Londres

Nous sommes partis à la première heure. Keira titubait de sommeil. Elle se rendormit dans le taxi et je dus la secouer en arrivant à Heathrow.

– J'aime de moins en moins l'avion, dit-elle tandis que l'appareil prenait son envol.

– C'est fâcheux pour une exploratrice, tu as l'intention de gagner le Grand Nord à pied ?

– Il y a le bateau...

– En hiver ?

– Laisse-moi dormir.

Nous avions trois heures d'escale à Glasgow. J'aurais voulu emmener Keira visiter la ville, mais le temps ne s'y prêtait vraiment pas. Keira s'inquiétait du décollage dans des conditions météorologiques qui s'annonçaient de moins en moins favorables. Le ciel virait au noir, de gros nuages obscurcissaient l'horizon. D'heure en heure, une voix annonçait les retards et invitait les passagers à prendre leur mal en patience. Un orage impressionnant vint détremper la piste, la plupart des vols étaient annulés, mais le nôtre faisait partie des rares encore accrochés au tableau des départs.

– À combien tu évalues les chances que ce vieil homme nous reçoive ? demandai-je alors que la buvette fermait.

– À combien tu évalues nos chances d'arriver sains et saufs dans les Shetland ? demanda Keira.

– Je ne pense pas qu'ils nous feront courir des risques inutiles.

– Ta confiance en l'homme me fascine, répondit Keira.

L'averse s'éloignait ; profitant d'une courte accalmie, une hôtesse nous enjoignit de gagner la porte d'embarquement au plus vite. Keira s'engagea sur la passerelle à contrecœur.

– Regarde, lui dis-je en pointant un doigt par un hublot, il y a une éclaircie, nous allons passer dedans et éviter la crasse.

– Et ton éclaircie nous suivra jusqu'à l'endroit où il faudra redescendre sur terre ?

Le côté positif des turbulences qui nous secouèrent pendant les cinquante-cinq minutes que durèrent ce vol fut que Keira ne quitta pas mon bras.

Nous sommes arrivés sur l'archipel des Shetland en milieu d'après-midi, sous une pluie battante. L'agence m'avait conseillé de louer une voiture à l'aéroport. Nous parcourûmes soixante miles de route à travers des plaines où paissaient des troupeaux de moutons. Les animaux vivant en liberté, les éleveurs ont pour habitude de teindre la laine de leur bétail afin de le distinguer des élevages voisins. Cela donne à cette campagne de bien jolies couleurs qui contrastent avec le gris du ciel. À Toft, nous embarquâmes à bord du ferry qui naviguait vers Ulsta, un petit village sur la côte orientale de Yell ; le reste de l'île n'est pratiquement peuplé que de hameaux.

J'avais préparé notre voyage et une chambre nous attendait dans un Bed and Breakfast à Burravoe, le seul de l'île, je crois.

Le Bed and Breakfast en question était une ferme avec une chambre mise à disposition des rares visiteurs qui venaient se perdre ici.

Yell est l'une de ces îles du bout du monde, une lande de terre longue de trente-cinq kilomètres et large d'à peine douze. Neuf cent cinquante-sept personnes y vivent, le compte est précis, chaque naissance ou décès affecte sensiblement la démographie des lieux. Loutres, phoques gris ou sternes arctiques sont ici largement majoritaires.

Le couple d'éleveurs qui nous reçut paraissait au demeurant charmant, à ceci près que leur accent ne me permettait pas de saisir toute leur conversation. Le dîner était servi à 6 heures et à 7 heures, Keira et moi nous retrouvâmes dans notre chambre, avec deux bougies pour tout éclairage. Le vent soufflait en rafales au-dehors, les volets claquaient, les pales d'une éolienne rouillée grinçaient dans la nuit et la pluie vint battre les carreaux. Keira se blottit contre moi, mais aucune chance que nous fassions l'amour ce soir-là.

J'eus moins de regrets que nous nous soyons endormis tôt car le réveil fut rudement matinal. Bêlements de moutons, grognements de cochons, caquètements de volailles en tout genre, ne manquait au tableau que le mugissement d'une vache, mais les œufs, le bacon et le lait de brebis qui nous furent servis au petit déjeuner avaient un goût que je n'ai hélas jamais retrouvé depuis. La fermière nous demanda ce qui nous amenait ici.

– Nous sommes venus rendre visite à un anthropologue qui a pris sa retraite sur l'île, un certain Yann Thornsten, vous le connaissez ? demanda Keira.

La fermière haussa les épaules et quitta la cuisine. Keira et moi nous regardâmes, interloqués.

– Tu m'as demandé hier quelles étaient les chances que ce type nous reçoive ? Je viens de réviser mes prévisions à la baisse, lui soufflai-je.

Une fois le petit déjeuner avalé, je me dirigeai vers l'étable afin d'aller rendre visite au mari de notre fermière. Lorsque je l'interrogeai sur le dénommé Yann Thornsten, l'éleveur fit une grimace.

– Il vous attend ?

– Pas exactement, non.

– Alors il vous recevra à coups de fusil. Le Hollandais est un sale type, ni bonjour, ni au revoir, c'est un solitaire. Lorsqu'il vient au village une fois par semaine pour faire ses courses, il ne parle à personne. Il y a deux ans, la famille qui habite la ferme à côté de chez lui a eu un problème. La femme a accouché en pleine nuit et cela ne s'est pas bien passé. Il fallait aller chercher le docteur et la voiture de son mari ne voulait pas démarrer. Le gars a traversé la lande pour aller lui demander de l'aide, un kilomètre sous la pluie, le Hollandais lui a tiré dessus à la carabine. Le bébé n'a pas survécu. Je vous le dis, c'est un sale bonhomme. Il n'y aura que le curé et le menuisier le jour où on l'emmènera au cimetière.

– Pourquoi le menuisier ? demandai-je.

– Parce que c'est lui le propriétaire du corbillard, et c'est son cheval qui le tracte.

Je relatai ma conversation à Keira et nous décidâmes d'aller faire une balade le long de la côte, le temps de mettre au point une stratégie d'approche.

– Je vais y aller seule, déclara Keira.

– Et puis quoi encore, pas question !

– Il ne tirera pas sur une femme, il n'a aucune raison de se sentir menacé. Écoute, les histoires de mauvais voisinage sont légion sur les îles, cet homme n'est certainement pas le monstre que l'on nous décrit. J'en connais plus d'un qui tirerait sur une silhouette s'approchant de sa maison au beau milieu de la nuit.

– Tu as d'étranges fréquentations !

– Tu me déposes devant sa propriété et je fais le reste à pied.

– Sûrement pas !

– Il ne tirera pas sur moi, crois-moi, j'ai plus peur du vol retour que de rencontrer cet homme.

L'échange d'arguments se poursuivit le temps de la promenade. Nous marchions le long des falaises, découvrant des petites criques sauvages. Keira s'enticha d'une loutre, l'animal n'était pas farouche et semblait même s'amuser de notre présence, nous suivant à quelques mètres de distance. À force de jouer, il nous entraîna pendant plus d'une heure ; le vent était glacial, mais il ne pleuvait pas et la marche était agréable. En route, nous avons rencontré un homme qui revenait de la pêche. Nous lui avons demandé notre chemin.

Son accent était encore pire que celui de nos hôtes.

– Où allez-vous ? grommela-t-il dans sa barbe.

– À Burravoe.

– C'est à une heure de marche, derrière vous, dit-il en s'éloignant.

Keira me laissa sur place et lui emboîta le pas.

– C'est une belle région, dit-elle en le rejoignant.

– Si on veut, répondit l'homme.

– Les hivers doivent être rudes, j'imagine, poursuivit-elle.

– Vous avez beaucoup d'autres conneries de ce genre à me dire ? Je dois aller préparer mon repas.

– Monsieur Thornsten ?

– Je connais personne de ce nom, dit l'homme en accélérant le pas.

– Il n'y a pas grand monde sur l'île, j'ai du mal à vous croire.

– Croyez ce que vous voulez et foutez-moi la paix. Vous vouliez que je vous indique votre chemin, vous êtes en train de lui tourner le dos, alors faites demi-tour et vous serez dans la bonne direction.

– Je suis archéologue. Nous sommes venus de loin pour vous rencontrer.

– Archéologue ou pas, ça m'est totalement égal, je vous ai dit que je ne connaissais pas votre Thornsten.

– Je vous demande juste de me consacrer quelques heures, j'ai lu vos travaux sur les grandes migrations du paléolithique et j'ai besoin de vos lumières.

L'homme s'immobilisa et toisa Keira.

– Vous avez la tête d'une emmerdeuse et j'ai pas envie qu'on m'emmerde.

– Et vous, vous avez la tête d'un type aigri et détestable.

– Je suis bien d'accord, répondit l'homme en souriant, raison de plus pour que ni vous ni moi ne fassions connaissance. En quelle langue je dois vous dire de me laisser tranquille ?

– Essayez le hollandais ! J'imagine que peu de gens dans le coin ont un accent comme le vôtre.

L'homme tourna le dos à Keira et s'en alla. Elle le suivit et le rattrapa aussitôt.

– Faites votre tête de mule, ça m'est bien égal, je vous suivrai jusque chez vous s'il le faut. Vous ferez quoi lorsque nous arriverons devant votre porte, vous me chasserez à coups de fusil ?

– C'est les fermiers de Burravoe qui vous ont raconté ça ? Ne croyez pas toutes les saloperies que vous entendrez sur l'île, les gens s'emmerdent ici, ils ne savent plus quoi inventer.

– La seule chose qui m'intéresse, continua-t-elle, c'est ce que vous avez à me dire, et rien d'autre.

Pour la première fois, l'homme sembla s'intéresser à moi. Il ignora momentanément Keira et fit un pas dans ma direction.

– Elle est toujours aussi chiante ou j'ai droit à un traitement de faveur ?

Je n'aurais pas formulé la chose ainsi, mais je me contentai d'un sourire et lui confirmai que Keira était d'une nature assez déterminée.

– Et vous, vous faites quoi dans la vie à part la suivre ?

– Je suis astrophysicien.

Son regard changea soudain, ses yeux d'un bleu profond s'ouvrirent un peu plus grands.

– J'aime bien ça, les étoiles, souffla-t-il, elles m'ont guidé autrefois...

Thornsten regarda le bout de ses chaussures et envoya un caillou valdinguer en l'air.

– J'imagine que vous devez les aimer vous aussi, si vous faites ce métier ? reprit-il.

– Je l'imagine, répondis-je.

– Suivez-moi, j'habite au bout du chemin. Je vous offre de quoi vous désaltérer, vous me parlez un peu du ciel et ensuite vous me laissez tranquille, marché conclu ?

Nous avons échangé une poignée de main qui valait bien une promesse.

Un tapis usé sur le sol en bois, un vieux fauteuil devant la cheminée, le long d'un mur deux bibliothèques croulant sous les livres et la poussière, dans un coin un lit en fer forgé recouvert d'un vieux patchwork, une lampe et une table de nuit, voilà de quoi était composée la pièce principale de cette humble demeure. Notre hôte nous installa autour de sa table de cuisine ; il nous offrit un café noir, dont l'amertume n'avait rien à envier à la couleur. Il alluma une cigarette en papier maïs et nous regarda fixement tous les deux.

– Qu'est-ce que vous êtes venus chercher exactement ? dit-il en soufflant l'allumette.

– Des informations sur les premières migrations humaines qui ont transité par le Grand Nord pour arriver jusqu'en Amérique.

– Ces flux migratoires sont très controversés, le peuplement du continent américain est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Mais tout cela est dans les livres, vous n'aviez pas besoin de vous déplacer.

– Croyez-vous possible, reprit Keira, qu'un groupe ait pu quitter le bassin méditerranéen pour gagner le détroit de Béring et la mer de Beaufort en passant par le Pôle ?

– Sacrée balade, ricana Thornsten. Selon vous, ils auraient fait le voyage en avion ?

– Ce n'est pas la peine de le prendre de haut, je vous demande juste de répondre à ma question.

– Et à quelle époque aurait eu lieu cette épopée, d'après vous ?

– Entre quatre et cinq mille ans avant notre ère.

– Jamais entendu parler d'une telle chose, pourquoi ce moment-là en particulier ?

– Parce que c'est celui qui m'intéresse.

– Les glaces étaient bien plus formées qu'elles ne le sont aujourd'hui et l'océan plus petit ; en se déplaçant au gré des saisons favorables, oui, cela aurait été possible. Maintenant, jouons cartes sur table, vous dites avoir lu mes travaux, je ne sais pas comment vous avez réussi ce prodige car j'ai très peu publié et vous êtes bien trop jeune pour avoir assisté à l'une des rares conférences que j'ai données sur ce sujet. Si vous vous êtes vraiment penchée sur mes écrits, vous venez de me poser une question dont vous connaissiez la réponse avant de venir, puisque ce sont précisément les théories que j'ai défendues. Elles m'ont valu d'être relégué au ban de la Société des archéologues ; alors à mon tour de vous poser deux questions. Qu'est-ce que vous êtes vraiment venus chercher chez moi et dans quel but ?

Keira avala sa tasse de café cul sec.

– D'accord, dit-elle, jouons cartes sur table. Je n'ai jamais rien lu de vous, j'ignorais encore l'existence de vos travaux la semaine dernière. C'est un ami professeur qui m'a recommandé de venir vous voir, me disant que vous pourriez me renseigner sur ces grandes migrations qui ne font pas l'unanimité chez nos confrères. Mais j'ai toujours cherché là où les autres avaient renoncé. Et, aujourd'hui, je cherche un passage par lequel des hommes auraient pu traverser le Grand Nord au IVe ou Ve millénaire.

– Pourquoi auraient-ils entrepris ce voyage ? demanda Thornsten. Qu'est-ce qui les aurait poussés à risquer leur vie ? C'est la question clé, jeune fille, lorsqu'on prétend s'intéresser aux migrations. L'homme ne migre que par nécessité, parce qu'il a faim ou soif, parce qu'il est persécuté, c'est son instinct de survie qui le pousse à se déplacer. Prenez votre exemple, vous avez quitté votre nid douillet pour venir dans cette vieille baraque parce que vous aviez besoin de quelque chose, non ?

Keira me regarda, cherchant dans mes yeux la réponse à une question que je devinais. Fallait-il ou non accorder notre confiance à cet homme, prendre le risque de lui montrer nos fragments, les réunir à nouveau pour qu'il assiste au phénomène ? J'avais remarqué que, chaque fois que nous le faisions, l'intensité diminuait. Je préférai en économiser l'énergie, et faire en sorte que le moins de monde possible soit au courant de ce que nous tentions de découvrir. Je lui fis un signe de tête qu'elle comprit, elle se retourna vers Thornsten.

– Alors ? insista-t-il.

– Pour aller porter un message, répondit Keira.

– Quel genre de message ?

– Une information importante.

– Et à qui ?

– Aux magistères des civilisations établies sur chacun des grands continents.

– Et comment auraient-ils pu deviner qu'à de pareilles distances d'autres civilisations que la leur existaient ?

– Ils ne pouvaient en avoir la certitude, mais je ne connais pas d'explorateur qui sache au moment du départ ce qu'il trouvera à l'arrivée. Cependant, ceux auxquels je pense avaient croisé suffisamment de peuples différents du leur pour supposer qu'il en existait d'autres vivant sur des terres lointaines. J'ai déjà la preuve que trois voyages de ce genre furent entrepris à la même époque et sur des distances considérables. L'un vers le sud, l'autre vers l'est jusqu'en Chine, un troisième vers l'ouest. Ne reste que le nord pour confirmer ma théorie.

– Vous avez vraiment la preuve que de tels voyages ont eu lieu ? interrogea Thornsten, méfiant.

Sa voix avait changé. Il rapprocha sa chaise de Keira et posa sa main sur la table, raclant le bois du bout des ongles.

– Je ne vous mentirais pas, affirma Keira.

– Vous voulez dire, pas deux fois de suite ?

– Tout à l'heure, je voulais vous apprivoiser, on dit que vous n'êtes pas d'un abord facile.

– Je vis reclus mais je ne suis pas un animal !

Thornsten fixa Keira. Ses yeux étaient cernés de rides et son regard si profond qu'il était difficile de le soutenir ; il se leva et nous laissa seuls un instant.

– Nous parlerons ensuite de vos étoiles, je n'ai pas oublié notre marché, cria-t-il depuis le salon.

Il revint avec un long tube dont il sortit une carte qu'il déplia sur la table. Il en cala les angles récalcitrants avec nos tasses de café et un cendrier.

– Voilà, dit-il en désignant le nord de la Russie sur le grand planisphère. Si ce voyage a réellement existé, plusieurs voies s'offraient à vos messagers. L'une, en remontant par la Mongolie et la Russie pour atteindre le détroit de Béring, comme vous le suggériez. À cette époque, les peuples sumériens avaient déjà mis au point des embarcations assez robustes pour pouvoir longer la route des icebergs et atteindre la mer de Beaufort, même si rien ne prouve qu'ils y soient jamais allés. Autre route possible, en passant par la Norvège, les îles Féroé, l'Islande, puis en traversant ou en longeant la côte du Groenland, la baie de Baffin, ils auraient pu arriver en mer de Beaufort. À condition toutefois d'avoir pu survivre à des températures polaires, de s'être nourris de pêche en route, sans s'être eux-mêmes fait dévorer par les ours, mais tout est possible.

– Possible ou plausible ? insista Keira.

– J'ai défendu la thèse que de tels voyages avaient été entrepris par des hommes d'origine caucasienne plus de vingt mille ans avant notre ère ; j'ai aussi prétendu que la civilisation des Sumériens n'était pas apparue sur les rives de l'Euphrate et du Tigre simplement parce qu'ils avaient appris à entreposer l'épeautre et personne ne m'a cru.

– Pourquoi me parlez-vous des Sumériens ? demanda Keira.

– Parce que cette civilisation est l'une des premières, sinon la première, à avoir élaboré l'écriture, l'une des premières à s'être dotée d'un outil permettant aux hommes de noter leur langue. Avec l'écriture, les Sumériens ont inventé l'architecture et mis au point des bateaux dignes de ce nom. Vous cherchez les preuves d'un grand voyage ayant eu lieu il y a des millénaires, et vous espérez tomber dessus comme si, par enchantement, le petit Poucet avait semé des cailloux ? Vous êtes d'une naïveté affligeante. Quel que soit ce que vous cherchez réellement, si cela a existé, c'est dans les textes que vous en trouverez les traces. Vous voulez maintenant que je vous en dise un peu plus ou vous avez encore l'intention de m'interrompre pour ne rien dire ?

Je pris la main de Keira et la serrai dans la mienne, une façon à moi de la supplier de le laisser poursuivre son récit.

– Certains soutiennent que les Sumériens se sont sédentarisés sur l'Euphrate et le Tigre, parce que l'épeautre y poussait en abondance et qu'ils avaient appris à stocker cette céréale. Ils pouvaient conserver les récoltes qui les nourriraient pendant les saisons froides et infertiles et n'avaient plus besoin de vivre en nomades pour se procurer leur nourriture quotidienne. C'est ce que je vous expliquais, la sédentarisation témoigne que l'homme passe de l'état de survie à l'état de vie. Et, dès qu'il se sédentarise, il entreprend d'améliorer son quotidien, c'est là et seulement là que commencent à évoluer les civilisations. Qu'un incident géographique ou climatique vienne détruire cet ordre, que l'homme ne trouve plus son pain quotidien et le voilà aussitôt qui reprend la route. Exodes ou migrations, mêmes combats, même motif, celui de l'éternelle survie de l'espèce. Mais les connaissances des Sumériens étaient déjà bien trop développées pour qu'il se soit agi de simples fermiers soudainement sédentarisés. J'ai avancé la théorie selon laquelle leur civilisation remarquablement évoluée était née de la réunion de plusieurs groupes, chacun porteur de sa propre culture. Les uns venant du sous-continent indien, d'autres arrivés par la mer en longeant le littoral iranien et enfin un troisième groupe venu de l'Asie Mineure. Azov, Noire, Égée et Méditerranée, ces mers n'étaient guère éloignées les unes des autres, quand elles n'étaient pas communicantes. Ce sont tous ces migrants qui se sont unis pour fonder cette extraordinaire civilisation. Si un peuple a pu entreprendre le voyage dont vous me parlez, ce ne peut être qu'eux ! Et, si tel est le cas, alors ils l'auront raconté. Retrouvez les tablettes de ces écritures et vous aurez la preuve que ce que vous cherchez existe.

J'ai dissocié la table des mémoires..., souffla Keira à voix basse.

– Qu'est-ce que vous dites ? interrogea Thornsten.

– Nous avons retrouvé un texte qui commence par cette phrase : J'ai dissocié la table des mémoires.

– Quel texte ?

– C'est une longue histoire, mais il fut rédigé en langage guèze et non en sumérien.

– Mais que vous êtes sotte ! tempêta Thornsten en tapant du poing. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ait été retranscrit à l'époque même du périple dont vous me parlez. Vous avez étudié, oui ou merde ? Les histoires se transmettent de génération en génération, elles franchissent les frontières, les peuples les transforment et se les approprient. Ignorez-vous le nombre de ces emprunts retrouvés dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament ? Des morceaux d'histoires, volés à d'autres civilisations bien plus anciennes que le judaïsme ou le christianisme qui les ont accommodées. L'archevêque anglican James Ussher, primat d'Irlande, publia entre 1625 et 1656 une chronologie qui situait la naissance de l'Univers au dimanche 23 octobre de l'an 4004 avant Jésus-Christ, quelle belle foutaise ! Dieu avait créé le temps, l'espace, les galaxies, les étoiles, le Soleil, la Terre et les animaux, l'homme et la femme, l'enfer et le paradis. La femme créée à partir d'une côte de l'homme !

Thornsten éclata de rire. Il se leva pour aller chercher une bouteille de vin, il la déboucha, en servit trois verres et les posa sur la table. Il but le sien d'un trait et se resservit aussitôt.

– Si vous saviez le nombre de crétins qui croient encore que les hommes ont une côte de moins que les femmes, vous en ririez toute la nuit... et pourtant, cette fable est inspirée d'un poème sumérien, elle est née d'un simple jeu de mots. La Bible est truffée de ces emprunts, dont le fameux déluge et son arche de Noé, un autre conte écrit par les Sumériens. Alors, oubliez vos peuples des Hypogées, vous faites fausse route. Ils n'auront été au mieux que des relais, des rapporteurs ; seuls les Sumériens auraient pu concevoir les embarcations capables du périple dont vous me parlez, ils ont tout inventé ! Les Égyptiens ont tout copié d'eux, l'écriture dont ils se sont inspirés pour leurs hiéroglyphes, l'art naval et celui de bâtir des villes en brique. Si votre voyage a bien eu lieu, c'est là qu'il a commencé ! affirma Thornsten en désignant l'Euphrate.

Il se leva et se dirigea vers le salon.

– Restez là, je vais vous chercher quelque chose et je reviens.

Pendant le court instant où nous étions seuls dans la cuisine, Keira se pencha sur la carte et suivit du doigt le parcours du fleuve. Elle sourit et me confia à voix basse :

– Le Shamal, c'est là qu'il prend naissance, à l'endroit précis que Thornsten nous a désigné. C'est drôle d'imaginer qu'il m'a chassée de la vallée de l'Omo pour que finalement je revienne à lui.

– Le bruissement d'ailes du papillon..., répondis-je en haussant les épaules. Si le Shamal n'avait pas soufflé, nous ne serions en effet pas ici.

Thornsten reparut dans la cuisine avec une autre carte, détaillant de façon plus précise l'hémisphère Nord.

– Quelle était la réelle position des glaces à cette époque ? Quelles voies s'étaient refermées, quelles autres s'étaient ouvertes ? Tout n'est que supposition. Mais la seule chose qui confirmera votre théorie sera de retrouver des preuves de ces passages sinon au point d'arrivée, au moins à l'endroit où vos messagers se seront arrêtés. Rien ne dit qu'ils aient atteint leur but.

– Laquelle de ces deux voies prendriez-vous si vous vouliez suivre leurs traces ?

– Je crains qu'il n'en reste guère, de traces, à moins que...

– À moins que quoi ? demandai-je.

C'était la première fois que je m'autorisais à participer à cette conversation ; Thornsten se retourna vers moi, comme s'il remarquait enfin ma présence.

– Vous avez parlé d'un premier voyage accompli jusqu'en Chine, ceux qui y sont arrivés auraient pu poursuivre leur route vers la Mongolie, et, dans ce cas, le chemin le plus logique aurait été de remonter vers le lac Baïkal. De là, il leur aurait suffi de se laisser porter par la rivière Angara, jusqu'à ce qu'elle se jette dans le fleuve Ienisseï ; son estuaire se trouve en mer de Kara.

– C'était donc faisable ! s'enthousiasma Keira.

– Je vous conseille de vous rendre à Moscou. Présentez-vous à la Société des archéologues et essayez d'obtenir l'adresse d'un certain Vladenko Egorov. C'est un vieil alcoolique, qui vit reclus comme moi dans une bicoque, quelque part, je crois, autour du lac Baïkal. En vous recommandant de moi et en lui rendant les cent dollars que je lui dois depuis trente ans... il devrait vous recevoir.

Thornsten fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit un billet de dix livres sterling roulé en boule.

– Il faudra que vous m'avanciez les cent dollars... Egorov est l'un des rares archéologues russes encore en vie, du moins je l'espère, à avoir pu mener des recherches sous couvert de son gouvernement à l'époque où tout était interdit. Il a dirigé pendant quelques années la Société des archéologues et en sait beaucoup plus qu'il n'a jamais voulu l'avouer. Du temps de Khrouchtchev, il n'était pas bon de trop briller et encore moins d'avoir ses propres théories sur les origines du peuplement de la Mère Patrie. Si des fouilles ont révélé des traces du passage de vos migrants près de la mer de Kara, au IVe ou Ve millénaire, il en aura été informé. Je ne vois que lui pour vous dire si, oui ou non, vous êtes sur la bonne voie. Bon, maintenant que la nuit est tombée, s'exclama Thornsten en tapant à nouveau du poing sur la table, je vais vous prêter de quoi ne pas vous les geler et sortons. Le ciel est clair ce soir ; depuis le temps que je regarde ces fichues étoiles, il y en a quelques-unes sur lesquelles j'aimerais pouvoir enfin mettre un nom.

Il prit deux parkas au portemanteau et nous les lança.

– Enfilez ça, dès que nous en aurons fini, je nous ouvrirai des bocaux de harengs dont vous me direz des nouvelles !

On ne se dédit pas d'une promesse, encore moins lorsque l'on se trouve au bout du monde et que la seule âme qui vive à dix kilomètres à la ronde se promène à vos côtés, avec un fusil chargé.

– Ne me regardez pas comme si j'avais l'intention de vous farcir le derrière de chevrotine. Cette lande est sauvage, on ne sait jamais quels bestiaux on peut y croiser la nuit. D'ailleurs, ne vous éloignez pas de moi. Allez, regardez donc celle-ci qui scintille là-haut et dites-moi comment elle s'appelle !

Nous sommes restés un long moment à nous promener dans la nuit. De temps en temps, Thornsten tendait la main et me désignait une étoile, une constellation ou encore une nébuleuse. Je les lui nommais, y compris quelques-unes invisibles à nos yeux. Il semblait vraiment heureux, ce n'était plus tout à fait le même homme que celui que nous avions rencontré en fin d'après-midi.

Les harengs ne furent pas si mauvais, la chair des pommes de terre qu'il fit cuire dans la cendre apaisa la brûlure du sel. Au cours du dîner, Thornsten ne quitta pas Keira des yeux, il devait y avoir bien longtemps qu'une aussi jolie femme n'était entrée dans sa maison, si tant est qu'il en ait accueilli une un soir, dans cet endroit loin de tout. Un peu plus tard, devant la cheminée, tandis que nous goûtions une gnôle qui nous emporta le palais et la gorge, Thornsten se pencha à nouveau sur la carte qu'il avait étalée sur le tapis et fit signe à Keira de venir s'asseoir par terre, à côté de lui.

– Dites-moi ce que vous cherchez vraiment !

Keira ne lui répondit pas. Thornsten lui prit les mains et en regarda les paumes.

– La terre ne leur a pas fait de cadeaux.

Il tourna les siennes et les montra à Keira.

– Elles aussi ont creusé, il y a longtemps.

– Dans quel coin du monde avez-vous fouillé ? demanda Keira.

– Peu importe, c'était il y a vraiment longtemps.

Tard dans la soirée, il nous conduisit jusqu'à sa grange où il nous fit monter à bord de son pick-up. Il nous déposa à deux cents mètres de la ferme où nous dormions. Nous avons regagné notre chambre à pas de loup et à la lueur d'un briquet qu'il nous avait vendu pour cent dollars... tout rond. Un vieux Zippo qui en valait au moins le double, jura-t-il en nous souhaitant de faire bonne route.

Je venais de souffler la bougie et je tentais de me réchauffer dans ces draps glacés et humides, quand Keira se retourna vers moi pour me poser une drôle de question.

– Tu te souviens de m'avoir entendu lui parler des peuples des Hypogées ?

– Je ne sais plus, peut-être... pourquoi ?

– Parce que, avant de nous demander d'aller payer ses dettes à son vieil ami russe, il m'a dit : « Laissez tomber vos peuples des Hypogées, vous faites fausse route. » J'ai beau ressasser toute notre conversation, je suis presque certaine de ne jamais les avoir mentionnés.

– Tu as dû le faire sans t'en rendre compte. Vous avez beaucoup bavardé tous les deux.

– Tu t'es ennuyé ?

– Non, pas le moins du monde, c'est un drôle de type, plutôt passionnant. Ce que j'aurais aimé savoir, c'est pourquoi un Hollandais est venu s'exiler sur une île aussi retranchée du nord de l'Écosse.

– Moi aussi. Nous aurions dû lui poser la question.

– Je ne suis pas certain qu'il y aurait répondu.

Keira frissonna et vint se blottir contre moi. Je réfléchissais à sa question. J'avais beau revisiter sa conversation avec Thornsten, je ne revoyais pas en effet à quel moment elle avait parlé des peuples des Hypogées. Mais cette question ne semblait déjà plus la troubler, sa respiration était régulière, elle s'était endormie.

*

* *


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