Vackeers relisait un courrier. On frappa deux petits coups à la porte ; n'attendant aucune visite, il ouvrit machinalement le tiroir de son bureau et y glissa la main. Ivory entra, la mine sombre.
– Vous auriez pu me faire savoir que vous étiez en ville, j'aurais envoyé une voiture vous chercher à l'aéroport.
– J'ai pris le Thalys, j'avais de la lecture en retard.
– Je n'ai rien fait préparer à dîner, reprit Vackeers en refermant discrètement le tiroir.
– Je vois que vous êtes toujours aussi serein, souffla Ivory.
– Je reçois peu de visites au palais et encore moins sans en avoir été prévenu. Allons souper, nous irons jouer ensuite.
– Je ne suis pas venu pour croiser le fer aux échecs, mais pour vous parler.
– Quel ton sérieux ! Vous avez l'air bien préoccupé, mon ami.
– Pardonnez-moi d'arriver ainsi sans m'être annoncé, mais j'avais mes raisons et je souhaiterais m'en entretenir avec vous.
– Je connais une table discrète dans un restaurant, non loin d'ici ; je vous y emmène, nous discuterons en marchant.
Vackeers enfila sa gabardine. Ils traversèrent la grande salle du palais de Dam ; en passant sur le gigantesque planisphère gravé dans le sol en marbre, Ivory s'arrêta pour regarder la carte du monde dessinée sous ses pieds.
– Les recherches vont reprendre, dit-il solennellement à son ami.
– Ne me dites pas que vous en êtes surpris, il me semble que vous avez tout fait pour cela.
– J'espère ne pas avoir à le regretter.
– Pourquoi cet air sinistre ? Je ne vous reconnais pas, vous d'ordinaire si heureux de bousculer l'ordre établi. Vous allez provoquer une belle pagaille, vous devriez être aux anges. Je me demande d'ailleurs ce qui vous motive le plus dans cette aventure, découvrir la vérité sur l'origine du monde ou prendre votre revanche sur certaines personnes qui vous ont blessé dans le passé ?
– J'imagine qu'au début c'était un peu des deux, mais je ne suis plus seul dans cette quête et ceux que j'ai impliqués ont risqué leur vie et la risquent encore.
– Et cela vous effraie ? Alors vous avez pris un sacré coup de vieux ces derniers temps.
– Je ne suis pas effrayé mais confronté à un dilemme.
– Ce n'est pas que ce somptueux hall me déplaise, mon cher, mais je trouve que nos voix y résonnent un peu trop pour une conversation de ce genre. Sortons, si vous le voulez bien.
Vackeers avança vers l'extrémité ouest de la salle jusqu'à une porte dérobée dans le mur en pierre et descendit un escalier conduisant aux sous-sols du palais de Dam. Il guida Ivory le long des passerelles en bois qui surplombaient le canal souterrain. L'endroit était humide, la marche parfois glissante.
– Faites attention où vous mettez les pieds, je ne voudrais pas que vous tombiez dans cette eau sale et froide. Suivez-moi, poursuivit Vackeers en allumant une lampe torche.
Ils passèrent devant le madrier où un rivet commandait un mécanisme que Vackeers actionnait quand il voulait rejoindre la salle informatique. Il ne s'y arrêta pas et poursuivit son chemin.
– Voilà, dit-il à Ivory, encore quelques pas et nous aboutirons dans une courette. Je ne sais pas si on a pu vous voir entrer dans le palais, mais soyez assuré que personne ne vous verra en ressortir.
– Quel étrange labyrinthe, je ne m'y ferai jamais.
– Nous aurions pu prendre le passage vers la Nouvelle Église, mais il est encore plus humide et nous aurions eu les pieds trempés.
Vackeers poussa une porte, quelques marches, et ils se retrouvèrent à l'air libre. Un vent glacial les saisit, Ivory releva le col de son manteau. Les deux vieux amis remontèrent à pied Hoogstraat, la rue qui longe le canal.
– Alors, qu'est-ce qui vous inquiète ? reprit Vackeers.
– Mes deux protégés se sont retrouvés.
– C'est plutôt une bonne nouvelle. Après le coup pendable que nous avons joué à Sir Ashton, nous devrions fêter l'événement au lieu d'afficher ces mines d'enterrement.
– Je doute qu'Ashton en reste là.
– Vous y êtes allé un peu fort en le provoquant chez lui, je vous avais suggéré plus de discrétion.
– Nous n'avions pas le temps, il fallait que la jeune archéologue retrouve la liberté au plus vite. Elle avait suffisamment croupi derrière des barreaux.
– Ces barreaux avaient le mérite de la tenir hors de portée d'Ashton et par conséquence de protéger aussi votre astrophysicien.
– Ce dingue s'en est également pris à lui.
– En avez-vous la preuve ?
– J'en suis certain, il l'a fait empoisonner ! J'ai vu de grandes quantités de belladone dans les allées de la propriété d'Ashton. Le fruit de cette plante provoque de graves complications pulmonaires.
– Je suis certain que beaucoup de gens ont de la belladone qui pousse dans leur campagne sans être pour autant des empoisonneurs en série.
– Vackeers, nous savons tous les deux de quoi cet homme est capable, j'ai peut-être agi de façon impétueuse, mais pas sans discernement, je pensais sincèrement...
– Vous pensiez qu'il était temps que vos recherches reprennent ! Écoutez-moi, Ivory, je comprends vos motifs, mais poursuivre vos travaux n'est pas sans danger. Si vos protégés se remettent en quête d'un nouveau fragment, je serai tenu d'en informer les autres. Je ne peux prendre indéfiniment le risque de me voir accuser de trahison.
– Pour l'instant, Adrian a fait une sale rechute, Keira et lui se reposent en Grèce.
– Souhaitons que ce repos dure le plus longtemps possible.
Ivory et Vackeers empruntèrent un pont qui enjambait le canal. Ivory s'y arrêta et s'accouda à la balustrade.
– J'aime cet endroit, soupira Vackeers, je crois que c'est celui que je préfère de tout Amsterdam. Regardez comme les perspectives y sont belles.
– J'ai besoin de votre aide, Vackeers, je vous sais fidèle et je ne vous demanderai jamais de trahir le groupe, mais, comme par le passé, des alliances se formeront tôt ou tard. Sir Ashton comptera ses ennemis...
– Vous aussi vous les compterez, et comme vous ne siégez plus autour de la table vous souhaiteriez que je sois votre porte-parole, celui qui convaincra le plus grand nombre, c'est bien ce que vous attendez de moi ?
– Cela et un peu plus encore, soupira Ivory.
– Quoi d'autre ? s'étonna Vackeers.
– J'ai besoin d'avoir accès à des moyens dont je ne dispose plus.
– Quel genre de moyens ?
– Votre ordinateur, pour accéder au serveur.
– Non, je ne suis pas d'accord, nous nous ferions repérer aussitôt et je serais compromis.
– Pas si vous acceptiez de brancher un petit objet derrière votre terminal.
– Quel genre d'objet ?
– Un appareil qui permet d'ouvrir une liaison aussi discrète qu'indétectable.
– Vous sous-estimez le groupe. Les jeunes informaticiens qui y travaillent sont recrutés parmi les meilleurs, ce sont même pour certains d'anciens hackers redoutables.
– Tous deux nous jouons mieux aux échecs que n'importe quel jeune d'aujourd'hui, faites-moi confiance, dit Ivory en tendant un petit boîtier à Vackeers.
Vackeers regarda l'objet avec un certain dégoût.
– Vous voulez me mettre sur écoute ?
– Je veux juste me servir de votre code pour accéder au réseau, je vous assure que vous ne risquez rien.
– Si l'on me suspecte, je risque d'être arrêté et traduit en justice.
– Vackeers, puis-je ou non compter sur vous ?
– Je vais réfléchir à ce que vous me demandez, et je vous ferai connaître ma réponse dès que j'aurai pris ma décision. Votre petite histoire m'a ôté tout appétit.
– Je n'avais pas très faim non plus, confia Ivory.
– Tout cela en vaut-il vraiment la peine ? Quelles sont leurs chances d'aboutir, le savez-vous seulement ? demanda Vackeers en soupirant.
– Seuls, ils n'en ont guère, mais si je mets à leur disposition les informations que j'ai accumulées en trente années de recherches, alors il n'est pas impossible qu'ils découvrent les fragments manquants.
– Parce que vous avez une idée de l'endroit où ils se trouvent ?
– Vous voyez, Vackeers, il y a peu, vous doutiez même de leur existence et, aujourd'hui, vous vous souciez de l'endroit où ils sont cachés.
– Vous n'avez pas répondu à ma question.
– Je crois que c'est tout le contraire.
– Alors où sont-ils ?
– Le premier fut découvert au centre, le deuxième au sud, le troisième à l'est, je vous laisse deviner où pourraient être les deux derniers. Réfléchissez à ma requête, Vackeers, je sais qu'elle n'est pas anodine et qu'elle vous coûte, mais je vous l'ai dit, j'ai besoin de vous.
Ivory salua son ami et s'éloigna ; Vackeers lui courut après.
– Et notre partie d'échecs, vous ne comptez pas partir comme ça ?
– Vous pouvez nous préparer une petite collation chez vous ?
– Je dois avoir du fromage et quelques toasts.
– Alors avec un verre de bon vin, cela fera l'affaire et préparez-vous à perdre, vous me devez une revanche !
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