Un majordome entra dans notre chambre et tira les rideaux, il faisait beau, la lumière vive du jour nous éblouit.
Keira enfouit sa tête sous les draps. Le majordome posa un plateau de petit déjeuner au pied du lit, nous indiquant qu'il était presque 11 heures ; nous étions attendus à midi dans le hall, bagages faits. Puis il se retira.
Je vis réapparaître le front de Keira et ses yeux qui lorgnèrent la corbeille de viennoiseries ; elle tendit le bras, attrapa un croissant et l'engloutit en trois bouchées.
– On ne pourrait pas rester ici un ou deux jours ? gémit-elle en avalant le thé que je venais de lui servir.
– Rentrons à Londres, je t'invite une semaine dans un palace... et nous ne sortirons pas de la chambre.
– Tu n'as pas envie de continuer, n'est-ce pas ? Nous sommes en sécurité avec Egorov, dit-elle en s'attaquant à un morceau de brioche.
– Je trouve que tu accordes bien vite ta confiance à ce type. Hier, nous ne le connaissions pas, et nous voilà aujourd'hui ses associés, je ne sais ni où nous allons, ni ce qui nous attend.
– Moi non plus, mais je sens que nous approchons du but.
– De quel but, Keira, les tombes sumériennes ou les nôtres ?
– OK, dit-elle en chassant les draps, se levant d'un bond. Rentrons ! Je vais expliquer à Egorov que nous renonçons et, si ses gardes du corps nous laissent sortir, on sautera dans un taxi direction l'aéroport, puis on prendra le premier avion pour Londres. Je ferai un petit crochet par Paris pour aller pointer au chômage. Au fait... vous avez droit aux allocations chômage en Angleterre ?
– Ce n'est pas la peine d'être cynique ! D'accord, continuons, mais fais-moi d'abord une promesse : si le moindre danger se présente à nouveau, nous arrêtons tout.
– Définis-moi ce que tu appelles danger, dit-elle en se rasseyant sur le lit.
Je pris son visage entre mes mains et lui répondit :
– Lorsque quelqu'un essaie de vous assassiner, on est en danger ! Je sais que ton appétit de découverte est plus fort que tout, mais il faudrait que tu prennes conscience des risques que nous encourons avant qu'il soit trop tard.
Egorov nous attendait dans le hall de la maison. Il portait une longue pèlerine en fourrure blanche et une chapka sur la tête. Si j'avais rêvé de rencontrer Michel Strogoff, mon vœu était exaucé. Il nous remit bonnets, gants et chapeaux et deux parkas fourrées sans comparaison avec nos manteaux.
– Il fait vraiment très froid là où nous nous rendons, équipez-vous, nous partons dans dix minutes, mes hommes s'occuperont de vos bagages. Suivez-moi et descendons au parking.
L'ascenseur s'arrêta au second niveau où une collection de voitures allant du coupé sport à la limousine présidentielle était rangée en bon ordre.
– Je vois que vous ne faites pas que dans le commerce de vieilleries, dis-je à Egorov.
– Non, en effet, me répondit-il en ouvrant la portière.
Deux berlines nous précédaient, deux autres fermaient la marche. Nous sortîmes en trombe dans la rue et le cortège emprunta la route qui longeait le lac.
– Si je ne m'abuse, dis-je un peu plus tard, la Sibérie occidentale est à trois mille kilomètres d'ici, vous avez prévu un arrêt pour pisser ou nous y allons d'une traite ?
Egorov fit signe à son chauffeur, la voiture freina brusquement. Il se retourna vers moi.
– Vous avez décidé de m'emmerder longtemps ? Si ce voyage vous ennuie, vous pouvez encore descendre.
Keira me lança un regard plus noir que les eaux du lac, je présentai mes excuses à Egorov qui me tendit la main. Comment refuser une poignée de main quand on est entre gentlemen ? La voiture repartit, personne ne dit mot pendant la demi-heure qui suivit. La route s'enfonça dans une forêt enneigée. Nous arrivâmes un peu plus tard à Koty, un charmant petit village. Le convoi ralentit et emprunta un chemin de traverse au bout duquel nous découvrîmes deux hangars, invisibles depuis la route. Les voitures garées, Egorov nous invita à le suivre. À l'intérieur des bâtiments stationnaient deux hélicoptères, de ces très gros modèles que l'armée russe utilise pour transporter troupes et matériel. J'en avais déjà vu de semblables dans des reportages sur la guerre que l'URSS avait menée en Afghanistan, mais jamais d'aussi près.
– Vous n'allez encore pas me croire, dit Egorov en avançant vers le premier appareil, mais je les ai gagnés au jeu.
Keira me regarda, amusée, et s'engagea sur l'échelle qui grimpait vers la cabine.
– Quel genre de type êtes-vous vraiment ? demandai-je à Egorov.
– Un allié, me dit-il en me tapant dans le dos, et je ne désespère pas de finir par vous en convaincre. Vous montez ou vous préférez rester dans ce hangar ?
L'habitacle faisait penser à celui d'un avion de ligne tant il était vaste. Des chariots élévateurs grimpaient par le hayon arrière, déposant de grandes caisses dans la soute où les hommes d'Egorov les arrimaient solidement. Le compartiment équipé de sièges pouvait accueillir vingt-cinq passagers. Le Mil Mi-26 était équipé d'un moteur de onze mille deux cent quarante chevaux et cela semblait enorgueillir son propriétaire autant que s'il s'était agi d'un élevage d'alezans. Nous ferions quatre escales pour nous ravitailler en carburant. Avec notre charge d'emport, l'appareil avait un rayon d'action de six cents kilomètres, trois mille nous séparaient de Man-Pupu-Nyor que nous atteindrions onze heures plus tard. Les élévateurs rebroussèrent chemin, les hommes d'Egorov vérifièrent une dernière fois les sangles qui retenaient les caisses de matériel, puis la porte de la soute remonta et l'appareil fut tracté à l'extérieur du hangar.
La turbine se mit à siffler, dans l'habitacle le bruit devint assourdissant lorsque les huit pales du rotor se mirent à tourner.
– On s'y habitue, cria Egorov, profitez du spectacle, vous allez découvrir la Russie comme peu de gens l'ont vue.
Le pilote se retourna pour nous faire un signe de la main et la lourde machine s'éleva. À cinquante mètres du sol, l'avant s'inclina et Keira se colla au hublot.
Après une heure de vol, Egorov nous montra la ville d'Ilanski, au loin sur notre gauche, puis ce serait Kansk et Krasnoïarsk dont nous resterions éloignés pour éviter d'entrer dans la couverture radar des contrôleurs aériens. Notre pilote paraissait connaître son affaire, nous ne survolions que des étendues blanches qui semblaient infinies. De temps à autre, une rivière gelée sillonnait la terre d'un filet argenté comme un coup de fusain tracé sur une feuille de papier.
Premier ravitaillement le long de la rivière Uda ; la ville d'Atagay se trouvait à quelques kilomètres de l'endroit où notre hélicoptère se posa. C'est de là qu'étaient partis les deux camions-citernes qui remplissaient nos réservoirs.
– Tout est question d'organisation, nous dit Egorov en regardant ses hommes s'agiter autour de l'hélicoptère. Il n'y a pas de place pour l'improvisation quand il fait moins vingt au-dehors. Si le ravitaillement n'était pas au rendez-vous et que nous restions cloués au sol, nous crèverions ici en quelques heures.
Nous profitâmes de l'escale pour aller nous dégourdir les jambes, Egorov avait raison, le froid était intenable.
On nous fit remonter à bord, les camions s'éloignaient déjà sur une piste qui filait vers la forêt. La turbine se remit à siffler et nous reprîmes de l'altitude, laissant sous la carlingue les traces de notre passage que le vent effacerait bientôt.
J'avais connu des turbulences en avion, mais encore jamais en hélicoptère. Ce n'était pas mon baptême de l'air dans ce genre de machine ; à Atacama, il m'était arrivé plusieurs fois d'en prendre un pour regagner la vallée, mais pas dans de telles conditions. Une tempête de neige venait vers nous. Nous fûmes secoués pendant un bon moment, l'appareil se balançait dans tous les sens, mais je ne lisais aucune inquiétude sur le visage d'Egorov et j'en conclus que nous ne risquions rien. Et puis, un peu plus tard, alors que l'appareil était secoué plus fort encore, je me demandai si face à la mort, Egorov accepterait de montrer sa peur. Lorsque le calme revint, après le deuxième ravitaillement, Keira piqua un somme, appuyée contre mon épaule.
Je la pris dans mes bras pour qu'elle soit dans une position plus confortable et je surpris dans le regard d'Egorov une sorte de tendresse à notre égard, une bienveillance qui m'étonna. Je lui adressai un sourire mais il se détourna vers le hublot et feignit de ne pas m'avoir vu.
Troisième atterrissage. Cette fois, pas question de descendre, la tempête avait repris et l'on n'y voyait rien. Il était trop risqué de s'éloigner de l'hélicoptère, ne serait-ce que de quelques mètres. Egorov était inquiet, il se leva et se rendit dans la cabine de pilotage. Il se pencha vers la vitre du cockpit et s'adressa au pilote en russe. Échanges de paroles dont je ne comprenais pas le sens. Il revint quelques instants plus tard et s'assit en face de nous.
– Il y a un problème ? s'inquiéta Keira.
– Si les camions n'arrivent pas à nous dénicher dans cette soupe blanche, nous aurons en effet un sérieux problème.
Je me penchai à mon tour au hublot, la visibilité était au plus bas. Le vent soufflait en rafales, chaque nouvelle bourrasque soulevait ses paquets de neige.
– L'hélicoptère ne risque pas de givrer ? demandai-je.
– Non, répondit Egorov, les entrées d'air des moteurs sont équipées de réchauffeurs pour assurer le dégivrage lors des missions à de très basses températures.
Un rayon jaune balaya la cabine, Egorov se releva et constata avec soulagement qu'il s'agissait des puissants phares des camions de ravitaillement. Le plein de carburant demanda la mobilisation de tous les hommes. Dès que les réservoirs furent remplis, le pilote remit sa machine en route, il fallut attendre que la température s'élève avant de décoller. La tempête dura deux heures encore. Keira ne se sentait pas bien, je la rassurais du mieux que je le pouvais, mais nous étions prisonniers de cette boîte de sardines, et plus secoués qu'à bord d'un chalutier par jour de grosse mer. Enfin, le ciel s'éclaircit.
– C'est souvent comme ça lorsque l'on survole la Sibérie en cette saison, nous dit Egorov. Le pire est derrière nous. Reposez-vous, il reste encore quatre heures de vol et, une fois arrivés, nous aurons besoin de toutes les bonnes volontés pour installer le campement.
On nous avait proposé un repas, mais nos estomacs avaient été trop malmenés pour accepter la moindre nourriture. Keira posa sa tête sur mes genoux et se rendormit. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire pour tuer le temps. Je me repenchai vers le hublot.
– Nous ne sommes qu'à six cents kilomètres de la mer de Kara, nous dit Egorov en désignant le nord. Mais, croyez-moi, nos Sumériens ont mis plus de temps que nous pour arriver jusque-là !
Keira se redressa et tenta à son tour d'apercevoir quelque chose. Egorov l'invita à se rendre dans la cabine de pilotage. Le copilote lui céda sa place et l'installa dans son fauteuil. Je la rejoignis et me tins juste derrière elle. Elle était fascinée, éblouie et heureuse, et de la voir ainsi effaçait toutes mes réticences à poursuivre ce voyage. Cette aventure que nous vivions ensemble nous laisserait des souvenirs fabuleux et je me dis que finalement, pour cela, les risques en valaient bien la peine.
– Si un jour tu racontes cela à tes enfants, ils ne te croiront pas ! criai-je à Keira.
Elle ne se retourna pas mais me répondit avec cette petite voix que je lui connaissais bien.
– C'est ta façon de me dire que tu voudrais des enfants ?
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