tard à la gare routière de de Wuguiqiao. Je me présente à un guichet avec le précieux billet rédigé en chinois, le préposé me remet un titre de transport contre vingt yuans et m'indique le quai no 12, puis il agite la main, m'invitant à me presser si je ne veux pas rater le départ du bus.

L'autocar n'est pas de toute fraîcheur, je suis le dernier à y grimper et je ne trouve de place qu'au fond, coincé entre une femme de forte corpulence et une cage en bambou qu'occupent trois canards en grande forme. Les pauvres seront probablement laqués en arrivant à destination, mais comment les prévenir du triste sort qui les attend ?

Nous traversons un pont qui enjambe la rivière Funan et nous élançons sur une voie rapide dans de grands craquements de boîte de vitesses.

Le car s'arrête à Ya'an, un passager descend. Je n'ai aucune idée de la durée du voyage, qui me paraît interminable. Je montre ma petite note calligraphiée à ma voisine et désigne ma montre. Elle tapote sur le cadran la marque des six heures. J'arriverai donc presque à la fin du jour. Où dormirai-je ce soir ? Je n'en sais rien.

La route serpente vers les massifs montagneux. Si Garther se trouve en haute altitude, la nuit y sera glaciale, il me faudra trouver un hébergement au plus vite.

Plus le paysage devient aride, plus je me sens en proie au doute. Qu'est-ce qui aurait bien pu pousser Keira à venir se perdre en des lieux si retranchés ? Seule la quête d'un fossile aurait pu l'entraîner jusqu'aux confins du monde, je ne vois pas d'autre explication.

Vingt kilomètres plus loin, l'autocar s'immobilise devant un pont en bois. L'ouvrage est suspendu par deux filins d'acier en fort mauvais état. Le chauffeur ordonne à tous les passagers de descendre, il faut alléger sa machine pour réduire les risques. Par la vitre, je regarde le ravin à franchir et loue la sagesse de notre conducteur.

Assis sur la banquette arrière, je serai le dernier à sortir. Je me lève, l'autobus est presque vide. Du pied, je repousse la tige de bambou qui retient la porte de la cage où s'agitent les volatiles, livrés à leur sort. Leur liberté se trouve au bout de la coursive à droite ; ils peuvent aussi choisir de couper en passant sous les fauteuils, à eux de voir. Les trois canards m'emboîtent gaiement le pas. Chacun choisit son chemin, un par l'allée, un autre par la rangée de fauteuils de droite, le troisième coupe à gauche ; pourvu qu'ils me laissent sortir avant eux, sinon on m'accusera de complicité d'évasion ! Après tout qu'importe, leur propriétaire est déjà sur le pont, elle s'accroche au bastingage et avance, yeux mi-clos, pour lutter contre le vertige.

Ma traversée n'est guère plus vaillante que la sienne. Une fois le pont franchi, les passagers se font un devoir de guider, à grand renfort de cris et gesticulations, leur courageux chauffeur qui roule au ralenti sur les lattes de bois chancelantes. Des craquements inquiétants se font entendre, les câbles grincent, le tablier se balance dangereusement mais tient bon, et quinze minutes plus tard, chacun peut regagner sa place. Sauf moi. J'ai profité de l'occasion pour occuper le siège libéré au deuxième rang. Le bus redémarre, deux canards manquent à l'appel, le troisième réapparaît hélas au milieu de l'allée et va bêtement se jeter entre les mollets de sa fermière.

Alors que nous passons Dashencun, je ne peux m'empêcher de sourire tandis que mon ancienne voisine remonte la coursive à quatre pattes, cherchant en vain les deux volatiles qui se sont volatilisés. Elle nous quittera à Duogong, de fort mauvaise humeur ; difficile de l'en blâmer.

Shabacun, Tianquan, villes et villages se succèdent dans la langueur du voyage ; nous suivons le cours d'une rivière, le bus continue de grimper vers des hauteurs vertigineuses. Je ne dois pas être complètement rétabli, je suis parcouru de frissons. Bercé par le ronflement du moteur, je réussis par instants à m'assoupir jusqu'à ce qu'une secousse vienne me tirer de mon sommeil.

Sur notre gauche, le glacier de Hailuogou effleure les nuages. Nous approchons de la fameuse passe de Zheduo, point culminant du parcours. À près de quatre mille trois cents mètres, je sens battre mon cœur dans mes tempes et la migraine revient. Je repense à Atacama. Qu'est devenu mon ami Erwan ? Cela fait si longtemps que je n'ai pris de ses nouvelles. Si je n'avais pas eu ce malaise au Chili quelques mois auparavant, si je n'avais pas enfreint les consignes de sécurité qui nous avaient été données, si j'avais écouté Erwan, je ne serais pas ici et Keira n'aurait pas disparu dans les eaux troubles de la Rivière Jaune.

Je me souviens que pour me consoler de mon chagrin, ma mère m'avait dit à Hydra : « Perdre quelqu'un qu'on a aimé est terrible, mais le pire serait de ne pas l'avoir rencontré. » Elle pensait alors à mon père ; la chose prend un tout autre sens lorsque l'on se sent responsable de la mort de celle qu'on aime.

Le lac de Moguecuo reflète sur le miroir de ses eaux calmes les cimes enneigées. Nous avons regagné un peu de vitesse en replongeant vers la vallée de Xinduqiao. À l'opposé du désert d'Atacama, tout n'est que végétation luxuriante. Des troupeaux de yacks paissent au milieu des herbes grasses. Ormes et bouleaux blancs s'accordent dans cette vaste prairie encaissée au milieu des montagnes. Nous sommes redescendus en dessous des quatre mille mètres et ma migraine me laisse un peu tranquille. Et puis, soudain, le bus s'arrête. Le chauffeur se retourne vers moi, il est temps de descendre. En dehors de la route, je ne vois qu'un chemin pierreux qui file dans la direction du mont Gongga Shan. Le chauffeur agite les bras et grommelle quelques mots ; j'en déduis qu'il me prie d'aller poursuivre mes réflexions de l'autre côté de la porte en accordéon qu'il vient d'ouvrir, laissant pénétrer l'air glacial.

Mon sac à mes pieds, les joues saisies par le froid, je regarde, grelottant, mon autocar s'éloigner, jusqu'à disparaître au loin dans un tournant.

Je me retrouve seul, dans cette vaste plaine où le vent remonte les collines. Paysages hors du temps dont les terres ont adopté la couleur de l'orge mondé et du sable... mais je n'y vois aucune trace du monastère que je cherche. Il sera impossible de dormir à la belle étoile sans mourir gelé. Il faut marcher. Vers où ? Je n'en sais rien, mais il n'y a d'autre salut que d'avancer pour résister à l'engourdissement dû au froid.

Dans l'espoir absurde de fuir devant la nuit, je cours à petites foulées, allant de coteau en coteau vers le soleil couchant.

Au loin, j'aperçois la toile noire d'une tente de nomades, telle une providence.

Au milieu de cette immense plaine, une enfant tibétaine vient vers moi. Elle doit avoir trois ans, peut-être quatre, un petit bout de rien du tout avec ses joues rouges comme deux pommes et ses yeux qui brillent. L'inconnu que je suis ne l'effraie pas, et personne ne semble craindre quoi que ce soit pour elle, elle est libre d'aller où bon lui semble. Elle éclate de rire, s'amusant de ma différence, et son rire emplit la vallée. Elle ouvre les bras en grand, se met à courir dans ma direction, s'arrête à quelques mètres et repart vers les siens. Un homme sort de la tente et vient à ma rencontre. Je lui tends la main, il joint les siennes, s'incline et m'invite à le suivre.

De grands pans de toile noire soutenus par des pitons en bois forment un chapiteau. À l'intérieur, l'habitation est vaste. Sur un réchaud en pierre où crépitent des fagots de bois sec, une femme prépare une sorte de ragoût, le fumet imprègne tout l'espace. L'homme me fait signe de m'asseoir, il me sert un godet d'alcool de riz et trinque avec moi.

Je partage le repas de cette famille nomade. Le silence n'est troublé que par les éclats de rire de la petite fille aux joues rouges comme des pommes. Elle finit par s'endormir, blottie contre sa mère.

La nuit tombée, le nomade m'entraîne hors de la tente. Il s'assied sur une pierre et m'offre une cigarette qu'il a roulée entre ses doigts. Ensemble, nous regardons le ciel. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas contemplé ainsi. Je repère l'une des plus belles constellations que nous offre l'automne à l'est d'Andromède. Je pointe le doigt vers les étoiles et la nomme à mon hôte. « Persée », dis-je à voix haute. L'homme suit mon regard et répète « Persée » ; il rit, avec les mêmes éclats que sa fille, des éclats vifs comme ceux qui illuminent la voûte céleste au-dessus de nos têtes.

J'ai dormi sous leur tente, à l'abri du froid et des vents. Au petit matin, je tends mon papier à mon hôte ; il ne sait pas lire et n'y prête aucune attention ; le jour se lève et il a maintes tâches à accomplir.

L'aidant à ramasser du petit bois, je m'aventure à prononcer le mot « Garther », changeant chaque fois de prononciation dans l'espoir de trouver celle qui le ferait réagir. Rien n'y fait, il reste imperturbable.

Après le ramassage du bois, nous sommes de corvée d'eau. Le nomade me tend une outre vide, en passe une par-dessus son épaule et me montre comment l'ajuster, puis nous empruntons une piste qui part vers le sud.

Nous avons marché deux bonnes heures. Du haut de la colline, je repère une rivière qui coule au milieu de hautes herbes. Le nomade l'atteint bien avant moi. Lorsque je le rejoins, il se baigne déjà. J'ôte ma chemise et plonge à mon tour. La température de l'eau est saisissante, cette rivière doit trouver sa source dans l'un des glaciers que l'on aperçoit au loin.

Le nomade maintient son outre sous l'eau. J'imite ses gestes, les deux besaces se gonflent, j'ai beaucoup de mal à porter la mienne jusqu'à la berge.

De retour sur la terre ferme, il arrache une touffe de hautes herbes et se frotte vigoureusement le corps. Une fois sec, il se rhabille et s'assied pour prendre un peu de repos. « Persée », dit le nomade en levant le doigt vers le ciel. Puis sa main me désigne une anse de la rivière, en aval à quelques centaines de mètres de nous. Une vingtaine d'hommes s'y baignent, une quarantaine d'autres labourent la terre, chacun pousse un soc en traçant de longs sillons parfaitement rectilignes. Tous portent des tenues que je reconnais aussitôt.

– Garther ! souffle mon compagnon de route.

Je le remercie et m'élance déjà vers les moines, mais le nomade se lève et me saisit par le bras. Ses traits se sont assombris. D'un signe de tête, il m'enjoint de ne pas y aller. Il me tire par la manche et me montre le chemin du retour. Je peux lire la peur sur son visage, alors j'obéis et remonte la pente en le suivant. En haut de la colline, je me retourne vers les moines. Ceux qui, plus tôt, se lavaient dans la rivière ont remis leurs tuniques et repris leur travail, traçant de drôles de sillons, oscillant comme les courbes d'un gigantesque électrocardiogramme. Les moines disparaissent de ma vue alors que nous redescendons l'autre versant du coteau. Dès que je le pourrai, je fausserai compagnie à mon hôte et retournerai dans ce vallon.

Si je suis le bienvenu dans cette famille de nomades, je dois selon leur tradition mériter ma ration quotidienne de nourriture.

La femme a quitté sa tente et m'a conduit jusqu'au troupeau de yacks qui paissent dans un champ. Je n'ai prêté aucune attention au récipient qu'elle trimbalait en fredonnant, jusqu'au moment où elle s'est agenouillée devant l'un de ces étranges quadrupèdes et a commencé à le traire. Quelques instants plus tard, elle me cède sa place, jugeant que la leçon a suffisamment duré. Elle me laisse là, et le regard qu'elle porte vers le seau en s'en allant me fait comprendre que je ne dois revenir qu'une fois ce dernier bien rempli.

Rien ne se déroulera aussi simplement qu'elle l'a supposé. Manque d'assurance de ma part ou mauvais caractère de cette fichue vache asiatique, qui n'a de toute évidence aucunement l'intention de se laisser tripoter les mamelons par le premier inconnu de passage, chaque fois que ma main avance vers ses pis, la bête avance d'un pas, ou recule... J'use de tous les stratagèmes, tentative de séduction, sermon autoritaire, supplique, fâcherie, bouderie, elle n'en a rien à faire.

Celle qui vient à mon secours n'a que quatre ans. Je n'en tire aucune gloire, bien au contraire, mais c'est ainsi.

La petite fille aux joues rondes et rouges comme deux pommes apparaît soudain au milieu des champs ; je crois qu'elle est là depuis longtemps à se réjouir du spectacle et elle a dû se retenir tout autant avant de laisser échapper le bel éclat de rire qui a trahi sa présence. Comme pour s'excuser de s'être moquée de moi, elle s'approche, me tance d'un léger coup d'épaule, attrape d'un geste vif le pis du yack et rit à nouveau de bon cœur, quand le lait se met à gicler dans le seau. C'était donc aussi simple que cela, je dois relever le défi qu'elle me lance en me poussant vers le flanc du yack. Je m'agenouille, elle me regarde agir et applaudit quand je réussis enfin à faire couler quelques gouttes de lait. Elle s'allonge dans l'herbe, bras croisés, et reste ainsi à me surveiller. En dépit de son très jeune âge, sa présence a quelque chose de rassurant. Cet après-midi est un moment paisible et joyeux. Un peu plus tard, nous redescendons tous deux vers le campement.

Deux autres tentes ont été montées près de celle où j'ai dormi la nuit dernière, trois familles sont désormais réunies autour d'un grand feu. Alors que je regagne le campement en compagnie de ma petite visiteuse, les hommes viennent à notre rencontre ; mon hôte me fait signe de poursuivre mon chemin. Je suis attendu par les femmes, eux s'en vont regrouper le bétail. Je me sens vexé d'être tenu à l'écart d'une mission bien plus virile que celle que l'on m'a confiée.

Le jour s'achève, je regarde le soleil, il fera nuit dans une heure tout au plus. Je n'ai qu'une idée en tête, fausser compagnie à mes amis nomades pour aller espionner ce qui se passe dans la vallée en contrebas. Je veux suivre ces moines qui vont reprendre le chemin de leur monastère. Mais l'homme qui m'a accueilli revient au moment même où ces pensées occupent mon esprit. Il embrasse sa femme, soulève sa fille et la serre dans ses bras avant d'entrer dans la tente. Il en ressort quelques instants plus tard, sa toilette faite, et me surprend alors que je me suis installé à l'écart, fixant la ligne d'horizon. Il vient s'asseoir à mes côtés et m'offre une de ses cigarettes. Je refuse en le remerciant. Il allume la sienne et regarde à son tour le sommet de la colline, silencieux. Je ne sais pourquoi l'envie me vient de lui montrer ton visage. Probablement parce que tu me manques à en crever ; parce que c'est un bon prétexte pour regarder encore cette photo de toi. Elle est ce que j'ai de plus précieux à partager avec lui.

Je la sors de ma poche et la lui montre. Il me sourit en me la rendant. Puis il exhale une longue bouffée, écrase son mégot entre ses doigts et me quitte.

La nuit tombée, nous partageons un ragoût avec les deux autres familles qui se sont jointes à nous. La petite fille s'assied à mes côtés, ni son père ni sa mère ne semblent fâchés de notre complicité. Au contraire, sa maman caresse la chevelure de l'enfant et me donne son prénom. Elle s'appelle Rhitar. J'apprendrai plus tard que l'on nomme ainsi un enfant lorsque son aîné est mort, afin de conjurer le mauvais sort. Est-ce pour gommer le chagrin d'un drame joué avant sa naissance que Rhitar rit aussi clairement, est-ce pour rappeler à ses parents qu'elle a ramené la joie dans leur foyer ? Rhitar s'est assoupie sur les genoux de sa mère et, même dans son sommeil qui paraît si profond, elle sourit.

Le repas achevé, les hommes passent d'amples pantalons, les femmes défont les manches droites de leurs tuniques et les laissent se balancer au vent. Chacun se tient par la main pour former un cercle, hommes d'un côté, femmes de l'autre. Tous chantent, les femmes agitent leurs manches et, lorsque le chant s'arrête, les danseurs poussent un grand cri en chœur. La ronde repart alors dans l'autre sens, le rythme s'accélère. On court, on saute, on crie et chante jusqu'à épuisement. Je suis convié à ce ballet joyeux et me laisse emporter dans l'ivresse d'un alcool de riz et d'une ronde tibétaine.

Une main me secoue l'épaule, j'ouvre les yeux et reconnais dans la pénombre le visage de mon nomade. En silence, il me demande de le suivre hors de la tente. La plaine immense baigne dans la lumière cendrée d'une nuit qui tire à sa fin. Mon hôte a récupéré mon paquetage et le porte à l'épaule. Je ne sais rien de ses intentions, mais je devine qu'il me conduit là où nos routes vont se séparer. Nous avons repris la piste empruntée la veille. Il ne dit pas un mot du voyage. Nous marchons une bonne heure et, lorsque nous atteignons le sommet de la plus haute colline, il bifurque sur sa droite. Nous traversons un sous-bois d'ormes et de noisetiers, dont il semble connaître chaque sente, chaque escarpement. Quand nous en sortons, la pâleur du jour n'est pas encore apparue. Mon guide s'allonge sur le sol et m'ordonne de faire de même ; il me recouvre de feuilles mortes et d'humus et me montre comment me camoufler. Nous restons ainsi silencieux, tels deux guetteurs, mais je n'ai aucune idée de ce que nous guettons. J'imagine qu'il m'a emmené braconner et je me demande quel animal nous pouvons traquer, nous n'avons aucune arme. Peut-être vient-il relever des pièges.

Je suis bien loin du compte, mais il me faudra patienter une bonne heure encore avant de comprendre pourquoi il m'a entraîné jusqu'ici.

Le jour se lève enfin. Dans l'aube naissante se dessine devant nous le mur d'enceinte d'un gigantesque monastère, presque une ville forte.

– Garther, murmure mon complice, prononçant ce mot pour la seconde fois.

Une nuit, je lui avais offert le nom d'une étoile accrochée dans le ciel qui surplombait sa plaine, un matin, le nomade tibétain me rendait la pareille, nommant ce lieu que j'avais espéré découvrir plus que n'importe quel astre dans l'immensité de l'Univers.

Mon compagnon de route me fait signe de ne surtout pas bouger, il semble terrorisé que nous nous fassions repérer. Je ne vois aucune raison de s'inquiéter, le temple est à plus de cent mètres. Mais, à présent que mes yeux s'accommodent à la pénombre, je peux deviner sur les remparts du monastère les silhouettes d'hommes en tunique qui marchent le long d'un chemin de ronde.

Quel danger peuvent-ils guetter ? Cherchent-ils à se protéger d'une escouade chinoise qui viendrait les persécuter jusqu'en ces lieux retranchés ? Je ne suis pas leur ennemi. S'il ne tenait qu'à moi, je me dresserais sur-le-champ et courrais vers eux. Mais mon guide pose son bras sur le mien et me retient fermement.

Les portes du monastère viennent de s'ouvrir, une colonne de moines ouvriers prend la route qui descend vers les vergers à l'est. Les lourdes portes se referment derrière eux.

Le nomade se lève brusquement et se replie vers le sous-bois. À l'abri des grands ormes, il me remet mon paquetage et je comprends qu'il me dit au revoir. Je prends ses mains et les serre dans les miennes. Ce geste d'affection le fait sourire, il me fixe un instant, se retourne et s'en va.

Je n'ai jamais connu solitude plus profonde qu'en ces hautes plaines, quand, descendu de l'autocar de Chengdu, je marchais, fuyant la nuit, fuyant le froid. Il suffit parfois d'un regard, d'une présence, d'un geste, pour que naisse l'amitié, par-delà les différences qui nous retiennent et nous effraient ; il suffit d'une main tendue pour que s'imprime la mémoire d'un visage que jamais le temps n'effacera. Aux derniers instants de ma vie, je veux revoir intact le visage de ce nomade tibétain et celui de sa petite fille aux joues rouges comme deux pommes d'api.

Avançant à la lisière du bois, je suis à bonne distance le cortège des moines ouvriers qui fait route vers le creux du vallon. De là où je me situe, je peux aisément les épier, j'en compte une bonne soixantaine. Comme la veille, ils commencent par se dévêtir et se baigner dans les eaux claires avant de se mettre au travail.

La matinée passe. Alors que le soleil est déjà haut, je sens le froid me gagner et cette terrible moiteur qui suinte dans mon dos. Mon corps est secoué de tremblements. Je fouille mon paquetage et découvre un sac de viande séchée, cadeau de mon nomade. J'en grignote la moitié et garde de quoi me nourrir pour le soir. Lorsque les moines seront repartis, je courrai m'abreuver à la rivière ; en attendant, il faudra m'arranger de la soif que le sel de la viande aiguise.

Pourquoi ce voyage décuple-t-il mes sensations – faim, froid, chaleur, extrême fatigue ? Je rends l'altitude responsable de ces maux. Je passe le reste de l'après-midi à chercher un moyen d'entrer à l'intérieur du monastère. Les idées les plus folles me hantent, suis-je en train de perdre la raison ?

À 6 heures, les moines cessent leur travail et prennent le chemin du retour. Dès qu'ils disparaissent derrière la crête d'un coteau, je quitte ma cachette et cours à travers champs. Je plonge dans la rivière et j'y bois tout mon saoul.

De retour sur la berge, je réfléchis à l'endroit où passer la nuit. Dormir dans le sous-bois ne me tente guère. Retourner vers la plaine et mes amis nomades serait un aveu d'échec et, pis encore, ce serait abuser de leur générosité. Me nourrir deux soirs de suite a déjà dû leur coûter beaucoup.

Je repère enfin une anfractuosité sur le flanc du coteau. J'y creuserai ma tanière ; bien blotti sous la terre et recouvert de mon paquetage, je pourrai y survivre à la nuit. En attendant que la noirceur ait envahi le ciel, je finis le reste de viande séchée et guette la venue de la première étoile, comme on guette celle d'une amie qui vous aidera à chasser les mauvaises pensées.

La nuit tombe. Parcouru d'un énième frisson, je m'endors.

Combien de temps s'est écoulé avant que des frôlements me réveillent ? Quelque chose s'approche de moi. Résister à la peur ; si un animal sauvage chasse dans les parages, inutile de lui servir de proie ; j'aurai plus de chance de lui échapper, caché dans mon trou, que zigzaguant dans l'obscurité. Sages pensées, mais difficiles à mettre en pratique quand le cœur s'emballe. De quel prédateur peut-il s'agir ? Et qu'est-ce que je fiche là, accroupi dans ce trou terreux à des milliers de kilomètres de chez moi ? Qu'est-ce que je fiche là, tête crasseuse, doigts gelés, nez coulant, qu'est-ce que je fiche là égaré en ces terres étrangères, courant derrière le fantôme d'une femme dont je suis fou alors qu'elle ne comptait pas dans ma vie il y a six mois encore ? Je veux retrouver Erwan et mon plateau d'Atacama, la douceur de ma maison et les rues de Londres, je veux être ailleurs, ne pas me faire déchiqueter les entrailles par une saleté de loup. Ne pas bouger, ne pas trembler, ne plus respirer, fermer les paupières pour éviter que la lune vive ne se reflète dans le blanc de mes yeux. Sages pensées, impossibles à mettre en pratique quand la peur vous empoigne par le col et vous secoue violemment. J'ai l'impression d'avoir douze ans, d'avoir perdu toutes défenses, toute assurance. J'aperçois une torche, alors peut-être n'est-ce qu'un maraudeur qui veut s'en prendre à mes maigres affaires. Et qu'est-ce qui m'interdirait de me défendre ?

Il faut sortir de ce trou, quitter la nuit et affronter le danger. Je n'ai pas parcouru tout ce chemin pour me laisser détrousser par un voleur ou dépecer comme un vulgaire gibier.

J'ai ouvert les yeux.

La torche avance en direction de la rivière. Celui qui la tient à bout de bras sait parfaitement où il va ; ses pas assurés ne redoutent aucun piège, aucune ornière. Le flambeau est planté dans la terre grasse d'un talus. Deux ombres apparaissent à la lueur de sa flamme. L'une à peine plus fine que l'autre, deux corps dont les silhouettes font penser à des adolescents. L'un s'immobilise, l'autre gagne la berge, ôte sa tunique et entre dans l'eau froide. À la peur succède un espoir. Ces deux moines ont peut-être bravé l'interdit pour venir se baigner à la faveur de la nuit, ces deux voleurs de temps sauront peut-être m'aider à pénétrer dans l'enceinte de la ville forte. Je rampe dans les herbes, m'approchant de la rivière, et subitement je retiens mon souffle.

De ce corps gracile, aucune forme ne m'est étrangère. Le dessin des jambes, la rondeur des fesses, la courbure du dos, le ventre, les épaules, la nuque, ce port de tête fier.

Tu es là, te baignant nue dans une rivière semblable à celle où je t'ai vue mourir. Ton corps dans la clarté de lune est comme une apparition, je t'aurais reconnue entre mille autres. Tu es là, à quelques mètres seulement; mais comment t'approcher ? Comment me présenter à toi dans un pareil état sans te faire peur, sans que tu cries et donnes l'alerte ? La rivière te recouvre jusqu'aux hanches, tes mains en puisent l'eau pour la laisser glisser sur ton visage. À mon tour j'avance vers la rivière, à mon tour je rince mes joues à l'eau vive pour en ôter la terre.

Le moine qui t'accompagne m'en laisse le loisir, puisqu'il te tourne le dos. Il se tient à bonne distance, par crainte peut-être de poser ses yeux sur ta nudité. La poitrine tambourinant, la vue trouble, je m'approche encore. Tu reviens vers la grève droit vers moi. Quand tes yeux croisent mon regard, tu interromps ton pas, ta tête s'incline de côté, tu me scrutes, passes devant moi et poursuis ton chemin, comme si je n'avais pas existé.

Ton regard était absent, pire que cela, ce n'était pas ton regard que j'ai vu dans tes yeux. Tu as remis ta tunique, en silence, comme si aucun mot ne pouvait sortir de ta gorge, et tu es retournée vers celui qui t'avait escortée jusqu'ici. Ton compagnon de route a repris la torche et vous avez remonté la sente. Je vous ai suivis sans vous laisser suspecter ma présence, une fois peut-être, au roulement d'un caillou sous mes pieds, le moine s'est retourné, puis vous avez repris votre marche. En arrivant devant le monastère vous avez longé la muraille, dépassé les grandes portes et j'ai vu vos silhouettes disparaître dans un fossé. La flamme vacillait, puis elle s'est éteinte. J'ai attendu autant que je le pouvais, transi de froid. Enfin, je me suis élancé vers le renfoncement où vous aviez disparu, espérant y trouver un passage, je n'ai trouvé qu'une petite porte en bois, solidement fermée. Je me suis accroupi, le temps de recouvrer mes esprits, et j'ai regagné ma cache à l'orée du bois comme un animal.

Plus tard dans la nuit. Une sensation d'étouffement me sort de la torpeur dans laquelle je me suis enfoncé. Mes membres sont engourdis. La température a chuté brutalement. Impossible de bouger mes doigts pour délier le nœud qui ferme mon sac et attraper de quoi me couvrir. L'épuisement ralentit mes gestes. Me reviennent en mémoire ces histoires d'alpinistes que la montagne berce lentement avant de les endormir à jamais. Nous sommes à quatre mille mètres, par quelle insouciance ai-je cru pouvoir survivre à la nuit ? Je vais crever, dans un petit bois de noisetiers et d'ormes, du mauvais côté d'un mur, à quelques mètres de toi. On dit qu'au moment de mourir s'ouvre devant soi un tunnel obscur au bout duquel brille une lumière. Je ne vois rien de tel, mon seul éblouissement sera de t'avoir aperçue te baignant à la rivière.

Dans un dernier soubresaut de conscience, je sens des mains m'empoigner et me soulever de mon trou. On me traîne, impossible de me redresser, impossible de relever la tête pour voir ceux qui m'emmènent. On me soutient par les bras, nous avançons sur un sentier et je sens bien que je perds souvent connaissance. La dernière image dont je me souvienne est celle du mur d'enceinte et d'une grande porte s'ouvrant devant nous. Tu es peut-être morte et je te rejoins enfin.

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