Pékin

Dès les formalités douanières réglées, je repris un vol en correspondance pour Chengdu.

J'y étais attendu à l'aéroport par un jeune traducteur dépêché par les autorités chinoises. Il me conduisit à travers la ville jusqu'au palais de justice. Assis sur un banc inconfortable, je passai de longues heures à attendre que le juge en charge du dossier de Keira veuille bien me recevoir. Chaque fois que je piquais du nez – je n'avais pas fermé l'œil depuis une vingtaine d'heures – mon accompagnateur me donnait un coup de coude ; chaque fois je le voyais soupirer pour me faire comprendre qu'il trouvait inacceptable ma conduite en ces lieux. En fin d'après-midi, la porte devant laquelle nous patientions s'ouvrit enfin. Un homme de forte corpulence sortit du bureau, une pile de dossiers sous le bras, sans m'accorder la moindre attention. Je me levai d'un bond et lui courus après, au grand dam de mon traducteur qui ramassa ses affaires à la hâte et se précipita derrière moi.

Le juge s'arrêta pour me toiser, comme si j'étais un animal étrange. Je lui expliquai le but de ma visite, il était convenu que je lui présente le passeport de Keira pour qu'il invalide le jugement prononcé à son encontre et signe sa levée d'écrou. Le traducteur officiait du mieux possible, sa voix mal assurée trahissait combien il redoutait l'autorité de celui à qui je m'adressais. Le juge était impatient. Je n'avais pas rendez-vous et il n'avait pas de temps à me consacrer. Il partait le lendemain à Pékin, où il avait été muté, et il avait encore beaucoup de travail.

Je lui barrai le passage et, la fatigue n'aidant pas, je perdis un peu mon calme.

– Vous avez besoin d'être cruel et indifférent pour vous faire respecter ? Rendre la justice ne vous suffit pas ? demandai-je au juge.

Mon traducteur changea de couleur. Sa pâleur était inquiétante, il bafouilla, refusa catégoriquement de traduire mes propos et m'entraîna à l'écart.

– Vous avez perdu la raison ? Savez-vous à qui vous vous adressez ? Si je traduis ce que vous venez de dire, c'est nous qui dormirons ce soir en prison.

Je me fichais bien de ces mises en garde, je le repoussai et repartis en courant vers le juge qui nous avait faussé compagnie. À nouveau, je me plaçai devant son chemin.

– Ce soir, quand vous déboucherez une bonne bouteille de champagne pour célébrer votre promotion, dites à votre épouse que vous êtes devenu un personnage si puissant, si important, que le sort d'une innocente n'a plus de raison de venir inquiéter votre conscience. Pendant que vous vous régalerez de petits-fours, ayez une pensée pour vos enfants, parlez-leur du sens de l'honneur, de la morale, de la respectabilité, du monde que leur père leur léguera, un monde où des femmes innocentes peuvent croupir en prison parce que des juges ont mieux à faire que de rendre la justice, dites tout cela de ma part à votre famille, j'aurai l'impression de participer un peu à la fête, et Keira aussi !

Cette fois, mon traducteur me tira de force, me suppliant de me taire. Pendant qu'il me sermonnait, le juge nous regarda et s'adressa enfin à moi.

– Je parle couramment votre langue, j'ai étudié à Oxford. Votre traducteur n'a pas tort, vous manquez certainement d'éducation, mais non d'un certain toupet.

Le juge regarda sa montre.

– Donnez-moi ce passeport et attendez ici, je vais m'occuper de vous.

Je lui tendis le document qu'il m'arracha des mains avant de repartir d'un pas pressé vers son bureau. Cinq minutes plus tard, deux policiers surgissaient dans mon dos ; j'eus à peine le temps de me rendre compte de leur présence que j'étais menotté et emmené manu militari. Mon traducteur, dans tous ses états, me suivit, jurant de prévenir mon ambassade dès le lendemain. Les policiers lui ordonnèrent de s'éloigner, j'échouai à bord d'une fourgonnette où l'on m'avait poussé sans ménagement. Trois heures d'une route cahoteuse, et j'arrivai dans la cour de la prison de Garther qui n'avait rien des grandeurs du monastère que j'avais imaginé dans mes pires cauchemars.

On me confisqua mon sac, ma montre, la ceinture de mon pantalon. Libéré de mes menottes, je fus conduit sous bonne escorte jusqu'à une cellule où je fis la connaissance de mon codétenu. Il devait avoir une bonne soixantaine d'années, totalement édenté, pas l'ombre d'un chicot sur ses mâchoires. J'aurais bien voulu savoir quel crime il avait commis pour être enfermé ici, mais la conversation s'annonçait difficile. Il occupait la couchette supérieure, je pris donc celle du bas, ce qui m'était égal, jusqu'à ce que je voie un rat bien gras se balader dans le couloir. J'ignorais le sort qui m'était réservé, mais Keira et moi étions réunis dans ce bâtiment et cette pensée me permit de tenir bon dans cet établissement, dont la seule étoile était rouge et cousue sur la casquette des matons.

Une heure plus tard, on ouvrit la porte, je suivis mon compagnon de cellule, emboîtant le pas à une longue file de prisonniers, qui descendaient en rythme l'escalier menant au réfectoire. Nous arrivâmes dans une immense salle où la pâleur de ma peau fit sensation. Les taulards attablés m'observèrent, j'imaginais le pire, mais après s'être amusés de moi, chacun d'eux replongea le nez dans son assiette. Le bouillon, où flottaient du riz et un rogaton de viande, m'invita au régime, sans regret. Profitant que toutes les têtes étaient baissées, je regardai vers la longue grille nous séparant de la partie du réfectoire où dînaient les femmes. Mon cœur se mit à battre plus fort, Keira devait se trouver quelque part au milieu des rangées de prisonnières qui soupaient à quelques mètres de nous. Comment la prévenir de ma présence sans me faire repérer par les gardes ? Parler était interdit, mon voisin de table avait fait les frais d'un coup de badine sur la nuque pour avoir demandé à son voisin de lui passer la salière. J'envisageai la punition dont j'hériterais, mais, n'y tenant plus, je me dressai d'un bond, criai « Keira » au beau milieu du réfectoire et me rassis aussitôt.

Plus un tintement de couverts, plus un bruit de mastication. Les matons scrutèrent la salle, sans bouger. Aucun d'eux n'avait réussi à localiser celui qui avait osé enfreindre la règle. Ce silence de plomb dura quelques instants et j'entendis soudain une voix familière appeler « Adrian ».

Tous les prisonniers tournèrent la tête vers les prisonnières et toutes les prisonnières regardèrent en direction des prisonniers, même les gardiens et gardiennes firent de même ; de chaque côté de la grande salle, on s'observait.

Je me levai, avançai vers la grille, toi aussi. De table en table, nous marchions l'un vers l'autre, dans le plus grand silence.

Les gardes étaient si stupéfaits qu'aucun ne bougea.

Les prisonniers crièrent « Keira » en chœur, les prisonnières leur répondirent « Adrian » à l'unisson.

Tu n'étais plus qu'à quelques mètres. Tu avais une mine de papier, tu pleurais, moi aussi. Nous nous approchâmes de la grille, si forts de cet instant tant attendu qu'aucun de nous ne se souciait du bâton qui guettait. Nos mains se joignirent à travers les barreaux, nos doigts enlacés, je collai mon visage à la grille et ta bouche se posa sur la mienne. Je t'ai dit « Je t'aime » dans la cantine d'une prison chinoise, tu as murmuré que tu m'aimais aussi. Et puis tu m'as demandé ce que je faisais là. Je venais te libérer. « Depuis l'intérieur de la prison ? » m'as-tu répondu. Il est vrai que, sous l'empire de l'émotion, je n'avais pas réfléchi à ce détail. Je n'ai pas eu le temps d'y penser, un coup derrière la cuisse me fit plier les genoux, un second sur les reins me plaqua au sol. On t'emmena de force, tu hurlais mon nom ; on m'emmena, je hurlais le tien.

*

* *


Загрузка...