Mon insolence au cours du repas m'avait attiré la sympathie de mes codétenus. Alors que je retournais dans ma cellule, encadré par deux gardes, j'eus droit à quelques tapes amicales des prisonniers qui regagnaient leurs quartiers. Mon voisin de geôle m'offrit une cigarette, ce qui devait représenter, ici, un cadeau d'une grande valeur. Je l'allumai de bonne grâce, mais, souvenir d'une infection pulmonaire récente, je fus saisi d'une quinte de toux, ce qui fit beaucoup rigoler mon nouveau camarade.
La planche de bois qui servait de literie était recouverte d'une paillasse à peine plus épaisse qu'une couverture. La douleur des coups de bâton se raviva à son contact, mais j'étais si fatigué qu'à peine allongé je m'endormis. J'avais revu Keira et son visage m'accompagna au long de cette nuit sordide.
Le matin suivant, nous fûmes réveillés par un gong qui résonna dans toute l'enceinte de la prison. Mon codétenu descendit de sa couchette. Il enfila son pantalon et ses chaussettes accrochées au montant du lit.
Un gardien ouvrit la porte de notre cellule, mon voisin prit sa gamelle et sortit dans le couloir ; le garde m'ordonna de ne pas bouger. Je compris que mon comportement de la veille m'avait interdit de cantine. La tristesse m'envahit, j'avais compté les heures pour revoir Keira au réfectoire, il me faudrait attendre.
La matinée passant, je m'inquiétai de la punition qui lui était réservée. Elle était déjà si pâle... et me voilà, moi l'athée, à genou devant mon lit, priant le bon Dieu comme un enfant, pour que Keira ait échappé au cachot.
J'entendis les voix des prisonniers dans la cour. Ce devait être l'heure de la promenade. J'en étais privé. Je restai là, rongé d'inquiétude quant au sort de Keira. Je grimpai sur un tabouret pour me hisser à la hauteur de la lucarne, espérant la voir. Les détenus marchaient en rangs, avançant vers un préau. En équilibre sur la pointe des pieds, j'ai glissé, et me suis retrouvé par terre ; le temps de me relever, la cour était vide.
Le soleil était haut dans le ciel, il devait être midi. On n'allait quand même pas me laisser crever de faim juste pour m'apprendre la discipline. Je ne comptais pas sur mon traducteur pour nous sortir de là. J'eus une pensée pour Jeanne, je l'avais appelée avant de décoller d'Athènes et lui avais promis de lui donner des nouvelles aujourd'hui. Elle comprendrait peut-être qu'il m'était arrivé quelque chose, peut-être alerterait-elle nos ambassades d'ici quelques jours.
Le moral au plus bas, j'entendis des pas dans le couloir. Un garde entra dans ma cellule et me força à le suivre. Nous traversâmes la passerelle, descendîmes les escaliers métalliques et je me retrouvai dans le bureau où l'on avait hier confisqué mes affaires. On me les rendit, me fit signer un formulaire et, sans que je comprenne ce qui m'arrivait, on me poussa dans la cour. Cinq minutes plus tard, les portes du pénitencier se refermaient derrière moi, j'étais libre. Une voiture était stationnée sur le parking visiteurs, la portière s'ouvrit et mon traducteur avança vers moi.
Je le remerciai d'avoir réussi à me faire sortir et m'excusai d'avoir douté de lui.
– Je n'y suis pour rien, me dit-il. Après que les policiers vous ont embarqué, le juge est ressorti de son bureau et m'a demandé de venir vous rechercher ici à midi. Il m'a également demandé de vous dire qu'il espérait qu'une nuit en prison vous aurait appris la politesse. Je ne fais que traduire.
– Et Keira ? demandai-je aussitôt.
– Retournez-vous, me répondit calmement mon traducteur.
Je vis les portes se rouvrir et tu es apparue. Tu portais ton baluchon à l'épaule, tu l'as posé à terre et tu as couru vers moi.
Jamais je n'oublierai ce moment où nous nous sommes enlacés devant la prison de Garther. Je te serrais si fort que tu faillis étouffer, mais tu riais et nous tournions ensemble, ivres de joie. Le traducteur avait beau tousser, trépigner, supplier pour nous rappeler à l'ordre, rien n'aurait su interrompre notre étreinte.
Entre deux baisers, je t'ai demandé pardon, pardon de t'avoir entraînée dans cette folle aventure. Tu as posé ta main sur ma bouche pour me faire taire.
– Tu es venu, tu es venu me chercher ici, as-tu murmuré.
– Je t'avais promis de te ramener à Addis-Abeba, tu te souviens ?
– C'est moi qui t'avais arraché cette promesse, mais je suis drôlement contente que tu l'aies tenue.
– Et toi, comment as-tu fait pour tenir tout ce temps ?
– Je ne sais pas, ça a été long, horriblement long, mais j'en ai profité pour réfléchir, je n'avais que ça à faire. Tu ne me ramèneras pas tout de suite en Éthiopie, parce que je crois savoir où trouver le prochain fragment et il n'est pas en Afrique.
Nous sommes montés à bord de la voiture du traducteur. Il nous a ramenés à Chengdu où nous avons pris tous les trois l'avion.
À Pékin, tu as menacé notre traducteur de ne pas quitter le pays s'il ne nous déposait pas à un hôtel où tu pourrais te doucher. Il a regardé sa montre et nous a donné une heure, rien qu'à nous.
Chambre 409. Je n'ai prêté aucune attention à la vue, je te l'ai dit, le bonheur rend distrait. Assis derrière ce petit bureau, face à la fenêtre, Pékin s'étend devant moi et je m'en fiche complètement, je ne veux rien voir d'autre que ce lit où tu te reposes. De temps en temps, tu ouvres les yeux et tu t'étires, tu me dis n'avoir jamais réalisé à quel point il est bon de se prélasser dans des draps propres. Tu serres l'oreiller dans tes bras et me le jettes à la figure, j'ai encore envie de toi.
Le traducteur doit être ivre de rage, cela fait bien plus d'une heure que nous sommes ici. Tu te lèves, je te regarde marcher vers la salle de bains, tu me traites de voyeur, je ne cherche aucune excuse. Je remarque les cicatrices dans ton dos, d'autres sur tes jambes. Tu te retournes et je comprends dans tes yeux que tu ne veux pas que l'on en parle, pas maintenant. J'entends ruisseler la douche, le bruit de l'eau me redonne des forces et t'interdit d'entendre cette toux qui revient comme un mauvais souvenir. Certaines choses ne seront plus comme avant, en Chine j'ai perdu de cette indifférence qui me rassurait tant. J'ai peur d'être seul dans cette chambre, même quelques instants, même séparé de toi par une simple cloison, mais je ne crains plus de me l'avouer, je n'ai plus peur de me lever pour aller te rejoindre et je ne crains plus de te confier tout cela.
À l'aéroport, j'ai tenu une autre promesse ; aussitôt nos cartes d'embarquement imprimées, je t'ai emmenée vers une cabine téléphonique et nous avons appelé Jeanne.
Je ne sais pas laquelle de vous deux a commencé, mais au milieu de ce grand terminal tu t'es mise à pleurer. Tu riais et sanglotais.
L'heure tourne et il faut s'en aller. Tu dis à Jeanne que tu l'aimes, que tu la rappelleras dès ton arrivée à Athènes.
Quand tu as raccroché, tu as éclaté à nouveau en sanglots et j'ai eu tant de peine à te consoler.
Notre traducteur semblait plus épuisé que nous. Nous avons franchi le contrôle des passeports, et je l'ai vu enfin soulagé. Il devait être si heureux d'être débarrassé de nous qu'il ne cessait de nous saluer par-delà la vitre.
Il faisait nuit quand nous sommes montés à bord. Tu as posé ta tête contre le hublot et tu t'es endormie avant même que l'avion décolle.
Alors que nous amorcions notre descente vers Athènes, nous avons traversé une zone de turbulences. Tu as pris ma main, tu la serrais très fort, comme si cet atterrissage t'inquiétait. Alors, pour te distraire, j'ai sorti le fragment que nous avions découvert sur l'île de Narcondam, je me suis penché vers toi et je te l'ai montré.
– Tu m'as dit que tu avais une idée de l'endroit où se trouvait l'un des autres fragments.
– Les avions sont vraiment faits pour résister à ce genre de secousses ?
– Tu n'as aucune raison de t'inquiéter. Alors, ce fragment ?
De ta main libre – l'autre serrait la mienne de plus en plus fort – tu as sorti ton pendentif. Nous avons hésité à les rapprocher et y avons renoncé au moment où un trou d'air nous en ôta l'envie.
– Je te raconterai tout ça lorsque nous serons au sol, as-tu supplié.
– Donne-moi au moins une piste ?
– Le Grand Nord, quelque part entre la baie de Baffin et la mer de Beaufort, cela fait quelques milliers de kilomètres à explorer, je t'expliquerai pourquoi, mais d'abord, tu me feras visiter ton île.
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