.
– Le fauteuil est plus confortable, dit Max en relevant les yeux du document qu'il étudiait.
– J'ai perdu l'habitude du moelleux ces derniers mois.
– Tu as vraiment passé trois mois en prison ?
– Je te l'ai déjà dit, Max. Concentre-toi sur ce texte et dis-moi ce que tu en penses.
– Je pense que depuis que tu fréquentes ce type qui, soi-disant, n'était qu'un collègue, ta vie ne ressemble plus à rien. Je ne comprends même pas que tu continues à le voir après ce qui t'est arrivé. Enfin merde, il a ruiné tes recherches, sans parler de la dotation que tu avais obtenue pour tes travaux. Ce genre de cadeau ne se représente pas deux fois. Et toi tu as l'air de trouver tout cela normal.
– Max, pour les leçons de morale j'ai une sœur professionnelle en la matière ; je t'assure qu'en y mettant le meilleur de toi-même, tu ne lui arriverais pas à la cheville. Alors ne perds pas ton temps. Que penses-tu de ma théorie ?
– Et si je te réponds, qu'est-ce que tu feras ? Tu iras en Crète sonder la Méditerranée, tu nageras jusqu'en Syrie ? Tu fais n'importe quoi, tu agis n'importe comment. Tu aurais pu y laisser ta peau, en Chine, tu es totalement inconsciente.
– Oui, totalement, mais comme tu le vois ma peau va bien ; enfin, je ne dis pas qu'un peu de crème...
– Ne sois pas insolente, s'il te plaît.
– Mmm, mon Max, j'aime bien quand tu reprends ce ton professoral avec moi. Je crois que c'est ce qui me séduisait le plus quand j'étais ton élève, mais je ne suis plus ton élève. Tu ne sais rien d'Adrian, et tu ignores tout du voyage que nous avons entrepris, alors si le petit service que je te demande te coûte trop, ce n'est pas grave, rends-moi ce papier et je te laisse.
– Regarde-moi droit dans les yeux et explique-moi en quoi ce texte va t'aider d'une façon quelconque dans les recherches que tu mènes depuis tant d'années ?
– Dis-moi, Max, tu n'étais pas professeur d'archéologie ? Combien d'années avais-tu consacrées à devenir chercheur, puis enseignant avant de devenir imprimeur ? Tu peux me regarder droit dans les yeux et m'expliquer en quoi ton nouveau métier a un quelconque rapport avec ce que tu as accompli dans le passé ? La vie est pleine d'imprévus, Max. Je me suis fait débarquer deux fois de ma vallée de l'Omo, peut-être était-il temps que je me pose des questions sur mon avenir.
– Tu t'es entichée de ce type à ce point-là pour dire des âneries pareilles ?
– Ce type, comme tu dis, est peut-être bourré de défauts, il est distrait, parfois lunaire, gauche comme ce n'est pas permis, mais il a quelque chose que je n'ai jamais connu avant. Il m'entraîne, Max. Depuis que je le connais ma vie ne ressemble en effet plus à rien, il me fait rire, il me touche, me provoque, et il me rassure.
– Alors c'est encore pire que je ne le pensais. Tu l'aimes.
– Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit.
– Tu l'as dit, et si tu ne t'en rends pas compte c'est que tu es sotte à en crever.
Keira se leva du bureau et avança vers la verrière qui surplombait l'imprimerie. Elle regarda les rotatrices entraînant les longs rouleaux de papier dans un rythme effréné. Le staccato des plieuses résonnait jusqu'à la mezzanine. Elles s'arrêtèrent et le silence se fit dans l'atelier qui fermait.
– Ça te perturbe ? reprit Max. Et ta belle liberté ?
– Est-ce que tu peux étudier ce texte, oui ou non ? murmura-t-elle.
– Je m'y suis penché cent fois sur ton texte, depuis ta dernière visite. C'était ma façon de penser à toi en ton absence.
– Max, je t'en prie.
– De quoi ? d'avoir encore des sentiments pour toi ? Qu'est-ce que ça peut bien te faire, c'est mon problème, pas le tien.
Keira se dirigea vers la porte du bureau ; elle tourna la poignée et se retourna.
– Reste ici, andouille ! ordonna Max. Viens te rasseoir sur le coin de mon bureau, je vais te dire ce que j'en pense de ta théorie. Je me suis peut-être trompé. L'idée que l'élève surpasse son professeur ne me plaît pas beaucoup, mais je n'avais qu'à continuer d'enseigner. Il est possible que dans ton texte, le mot « apogée » ait pu se confondre avec « hypogée », ce qui en change le sens évidemment. Les hypogées sont ces sépultures, ancêtres des tombeaux, érigées par les Égyptiens et les Chinois, à une différence près : s'il s'agit aussi de chambres funéraires auxquelles on accède par un couloir, les hypogées sont construits sous la terre et non au cœur d'une pyramide ou d'un quelconque édifice. Je ne t'apprends peut-être rien en te disant cela, mais il y a au moins une chose qui collerait dans cette interprétation. Ce manuscrit en guèze date probablement du IVe ou Ve millénaire avant notre ère. Ce qui nous place en pleine protohistoire, en pleine naissance des peuples asianiques.
– Mais les Sémites qui seraient à l'origine du texte en guèze n'appartenaient pas aux peuples asianiques. Enfin, si mes souvenirs de fac sont encore bons.
– Tu étais plus attentive en cours que je ne le supposais ! Non, en effet, leur langue était afro-asiatique, apparentée à celle des Berbères et des Égyptiens. Ils sont apparus dans le désert de Syrie au VIe millénaire avant Jésus-Christ. Mais ils se sont certainement côtoyés, les uns pouvant rapporter l'histoire des autres. Ceux qui t'intéressent, dans le cadre de ta théorie, appartiennent à un peuple dont je vous ai peu parlé en cours, les Pélasges des Hypogées. Au début du IVe millénaire, des Pélasges partis de Grèce vinrent s'installer en Italie du Sud. On les retrouve en Sardaigne. Ils poursuivirent leur route jusqu'en Anatolie, d'où ils prirent la mer pour aller fonder une nouvelle civilisation sur les îles et côtes de la Méditerranée. Rien ne prouve qu'ils n'aient pas continué leur traversée vers l'Égypte en passant par la Crète. Ce que j'essaie de te dire, c'est que les Sémites ou leurs ancêtres ont très bien pu relater dans ce texte un événement qui appartient à l'histoire des Pélasges des Hypogées.
– Tu crois que l'un de ces Pélasges aurait pu remonter le Nil, jusqu'au Nil Bleu ?
– Jusqu'en Éthiopie ? J'en doute ; quoi qu'il en soit, un pareil voyage ne pourrait être l'œuvre d'un seul, mais d'un groupe. Sur deux ou trois générations, ce périple aurait pu être mené à son terme. Cela étant, je pencherais plutôt pour qu'il ait été accompli dans l'autre sens, depuis la source jusqu'au delta. Quelqu'un a peut-être apporté ton mystérieux objet aux Pélasges. Il faut que tu m'en dises plus, Keira, si tu veux vraiment que je t'aide.
Keira se mit à parcourir la pièce de long en large.
– Il y a de cela quatre cents millions d'années, cinq fragments constituaient un unique objet dont les propriétés sont stupéfiantes.
– Ce qui est ridicule, Keira, reconnais-le. Aucun être vivant n'était suffisamment évolué pour façonner une quelconque matière. Tu sais bien, comme moi, que c'est impossible ! s'insurgea Max.
– Si Galilée avait prétendu qu'on enverrait un jour un radiotélescope aux confins de notre système solaire, on l'aurait brûlé vif avant qu'il ait terminé sa phrase, si Ader avait prétendu qu'on marcherait sur la Lune, on aurait réduit son aéronef en allumettes avant qu'il ait quitté le sol. Il y a encore vingt ans, tout le monde affirmait que Lucy était notre plus vieille ancêtre et si tu avais émis l'idée à cette époque que la mère de l'humanité avait dix millions d'années, on t'aurait viré de ton poste à la fac !
– Il y a vingt ans, j'y étudiais encore !
– Bref, si je devais énoncer toutes les choses déclarées impossibles et devenues réalités, il faudrait que nous passions plusieurs nuits ensemble pour en faire la liste.
– Une seule me comblerait déjà de bonheur...
– Tu es grossier, Max ! Ce dont je suis certaine, c'est que quatre ou cinq mille ans avant notre ère, quelqu'un a découvert cet objet. Pour des raisons que je ne m'explique pas encore, sauf peut-être la peur que suscitèrent ses propriétés, celui ou ceux qui le trouvèrent décidèrent, à défaut de pouvoir le détruire, d'en séparer les morceaux. Et c'est bien ce que semble nous révéler la première ligne du manuscrit.
J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue...
– Sans vouloir t'interrompre, « table des mémoires » fait très probablement référence à une connaissance, un savoir. Si je me prête à ton jeu, je te dirai qu'on a peut-être dissocié cet objet pour que chacun de ses fragments porte une information, aux confins du monde.
– Possible, mais ce n'est pas ce que suggère la fin du document. Pour en avoir le cœur net, reste à savoir où ces fragments ont été dispersés. Nous en possédons deux, un troisième a été trouvé, mais il y en a encore d'autres. Maintenant écoute, Max, je n'ai cessé de penser à ce texte en guèze pendant mon séjour en prison, plus précisément à un mot contenu dans la deuxième partie de la phrase : « confié aux magistères des colonies ». Selon toi, qui sont ces magistères ?
– Des érudits. Probablement des chefs de tribus. Le magistère est un maître, si tu préfères.
– Tu as été mon magistère ? demanda Keira sur un ton ironique.
– Quelque chose comme ça, oui.
– Alors voilà ma théorie, cher magistère, reprit Keira. Un premier fragment est réapparu dans un volcan au milieu d'un lac à la frontière entre l'Éthiopie et le Kenya. Nous en avons trouvé un autre, également dans un volcan, cette fois sur l'île de Narcondam dans l'archipel d'Andaman. Ce qui nous en fait un au sud et un à l'est. Chacun des deux se trouvait à quelques centaines de kilomètres de la source ou de l'estuaire de fleuves majeurs. Le Nil et le Nil Bleu pour l'un, l'Irrawaddy et le Yang Tsé pour l'autre.
– Et donc ? interrompit Max.
– Acceptons que pour une raison que je ne peux encore expliquer, cet objet ait bien été volontairement dissocié en quatre ou cinq morceaux, chacun déposé en un point de la planète. L'un est retrouvé à l'est, l'autre au sud, le troisième, qui fut en fait le premier à avoir été découvert il y a vingt ou trente ans ...
– Où est-il ?
– Je n'en sais rien. Cesse de m'interrompre tout le temps Max, c'est agaçant. Je serais prête à parier que les deux objets restants se trouvent au nord pour l'un, à l'ouest pour l'autre.
– Je ne voudrais surtout pas t'agacer, je sens que je t'énerve assez comme ça, mais le nord et l'ouest, c'est assez vaste...
– Bon, si c'est pour que tu te moques de moi, je préfère rentrer.
Keira se leva d'un bond et se dirigea pour la seconde fois vers la porte du bureau de Max.
– Arrête, Keira ! Cesse de te comporter en petit chef, toi aussi tu es agaçante, bon sang. C'est un monologue ou une conversation ? Allez, poursuis ton raisonnement, je ne t'interromprai plus.
Keira retourna s'asseoir à côté de Max. Elle prit une feuille de papier et dessina un planisphère en y représentant grossièrement les grandes masses continentales.
– Nous connaissons les grandes routes empruntées au cours des premières migrations qui peuplèrent la planète. Partant depuis l'Afrique, une première colonie traça une voie vers l'Europe, une deuxième alla vers l'Asie, poursuivit Keira en dessinant une grande flèche sur la feuille de papier, et se scinda à la verticale de la mer d'Andaman. Certains continuèrent vers l'Inde, traversèrent la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam, l'Indonésie, les Philippines, la Nouvelle-Guinée et la Papouasie, et arrivèrent jusqu'en Australie ; d'autres, dit-elle en dessinant une nouvelle flèche, filèrent vers le nord, traversant la Mongolie et la Russie, remontant la rivière Yana vers le détroit de Béring. En pleine période glaciaire, cette troisième colonie contourna le Groenland, longea les côtes glacées pour arriver, il y a quinze à vingt mille ans, sur les côtes comprises entre l'Alaska et la mer de Beaufort. Puis ce fut la descente du continent nord-américain jusqu'au Monte Verde où la quatrième colonie arriva il y a douze à quinze mille ans d'aujourd'hui1. Ce sont peut-être ces mêmes routes qu'ont reprises ceux qui transportèrent les fragments, il y a quatre mille ans. Une tribu de messagers partit vers Andaman qui termina son périple sur l'île de Narcondam, une autre s'en alla vers la source du Nil, jusqu'à la frontière entre le Kenya et l'Éthiopie.
– Tu en conclus que deux autres de ces « peuples messagers » auraient gagné l'ouest et le nord, pour aller acheminer les autres fragments ?
– Le texte dit : J'ai confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue. Chaque groupe de messagers, puisqu'un tel voyage ne pouvait être accompli sur une seule génération, est allé porter un morceau semblable à mon pendentif aux magistères des premières colonies.
– Ton hypothèse se tient, ce qui ne veut pas dire qu'elle est juste. Souviens-toi de ce que je t'ai appris à la faculté, ce n'est pas parce qu'une théorie semble logique qu'elle est pour autant avérée.
– Et tu m'as dit aussi que ce n'est pas parce que l'on n'a pas trouvé quelque chose que cette chose n'existe pas !
– Qu'est-ce que tu attends de moi, Keira ?
– Que tu me dises ce que tu ferais à ma place, répondit-elle.
– Je ne posséderai jamais la femme que tu es devenue, mais je vois que je garderai toujours une part de l'élève que tu as été. C'est déjà ça.
Max se leva et se mit à son tour à arpenter son bureau.
– Tu m'emmerdes avec tes questions, Keira, je ne sais pas ce que je ferais à ta place ; si j'avais été doué pour ce genre de devinettes j'aurais abandonné les salles poussiéreuses de l'université pour exercer mon métier, au lieu de l'enseigner.
– Tu avais peur des serpents, tu détestais les insectes et tu redoutais le manque de confort, cela n'a rien à voir avec ta capacité de raisonnement, Max, tu étais juste un peu trop embourgeoisé, ce n'est pas une tare.
– Apparemment, pour te plaire, si !
– Arrête avec ça et réponds-moi ! Qu'est-ce que tu ferais à ma place ?
– Tu m'as parlé d'un troisième fragment découvert il y a trente ans, je commencerais par essayer de savoir où il a été trouvé exactement. Si c'est dans un volcan à quelques dizaines ou centaines de kilomètres d'une grande rivière, à l'ouest ou au nord, alors ce serait là une information qui viendrait étayer ton raisonnement. Si, au contraire, il a été découvert en pleine Beauce ou au milieu d'un champ de patates dans la campagne anglaise, ton hypothèse est à mettre à la poubelle et tu peux tout recommencer à zéro. Voilà ce que je ferais avant de repartir je ne sais où. Keira, tu cherches un caillou planqué quelque part sur la planète, c'est utopique !
– Parce que passer sa vie au milieu d'une vallée aride pour retrouver des ossements vieux de centaines de milliers d'années, sans rien d'autre que son intuition, ce n'est pas une utopie ? Chercher une pyramide enfouie sous le sable au milieu d'un désert n'est pas aussi une utopie ? Notre métier n'est qu'une gigantesque utopie, Max, mais c'est pour chacun de nous un rêve de découvertes que nous essayons tous de transformer en réalité !
– Ce n'est pas la peine de te mettre dans cet état. Tu m'as demandé ce que je ferais à ta place, je t'ai répondu. Cherche où ce troisième fragment a été mis au jour et tu sauras si tu es sur la bonne voie.
– Et si c'est le cas ?
– Reviens me voir et nous réfléchirons ensemble à la route que tu dois emprunter pour poursuivre ton rêve. Maintenant, il faut que je te dise quelque chose qui va peut-être encore t'agacer.
– Quoi ?
– Tu ne vois pas le temps passer en ma compagnie, et je m'en réjouis, mais il est 21 h 30, j'ai très faim, je t'emmène dîner ?
Keira regarda sa montre et bondit.
– Jeanne, Adrian, merde !
Il était presque 10 heures du soir quand Keira sonna à la porte de l'appartement de sa sœur.
– Tu n'as pas l'intention de manger ? questionna Jeanne en lui ouvrant.
– Adrian est là ? demanda Keira en regardant par-dessus l'épaule de sa sœur.
– À moins qu'il ait le don de se téléporter, je ne vois pas comment il serait arrivé jusqu'ici.
– Je lui avais donné rendez-vous...
– Et tu lui avais communiqué le code de l'immeuble ?
– Il n'a pas appelé ?
– Tu lui as donné le numéro de la maison ?
Keira resta muette.
– Dans ce cas, il a peut-être laissé un message à mon bureau, mais j'en suis partie assez tôt pour te préparer un repas que tu trouveras... dans la poubelle. Trop cuit, tu ne m'en voudras pas !
– Mais où est Adrian ?
– Je le croyais avec toi, je pensais que vous aviez décidé de passer la soirée en amoureux.
– Mais non, j'étais avec Max...
– De mieux en mieux, et je peux savoir pourquoi ?
– Pour nos recherches Jeanne, ne commence pas. Mais comment je vais le retrouver ?
– Appelle-le !
Keira se précipita sur le téléphone et tomba sur ma messagerie vocale. J'avais quand même un minimum d'amour-propre ! Elle me laissa un long message... « Je suis désolée, je n'ai pas vu le temps passer, je suis impardonnable mais c'était passionnant, j'ai des choses formidables à te raconter, où es-tu ? Je sais qu'il est 10 heures passées mais rappelle-moi, rappelle-moi, rappelle-moi ! » Puis un deuxième où cette fois elle me communiqua le numéro de sa sœur à son domicile. Un troisième où elle s'inquiétait vraiment de ne pas avoir de mes nouvelles. Un quatrième où elle s'énervait un peu. Un cinquième où elle m'accusait d'avoir mauvais caractère. Un sixième vers 3 heures du matin, et un dernier où elle raccrocha sans un mot.
J'avais dormi dans un petit hôtel de l'île Saint-Louis. Aussitôt mon petit déjeuner avalé, je me fis déposer en taxi en bas de chez Jeanne. Le code était toujours en fonction, j'avisai un banc sur le trottoir d'en face, m'y installai et lus mon journal.
Jeanne sortit de son immeuble peu de temps après. Elle me reconnut et se dirigea vers moi.
– Keira s'est fait un sang d'encre !
– Eh bien nous étions deux !
– Je suis désolée, dit Jeanne, moi aussi je suis furieuse contre elle.
– Je ne suis pas furieux, répliquai-je aussitôt.
– Vous êtes bien bête !
Sur ce, Jeanne me salua et fit quelques pas avant de revenir vers moi.
– Son entrevue d'hier soir avec Max était strictement professionnelle, mais je ne vous ai rien dit !
– Auriez-vous la gentillesse de me donner le code de votre porte cochère ?
Jeanne le griffonna sur un papier et partit travailler.
Je suis resté sur ce banc à lire mon journal jusqu'à la dernière page ; puis je me suis rendu dans une petite boulangerie au coin de la rue où j'ai acheté quelques viennoiseries.
Keira m'ouvrit la porte, les yeux encore embués de sommeil.
– Mais où étais-tu ? demanda-t-elle en se frottant les paupières. J'étais morte d'inquiétude !
– Croissant ? Pain au chocolat ? Les deux ?
– Adrian...
– Prends ton petit déjeuner et habille-toi, il y a un Eurostar qui part vers midi, nous pouvons encore l'attraper.
– Je dois d'abord aller voir Ivory, c'est très important.
– En fait, il y a un Eurostar toutes les heures, alors... allons voir Ivory.
Keira nous fit du café et me raconta l'exposé qu'elle avait fait à Max. Pendant qu'elle m'expliquait sa théorie, je repensais à cette petite phrase de l'antiquaire au sujet des sphères armillaires. Je ne savais pas pourquoi mais j'aurais voulu appeler Erwan pour lui en parler. Ma distraction passagère n'échappa pas à Keira qui me rappela à l'ordre.
– Tu veux que je t'accompagne voir ce vieux professeur ? dis-je en me raccrochant au fil de sa conversation.
– Tu peux me dire où tu as passé la nuit ?
– Non, enfin je pourrais, mais je ne te le dirai pas, répondis-je avec un grand sourire aux lèvres.
– Ça m'est complètement égal.
– Alors n'en parlons plus... Et cet Ivory, c'est là que nous en étions, n'est-ce pas ?
– Il n'est pas revenu au musée, mais Jeanne m'a donné le numéro de son domicile. Je vais l'appeler.
Keira se dirigea vers la chambre de sa sœur, où se trouvait le téléphone ; elle se retourna vers moi.
– Tu as dormi où ?
Ivory avait accepté de nous recevoir chez lui. Il habitait un appartement élégant sur l'île Saint-Louis... à deux pas de mon hôtel. Lorsqu'il nous ouvrit sa porte, je reconnus l'homme qui, la veille, était descendu d'un taxi alors que je feuilletais mon livre à la terrasse d'un bistrot. Il nous fit entrer dans son salon et nous proposa thé et café.
– C'est un plaisir de vous revoir tous les deux, que puis-je faire pour vous ?
Keira alla droit au but, elle lui demanda s'il savait où avait été découvert le fragment dont il lui avait parlé au musée.
– Si vous me disiez d'abord pourquoi cela vous intéresse ?
– Je pense avoir progressé sur l'interprétation du texte en langage guèze.
– Voilà qui m'intrigue au plus haut point, qu'avez-vous appris ?
Keira lui expliqua sa théorie sur les peuples des Hypogées. Au IVe ou Ve millénaire avant notre ère, des hommes avaient trouvé l'objet dans sa forme intacte et l'avaient dissocié. Selon le manuscrit, des groupes s'étaient constitués pour aller en porter les différents morceaux aux quatre coins du monde.
– C'est une merveilleuse hypothèse, s'exclama Ivory, peut-être pas dénuée de sens. À cela près que vous n'avez aucune idée de ce qui aurait pu motiver ces voyages, aussi périlleux qu'improbables.
– J'ai ma petite idée, répondit Keira.
En s'appuyant sur ce qu'elle avait appris de Max, elle suggéra que chaque morceau témoignait d'une connaissance, d'un savoir qui se devait d'être révélé.
– Là, je ne suis pas d'accord avec vous, je pencherais même plutôt pour le contraire, rétorqua Ivory. La fin du texte laisse toutes les raisons de penser qu'il s'agissait d'un secret à garder. Lisez vous-même. Que restent celées les ombres de l'infinité.
Et tandis qu'Ivory débattait avec Keira, les « ombres de l'infinité » me firent repenser à mon antiquaire du Marais.
– Ce n'est pas tant ce que nous montrent les sphères armillaires qui est intrigant, mais plutôt ce qu'elles ne nous montrent pas et que nous devinons pourtant, murmurai-je.
– Pardon ? demanda Ivory en se tournant vers moi.
– Le vide et le temps, lui dis-je.
– Qu'est-ce que tu racontes ? demanda Keira.
– Rien, une idée sans rapport avec votre conversation, mais qui me traversait l'esprit.
– Et où pensez-vous trouver les morceaux manquants ? reprit Ivory.
– Ceux que nous avons en notre possession ont été découverts dans le cratère d'un volcan, à quelques dizaines de kilomètres d'un fleuve majeur. L'un à l'est, l'autre au sud, je pressens que les autres sont cachés dans des endroits similaires à l'ouest et au nord.
– Vous avez ces deux fragments sur vous ? insista Ivory dont l'œil pétillait.
Keira et moi échangeâmes un regard en coin, elle ôta son pendentif, je sortis celui que je gardais précieusement dans la poche intérieure de ma veste, nous les déposâmes sur la table basse. Keira les assembla et ils reprirent cette couleur bleu vif qui nous surprenait toujours autant ; mais, cette fois, je notai que le scintillement était moins éclatant, comme si les objets perdaient de leur rayonnement.
– C'est stupéfiant ! s'exclama Ivory, plus encore que tout ce que j'avais imaginé.
– Qu'est-ce que vous aviez imaginé ? demanda Keira, intriguée.
– Rien, rien de particulier, bafouilla Ivory, mais reconnaissez que ce phénomène est étonnant, surtout quand on connaît l'âge de cet objet.
– Maintenant, vous voulez bien nous dire à quel endroit fut découvert le vôtre ?
– Ce n'est pas le mien, hélas. Il fut trouvé il y a trente ans dans les Andes péruviennes, mais malheureusement pour votre théorie, ce n'était pas dans le cratère d'un volcan.
– Où alors ? demanda Keira.
– À environ cent cinquante kilomètres au nord-est du lac Titicaca.
– Dans quelles circonstances ? demandai-je.
– Une mission menée par une équipe de géologues hollandais ; ils remontaient vers la source du fleuve Amazone. L'objet fut repéré à cause de sa forme singulière, dans une grotte où les scientifiques s'étaient protégés du mauvais temps. Il n'aurait pas attiré plus d'attention que cela, si le chef de cette mission n'avait été témoin du même phénomène que vous. Au cours de cette nuit d'orage, les éclairs de la foudre provoquèrent la fameuse projection de points lumineux sur l'une des parois de sa tente. L'événement le marqua d'autant plus qu'il se rendit compte au lever du jour que la toile était devenue perméable à la lumière. Des milliers de petits trous s'y étaient formés. Les orages étant fréquents dans cette région, notre explorateur reproduisit l'expérience plusieurs fois et en déduisit qu'il ne pouvait s'agir d'un simple caillou. Il rapporta le fragment et le fit étudier de plus près.
– Est-il possible de rencontrer ce géologue ?
– Il est mort quelques mois plus tard, une chute idiote au cours d'une autre expédition.
– Où se trouve le fragment qu'il avait découvert ?
– Quelque part en lieu sûr, mais où ? Je n'en ai aucune certitude.
– Ça ne colle pas pour le volcan, mais, en revanche, il se trouvait bien à l'ouest.
– Oui, c'est le moins que l'on puisse dire.
– Et à quelques dizaines de kilomètres d'un affluent de l'Amazone.
– C'est tout aussi exact, reprit Ivory.
– Deux hypothèses sur trois qui se vérifient, ce n'est déjà pas si mal, dit-elle.
– Je crains que cela ne vous aide pas beaucoup pour découvrir les autres morceaux. Deux d'entre eux furent mis au jour accidentellement. Et en ce qui concerne le troisième, vous avez eu beaucoup de chance.
– Je me suis retrouvée pendue dans le vide à deux mille cinq cents mètres d'altitude, nous avons survolé la Birmanie au ras du sol à bord d'un avion qui n'avait plus que ses ailes pour en mériter le nom, j'ai manqué de me noyer et Adrian de mourir d'une pneumonie, ajoutez à cela trois mois de prison en Chine, je ne vois vraiment pas où vous voyez de la chance là-dedans !
– Je ne voulais pas minimiser vos talents respectifs. Laissez-moi réfléchir quelques jours à votre théorie, je vais me replonger dans mes lectures, si j'y retrouve la moindre information pouvant contribuer à votre enquête, je vous appellerai.
Keira nota mon numéro de téléphone sur une feuille de papier et la tendit à Ivory.
– Où comptez-vous vous rendre ? demanda ce dernier en nous raccompagnant à sa porte.
– À Londres. Nous avons, nous aussi, quelques recherches à faire.
– Alors, bon séjour en Angleterre. Une dernière chose avant de vous laisser : vous aviez raison tout à l'heure, la chance ne vous a guère accompagnés dans vos voyages, aussi, je vous recommande la plus grande prudence et, pour commencer, ne montrez à personne ce phénomène dont j'ai été le témoin tout à l'heure.
Nous avons quitté le vieux professeur, récupéré mon sac à l'hôtel, où Keira ne fit aucun commentaire sur la soirée de la veille, et je l'ai accompagnée au musée pour qu'elle aille embrasser Jeanne avant notre départ.
*
* *
1- Sources : Susan Anton, New York University ; Alison Brooks, George Washington University ; Peter Forster, University of Cambridge ; James F. O'Connell, University of Utah ; Stephen Oppenheimer, Oxford ; Spencer Wells, National Geographic Society ; Ofer Bar-Yisef, Harvard University.
Londres
Je ne leur avais pas prêté plus d'attention que cela sur le quai de la gare du Nord, quand ils m'avaient bousculé sans s'excuser, mais c'est en me rendant à la voiture-bar que je remarquai à nouveau ce couple pour le moins étrange. De prime abord, juste un jeune Anglais et sa copine, aussi mal fagotés l'un que l'autre. Alors que je m'approchais du comptoir, le garçon me dévisagea bizarrement, son amie et lui remontèrent la rame vers la motrice. Le train s'arrêterait à Ashford une quinzaine de minutes plus tard, j'en déduisis qu'ils allaient chercher leurs affaires avant de débarquer. Le préposé à la restauration rapide – et compte tenu de l'interminable file d'attente pour arriver à lui, je me demandais ce qu'il y avait de vraiment rapide dans cette restauration – regarda s'éloigner les deux jeunes au crâne rasé en soupirant.
– La coupe de cheveux ne fait pas le moine, lui dis-je en me commandant un café. Ils sont peut-être sympathiques, une fois qu'on les connaît ?
– Peut-être, répondit le serveur d'un ton dubitatif, mais ce gars a passé tout le voyage à se curer les ongles avec un cutter, et la fille à le regarder faire. Pas très motivant pour engager la conversation !
Je réglai ma consommation et retournai à ma place. Alors que j'entrais dans la voiture où Keira s'était assoupie, je croisai à nouveau les deux loustics qui traînaient près du compartiment à bagages où nous avions laissé nos sacs. Je m'approchai d'eux, le garçon fit un signe à la fille qui se retourna et me barra le chemin.
– C'est occupé, me lança-t-elle sur un ton arrogant.
– Je vois, lui dis-je, mais occupé à quoi ?
Le garçon s'interposa et sortit son cutter de sa poche, prétendant ne pas avoir aimé le ton sur lequel je m'étais adressé à sa copine.
J'ai passé pas mal de temps dans ma jeunesse à Ladbroke Grove où vivait mon meilleur copain de collège ; j'ai connu les trottoirs réservés à certaines bandes, les carrefours qu'il nous était interdit de traverser, les cafés où il ne faisait pas bon aller jouer au baby-foot. Je savais que ces deux lascars cherchaient la bagarre. Si je bougeais, la fille me sauterait dans le dos pour me bloquer les bras pendant que son copain me dérouillerait. Une fois qu'ils m'auraient mis à terre, ils me termineraient à coups de pied dans les côtes. L'Angleterre de mon enfance n'était pas faite que de jardins aux pelouses tendres, et de ce côté-là les temps n'avaient pas beaucoup changé. Il est toujours assez compliqué de laisser agir son instinct quand on a des principes, j'ai retourné une gifle magistrale à la fille qui alla s'allonger illico sur les bagages en se tenant la joue. Stupéfait, le garçon bondit devant moi, faisant passer sa lame d'une main à l'autre. Il était temps d'oublier l'adolescent en moi pour laisser toute sa place à l'adulte que je suis censé être devenu.
– Dix secondes, lui dis-je, dans dix secondes je te confisque ton cutter et, si je l'attrape, tu descends à poil de ce train ; ça te tente, ou tu le remets dans ta poche et on en reste là ?
La fille se releva, furieuse, et revint me défier ; son copain était de plus en plus nerveux.
– Larde cet enfoiré, cria-t-elle. Plante-le, Tom !
– Tom, tu devrais faire preuve de plus d'autorité sur ta copine, range ce truc avant que l'un de nous deux se blesse.
– Je peux savoir ce qui se passe ? demanda Keira qui arriva dans mon dos.
– Une petite dispute, répondis-je en la forçant à reculer.
– Tu veux que j'appelle de l'aide ?
Les deux jeunes ne s'attendaient pas à voir venir du renfort ; le train ralentissait, je pouvais voir par la portière le quai de la gare d'Ashford. Tom entraîna sa copine, nous menaçant toujours de son cutter. Keira et moi restâmes immobiles, ne quittant pas des yeux l'arme qui zigzaguait devant nous.
– Cassez-vous ! dit le garçon.
Dès l'arrêt, il se précipita sur le quai, détalant à toutes jambes avec son amie.
Keira resta sans voix ; les passagers qui voulaient descendre nous forcèrent à nous pousser. Nous retournâmes à nos places, et le convoi s'ébranla de nouveau. Keira voulait que je prévienne la police, mais il était bien trop tard, nos deux loubards avaient dû se faire la belle et mon portable se trouvait dans mon sac. Je me levai pour aller vérifier qu'il y était toujours. Keira m'aida à inspecter nos deux bagages ; le sien était intact, le mien avait été ouvert ; à part un peu de désordre, tout semblait être là. Je repris mon téléphone et mon passeport et les glissai dans ma veste. L'incident était oublié en arrivant à Londres.
J'éprouvai une immense joie devant la porte de ma petite maison et trépignai d'impatience à l'idée d'y entrer. Je cherchai mes clés dans mes poches, j'étais pourtant certain de les avoir en quittant Paris. Heureusement ma voisine m'aperçut depuis sa fenêtre. Les vieilles habitudes ne se perdant pas, elle m'offrit de passer par son jardin.
– Vous savez où se trouve l'échelle, me dit-elle, je suis en plein repassage, ne vous inquiétez pas, je refermerai quand j'aurai fini.
Je la remerciai et enjambai, quelques instants plus tard, la palissade. N'ayant toujours pas fait réparer la porte de derrière – peut-être valait-il mieux que j'y renonce –, j'appliquai un petit coup sec sur la poignée et entrai enfin. J'allai ouvrir à Keira qui m'attendait dans la rue.
Nous passâmes le reste de l'après-midi à faire quelques emplettes dans le quartier. L'étal d'un marchand de quatre-saisons attira Keira, elle y remplit un panier de victuailles, de quoi tenir un siège. Hélas, ce soir-là, nous n'eûmes pas le temps de dîner.
J'étais affairé en cuisine, coupant scrupuleusement des courgettes en petit dés, comme Keira me l'avait ordonné, tandis qu'elle préparait une sauce, se refusant à m'en donner la recette. Le téléphone sonna. Pas mon portable, mais la ligne de la maison. Keira et moi nous regardâmes, intrigués. Je me rendis dans le salon et décrochai le combiné.
– C'est donc vrai, vous êtes rentrés !
– Nous sommes arrivés tout à l'heure, mon cher Walter.
– Merci d'avoir eu la gentillesse de me prévenir, c'est vraiment très aimable à vous.
– Nous descendons à peine du train...
– C'est tout de même un monde que j'apprenne votre arrivée par l'intermédiaire d'un coursier de Federal Express, vous n'êtes pas Tom Hanks à ce que je sache !
– C'est un coursier qui vous a prévenu de notre retour ? Quelle étrange chose... !
– Figurez-vous que l'on a fait déposer à l'Académie un pli à votre attention, enfin pas tout à fait à votre attention d'ailleurs, le prénom de votre amie est écrit sur l'enveloppe et en dessous : « À vos bons soins ». La prochaine fois, demandez que l'on m'adresse directement votre courrier ; il est aussi précisé : « À remettre de tout urgence ». Puisque je suis devenu votre facteur attitré, souhaitez-vous que je dépose ce pli chez vous ?
– Ne quittez pas, j'en parle à Keira !
– Une enveloppe à mon nom, expédiée à ton Académie ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demanda-t-elle.
Je n'en savais pas plus, je lui demandai si elle souhaitait que Walter nous l'apporte comme il le proposait si gentiment.
Keira me fit de grands gestes et je n'eus pas de mal à comprendre que c'était la dernière chose dont elle avait envie. À ma gauche, Walter soufflant dans mon oreille, à ma droite, Keira me faisant les gros yeux, et, entre eux deux, moi, dans l'embarras. Puisqu'il fallait trancher, je priai Walter de bien vouloir m'attendre à l'Académie, pas question de lui faire traverser Londres, je viendrais chercher le pli. Je raccrochai, soulagé d'avoir trouvé un compromis épatant ; mais en me retournant, je compris que Keira ne partageait pas mon enthousiasme. Je lui promis qu'il ne me faudrait pas plus d'une heure pour faire l'aller-retour. J'enfilai un imperméable, pris le double de mes clés dans le tiroir du bureau et remontai dans ma ruelle, vers le petit box où dormait ma voiture.
En m'y installant, je renouai avec l'enivrante odeur de vieux cuir. Alors que je sortais du box, il me fallut appuyer brutalement sur la pédale du frein pour ne pas écraser Keira qui se tenait devant mes phares, droite comme un piquet. Elle contourna la calandre et vint s'asseoir à la place du passager.
– Ça pouvait peut-être attendre demain, cette lettre, non ? dit-elle en claquant la portière.
– Il y a écrit « Urgent » sur l'enveloppe... au feutre rouge, a précisé Walter. Mais je peux tout à fait y aller seul, tu n'es pas obligée...
– C'est à moi que cette lettre est adressée, et toi tu meurs d'envie de voir ton pote, alors fonce.
Il n'y a que les lundis soir où l'on circule à peu près correctement dans les rues de Londres. Il nous fallut à peine vingt minutes pour arriver à l'Académie. En chemin, il se mit à pleuvoir, l'une de ces lourdes averses qui tombent souvent sur la capitale. Walter nous attendait devant la porte principale, le bas de son pantalon était trempé, son veston aussi, et il faisait sa mine des mauvais jours. Il se pencha à la portière et nous tendit le pli. Je ne pouvais même pas lui proposer de le raccompagner chez lui, ma voiture, un coupé, n'ayant que deux sièges. Nous avions quand même décidé d'attendre qu'il trouve un taxi. Dès qu'il en passa un, Walter me salua froidement, ignora Keira et s'en alla. Nous nous retrouvâmes, assis dans cette voiture sous une pluie battante, l'enveloppe posée sur les genoux de Keira.
– Tu ne l'ouvres pas ?
– C'est l'écriture de Max, murmura-t-elle.
– Ce type doit être télépathe !
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Je le suspecte d'avoir vu que nous étions en train de nous préparer un petit dîner en amoureux, et d'avoir attendu le moment où ta sauce était parfaitement à point, pour t'envoyer une lettre et foutre en l'air notre soirée.
– Ce n'est pas drôle...
– Peut-être, mais reconnais que si nous avions été dérangés par une de mes anciennes maîtresses, tu n'aurais pas pris la chose avec autant d'humour.
Keira passa sa main sur l'enveloppe.
– Et quelle ancienne maîtresse pourrait t'écrire ? demanda-t-elle.
– Ce n'est pas ce que j'ai dit.
– Réponds à ma question !
– Je n'ai pas d'anciennes maîtresses !
– Tu étais puceau quand nous nous sommes rencontrés ?
– Ce que je veux dire c'est qu'à la fac, moi, je n'ai couché avec aucune de mes maîtresses !
– C'est très délicat, cette petite remarque.
– Tu décachettes cette enveloppe, oui ou non ?
– Tu as dit : « dîner en amoureux », j'ai bien entendu ?
– Il est possible que j'aie dit cela.
– Tu es amoureux de moi, Adrian ?
– Ouvre cette enveloppe, Keira !
– Je vais prendre ça pour un oui. Ramène-nous chez toi et montons directement dans ta chambre. J'ai beaucoup plus envie de toi que d'une poêlée de courgettes.
– Je vais prendre ça pour un compliment ! Et cette lettre ?
– Elle attendra demain matin, et Max aussi.
Cette première soirée à Londres réveilla bien des souvenirs. Après l'amour, tu t'endormis ; les volets de la chambre étaient entrouverts ; assis, je te regardais, écoutant ta respiration paisible. Je pouvais voir sur ton dos des cicatrices que le temps n'effacerait jamais. Je les effleurais de mes doigts. La chaleur de ton corps réveilla le désir, aussi intact qu'aux premiers ébats du soir. Tu gémis, j'ôtai ma main, mais tu la rattrapas, me demandant d'une voix étouffée de sommeil pourquoi j'avais interrompu cette caresse. Je posai mes lèvres sur ta peau, mais tu t'étais déjà rendormie. Alors je t'ai confié que je t'aimais.
– Moi aussi, as-tu murmuré.
Ta voix était à peine audible, mais ces deux mots me suffirent à te rejoindre dans ta nuit.
Écrasés de fatigue, nous n'avions pas vu passer le matin, il était presque midi quand je rouvris les yeux. Ta place dans le lit était vide, je te rejoignis dans la cuisine. Tu avais passé une de mes chemises, enfilé une paire de chaussettes prise dans l'un de mes tiroirs. De ces aveux que nous nous étions faits la veille était née comme une gêne, une pudeur momentanée qui nous éloignait. Je t'ai demandé si tu avais lu la lettre de Max. Du regard, tu me l'as désignée sur la table, l'enveloppe était encore intacte. Je ne sais pas pourquoi mais à cet instant j'aurais voulu que tu ne l'ouvres jamais. Je l'aurais volontiers rangée dans un tiroir où nous l'aurions oubliée. Je ne voulais pas que cette course folle reprenne, je rêvais de passer du temps avec toi, seuls dans cette maison, sans autre raison d'en sortir que d'aller flâner le long de la Tamise, chiner chez les brocanteurs de Camden, se régaler de scones dans l'un des petits cafés de Notting Hill, mais tu as décacheté l'enveloppe et rien de tout cela n'a existé.
Tu as déplié la lettre et tu me l'as lue, peut-être pour me montrer que depuis hier, tu n'avais plus rien à me cacher.
Keira,
J'ai tristement vécu ta visite à l'imprimerie. Je crois que depuis que nous nous sommes revus aux Tuileries, les sentiments que je croyais éteints se sont à nouveau ravivés.
Je ne t'ai jamais dit combien notre séparation fut douloureuse, combien j'ai souffert de ton départ, de tes silences, de ton absence, peut-être plus encore de te savoir heureuse, insouciante de ce que nous avons été. Mais il fallait se rendre à l'évidence, si tu es une femme dont la seule présence suffit à donner plus de bonheur qu'un homme ne peut en espérer, ton égoïsme et tes absences laissent à jamais un vide. J'ai fini par comprendre qu'il est vain de vouloir te retenir, personne ne le peut ; tu aimes sincèrement, mais tu n'aimes qu'un temps. Quelques saisons de bonheur c'est déjà bien, même si le temps des cicatrices est long pour ceux que tu délaisses.
Je préfère que nous ne nous revoyions plus. Ne me donne pas de tes nouvelles, ne viens pas me rendre visite quand tu passes à Paris. Ce n'est pas ton ancien professeur qui te l'ordonne, mais l'ami qui te le demande.
J'ai beaucoup réfléchi à notre conversation. Tu étais une élève insupportable, mais je te l'ai déjà dit, tu as de l'instinct, une qualité précieuse dans ton métier. Je suis fier du parcours que tu as accompli, même si je n'y suis pour rien, n'importe quel professeur aurait détecté le potentiel de l'archéologue que tu es devenue. La théorie que tu m'as exposée n'est pas impossible, j'ai même envie d'y croire et tu approches peut-être d'une vérité dont le sens nous échappe encore. Suis la voie des Pélasges des Hypogées, qui sait si elle te mènera quelque part.
Dès que tu as quitté mon atelier, je suis rentré chez moi, j'ai rouvert des livres fermés depuis des années, ressorti mes cahiers archivés, parcouru mes notes. Tu sais combien je suis maniaque, comme tout est classé et ordonné dans mon bureau où nous avons passé de si beaux moments. J'ai retrouvé dans un carnet la trace d'un homme dont les recherches pourraient t'être utiles. Il a consacré sa vie à étudier les grandes migrations des peuples, a écrit de nombreux textes sur les Asianiques, même s'il n'en a publié que très peu, se contentant de donner des conférences dans quelques salles obscures, dont l'une où je me suis trouvé il y a longtemps. Lui aussi avait des idées novatrices sur les voyages entrepris par les premières civilisations du bassin méditerranéen. Il comptait bon nombre de détracteurs, mais dans notre domaine, qui n'en a pas ? Il y a tant de jalousie chez nos confrères. Cet homme dont je te parle est un grand érudit, j'ai pour lui un infini respect. Va le voir, Keira. J'ai appris qu'il s'était retiré à Yell, une petite île de l'archipel des Shetland à la pointe nord de l'Écosse. Il paraît qu'il y vit reclus et refuse de parler de ses travaux à quiconque, c'est un homme blessé ; mais peut-être que ton charme réussira à le faire sortir de sa tanière et à le faire parler.
Cette fameuse découverte à laquelle tu aspires depuis toujours, celle que tu rêves de baptiser de ton prénom, est peut-être enfin à ta portée. J'ai confiance en toi, tu arriveras à tes fins.
Bonne chance.
Max
Keira replia la lettre et la rangea dans son enveloppe. Elle se leva, déposa la vaisselle de son petit déjeuner dans l'évier et ouvrit le robinet.
– Tu veux que je te prépare un café ? demanda-t-elle en me tournant le dos.
Je ne répondis pas.
– Je suis désolée, Adrian.
– Que cet homme soit encore amoureux de toi ?
– Non, de ce qu'il dit de moi.
– Tu te reconnais dans la femme qu'il décrit ?
– Je ne sais pas, peut-être plus maintenant, mais sa sincérité me dit qu'il doit y avoir un fond de vérité.
– Ce qu'il te reproche c'est de trouver moins difficile de faire du mal à celui qui t'aime que d'écorner ton image.
– Toi aussi tu penses que je suis une égoïste ?
– Je ne suis pas celui qui a écrit cette lettre. Mais poursuivre sa vie en se disant que puisque l'on va bien l'autre ira bien aussi, que tout n'est qu'une question de temps, est peut-être lâche. Ce n'est pas à toi l'anthropologue que je vais expliquer le merveilleux instinct de survie de l'homme.
– Le cynisme te va mal.
– Je suis anglais, j'imagine que c'est dans mes gènes. Changeons de sujet, si tu veux bien. Je vais marcher jusqu'à l'agence de voyages, j'ai envie de prendre l'air. Tu veux aller à Yell, n'est-ce pas ?
Keira décida de m'accompagner. Le départ était fixé au lendemain. Nous ferions escale à Glasgow avant d'atterrir à Sumburgh sur l'île principale de l'archipel des Shetland. Un ferry nous conduirait ensuite à Yell.
Nos billets en poche, nous sommes allés faire un tour sur King's Road. J'ai mes habitudes dans le quartier, j'aime remonter cette grande avenue commerçante jusqu'à Sydney Street pour aller me promener ensuite dans les allées du Chelsea Farmer's Market. C'est là que nous avions donné rendez-vous à Walter. Cette longue promenade m'avait mis en appétit.
Après avoir scrupuleusement étudié le menu et passé commande d'un hamburger à deux étages, Walter se pencha à mon oreille.
– L'Académie m'a remis un chèque pour vous, l'équivalent de six mois de solde.
– En quel honneur ? demandai-je.
– Ça c'est la mauvaise nouvelle. Compte tenu de vos absences répétées, votre poste ne sera plus qu'honoraire, vous n'êtes plus titularisé.
– Je suis viré ?
– Non, pas exactement, j'ai plaidé votre cause du mieux que j'ai pu, mais nous sommes en pleine période de restrictions budgétaires et le conseil d'administration a été sommé de supprimer toutes les dépenses inutiles.
– Dois-je en conclure qu'aux yeux du conseil je suis une dépense inutile ?
– Adrian, les administrateurs ne connaissent même pas votre visage, vous n'avez pratiquement pas mis les pieds à l'Académie depuis votre retour du Chili, il faut les comprendre.
Walter afficha une mine encore plus sombre.
– Quoi encore ?
– Il faut que vous libériez votre bureau, on m'a demandé de vous faire renvoyer vos affaires chez vous, quelqu'un doit l'occuper dès la semaine prochaine.
– Ils ont déjà recruté mon remplaçant ?
– Non, ce n'est pas exactement cela, disons qu'ils ont attribué la classe qui vous était destinée à l'un de vos collègues dont l'assiduité est sans faille ; il a besoin d'un lieu où préparer ses cours, corriger ses copies, recevoir ses élèves... Votre bureau lui convient parfaitement.
– Puis-je savoir qui est ce charmant collègue qui me met à la porte pendant que j'ai le dos tourné ?
– Vous ne le connaissez pas, il n'est à l'Académie que depuis trois ans.
Je compris à la dernière phrase de Walter que l'administration me faisait payer aujourd'hui la liberté dont j'avais abusé. Walter était mortifié, Keira évitait mon regard. Je pris le chèque, bien décidé à l'encaisser dès aujourd'hui. J'étais furieux et je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même.
– Le Shamal a soufflé jusqu'en Angleterre, murmura Keira.
Cette petite allusion aigre-douce au vent qui l'avait chassée de ses fouilles éthiopiennes témoignait que la tension de notre discussion du matin n'était pas encore tout à fait retombée.
– Que comptez-vous faire ? me demanda Walter.
– Eh bien, puisque je suis au chômage, nous allons pouvoir voyager.
Keira bataillait avec un morceau de viande qui lui résistait, je crois qu'elle se serait volontiers attaquée à la porcelaine de son assiette pour ne pas participer à notre conversation.
– Nous avons eu des nouvelles de Max, dis-je à Walter.
– Max ?
– Un vieil ami de ma petite amie...
La tranche de rosbif ripa sous la lame du couteau de Keira et parcourut une distance non négligeable avant d'atterrir entre les jambes d'un serveur.
– Je n'avais pas très faim, dit-elle, j'ai pris mon petit déjeuner tard.
– C'est la lettre que je vous ai remise hier ? questionna Walter.
Keira avala une gorgée de bière de travers et toussa bruyamment.
– Mais continuez, continuez, faites comme si je n'étais pas là..., dit-elle en s'essuyant la bouche.
– Oui, c'est la lettre en question.
– Et elle a un rapport avec vos projets de voyage ? Vous allez loin ?
– Au nord de l'Écosse, dans les Shetland.
– Je connais très bien le coin, j'y passais mes vacances dans ma jeunesse, mon père nous emmenait en famille à Whalsay. C'est une terre aride, mais magnifique en été, il n'y fait jamais chaud, papa détestait la chaleur. L'hiver y est rude, mais papa adorait l'hiver, quoique nous n'y soyons jamais allés en cette saison. Sur quelle île vous rendez-vous ?
– À Yell.
– J'y suis allé aussi, à la pointe nord se trouve la maison la plus hantée du Royaume-Uni. Windhouse, c'est une ruine qui comme son nom l'indique est battue par les vents. Mais pourquoi là-bas ?
– Nous allons rendre visite à une connaissance de Max.
– Ah oui, et que fait cet homme ?
– Il est à la retraite.
– Bien sûr, je comprends, vous partez au nord de l'Écosse pour rencontrer l'ami à la retraite d'un vieil ami de Keira. La chose doit avoir un sens. Je vous trouve bien bizarres tous les deux, vous ne me cachez rien ?
– Vous saviez qu'Adrian a un caractère de merde, Walter ? demanda soudain Keira.
– Oui, répondit-il, je l'avais remarqué.
– Alors si vous le savez, nous ne vous cachons rien d'autre.
Keira me demanda de lui confier les clés de la maison, elle préférait rentrer à pied et nous laisser terminer, entre hommes, cette passionnante conversation. Elle salua Walter et sortit du restaurant.
– Vous vous êtes disputés, c'est cela ? Qu'est-ce que vous avez encore fait, Adrian ?
– Mais c'est incroyable tout de même, pourquoi est-ce que ce serait de ma faute ?
– Parce que c'est elle qui a quitté la table et pas vous, voilà pourquoi. Donc, je vous écoute, qu'est-ce que vous avez encore fait ?
– Mais rien du tout, bon sang, à part écouter stoïquement la prose amourachée du type qui lui a écrit cette lettre.
– Vous avez lu la lettre qui lui était adressée ?
– C'est elle qui me l'a lue !
– Et bien cela prouve au moins son honnêteté, et je croyais que ce Max était un ami ?
– Un ami qu'elle a eu tout nu dans son lit il y a quelques années.
– Dites donc, mon vieux, vous n'étiez pas vierge non plus quand vous l'avez rencontrée. Vous voulez que je vous rappelle ce que vous m'avez confié ? Votre premier mariage, votre docteur, votre rouquine qui servait dans un bar...
– Je n'ai jamais été avec une rouquine qui servait dans un bar !
– Ah bon ? Alors c'était moi. Peu importe, ne me dites pas que vous êtes assez stupide pour être jaloux de son passé ?
– Eh bien, je ne vous le dis pas !
– Mais enfin, bénissez ce Max au lieu de le détester.
– Je ne vois vraiment pas pourquoi.
– Mais parce que s'il n'avait pas été assez crétin pour la laisser partir, aujourd'hui, vous ne seriez pas ensemble.
Je regardai Walter, intrigué ; son raisonnement n'était pas totalement dénué de sens.
– Bon, offrez-moi un dessert et vous irez vous excuser ensuite ; qu'est-ce que vous pouvez être maladroit !
La mousse au chocolat devait être succulente, Walter me supplia de lui laisser le temps d'en prendre une autre. Je crois qu'il cherchait en fait à prolonger le moment que nous passions ensemble pour me parler de tante Elena ou plutôt pour que je lui parle d'elle. Il avait le projet de l'inviter à passer quelques jours à Londres et voulait savoir si, selon moi, elle accepterait son invitation. Je n'avais, de mémoire, jamais vu ma tante s'aventurer au-delà d'Athènes, mais plus rien ne m'étonnait et, depuis quelque temps, tout appartenait au domaine du possible. Je recommandai cependant à Walter de procéder avec délicatesse. Il me laissa lui prodiguer mille conseils et finit par me confier, presque confus, qu'il lui en avait déjà fait la demande et qu'elle lui avait répondu qu'elle rêvait de visiter Londres. Tous deux avaient prévu d'organiser ce voyage à la fin du mois.
– Alors pourquoi cette conversation puisque vous connaissez déjà sa réponse ?
– Parce que je voulais m'assurer que vous n'en seriez pas fâché. Vous êtes le seul homme de la famille, il était normal que je vous demande l'autorisation de fréquenter votre tante.
– Je n'ai pas l'impression que vous me l'ayez vraiment demandé, ou alors cela m'aura échappé.
– Disons que je vous ai sondé. Lorsque je vous ai interrogé pour savoir si j'avais mes chances, si j'avais senti la moindre hostilité dans votre réponse...
– ... vous auriez renoncé à vos projets ?
– Non, avoua Walter, mais j'aurais supplié Elena de vous convaincre de ne pas m'en vouloir. Adrian, il y a seulement quelques mois nous nous connaissions à peine, depuis je me suis attaché à vous et je ne voudrais prendre aucun risque de vous froisser, notre amitié m'est terriblement précieuse.
– Walter, lui dis-je en le regardant dans le blanc des yeux.
– Quoi ? Vous pensez que ma relation avec votre tante est inconvenante, c'est cela ?
– Je trouve merveilleux que ma tante trouve enfin, en votre compagnie, ce bonheur qu'elle a si longtemps guetté. Vous aviez raison à Hydra, si c'était vous qui aviez vingt ans de plus qu'elle, personne n'y trouverait à redire, cessons de nous embarrasser de ces préjugés hypocrites de bourgeoisie de province.
– Ne blâmez pas la province, je crains qu'à Londres on ne voie pas cela d'un très bon œil, non plus.
– Rien ne vous oblige à vous embrasser fougueusement sous les fenêtres du conseil d'administration de l'Académie... Quoique l'idée ne me déplairait pas, pour tout vous dire.
– Alors, j'ai votre consentement ?
– Vous n'en aviez pas besoin !
– D'une certaine façon, si, votre tante préférerait de beaucoup que ce soit vous qui parliez de son petit projet de voyage à votre mère... enfin, elle a précisé : à condition que vous soyez d'accord.
Mon téléphone vibra dans ma poche. Le numéro de mon domicile s'affichait sur l'écran, Keira devait s'impatienter. Elle n'avait qu'à rester avec nous.
– Vous ne décrochez pas ? demanda Walter inquiet.
– Non, où en étions-nous ?
– À la petite faveur que votre tante et moi espérons de vous.
– Vous voulez que j'informe ma mère des frasques de sa sœur ? J'ai déjà du mal à lui parler des miennes, mais je ferai de mon mieux, je vous dois bien cela.
Walter prit mes mains et les serra chaleureusement.
– Merci, merci, merci, dit-il en me secouant comme un prunier.
Le téléphone vibra à nouveau, je le laissai sur la table où je l'avais posé et me retournai vers la serveuse pour lui commander un café.
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