« Chacun de nous a en lui un peu de Robinson
avec un nouveau monde à découvrir
et un Vendredi à rencontrer. »
Eléonore WOOLFIELD
« Cette histoire est vraie,
puisque je l'ai inventée. »
Boris VIAN
Je m'appelle Walter Glencorse, je suis gestionnaire à l'Académie royale des sciences de Londres. J'ai rencontré Adrian il y a un peu moins d'un an alors que ce dernier était rapatrié d'urgence en Angleterre du site astronomique d'Atacama au Chili, où il explorait le ciel à la recherche de l'étoile originelle.
Adrian est un astrophysicien de grand talent, et au fil des mois nous sommes devenus de véritables amis.
Parce qu'il ne rêvait que d'une seule chose, poursuivre ses travaux sur l'origine de l'Univers, et parce que je me trouvais dans une situation professionnelle embarrassante, ma gestion budgétaire étant désastreuse, je l'ai convaincu de se présenter devant les membres d'une fondation scientifique qui organisait, à Londres, un concours généreusement doté.
Nous avons révisé la présentation de son projet des semaines entières au cours desquelles une belle amitié s'est nouée entre lui et moi, mais j'ai déjà dit que nous étions amis, n'est-ce pas ?
Nous n'avons pas gagné ce concours et le prix fut attribué à une jeune femme, une archéologue aussi impétueuse que déterminée. Elle menait une campagne de fouilles dans la vallée de l'Omo en Éthiopie lorsqu'une tempête de sable détruisit son campement et la força à rentrer en France.
Le soir où tout a commencé, elle aussi se trouvait à Londres dans l'espoir de remporter la dotation et de repartir en Afrique poursuivre ses recherches sur l'origine de l'humanité.
Les hasards de la vie sont étranges, Adrian avait rencontré dans le passé cette jeune archéologue, Keira ; ils avaient vécu un amour d'été mais ne s'étaient jamais revus depuis.
L'une fêtait sa victoire, l'autre son échec, ils passèrent la nuit ensemble et Keira repartit au matin, laissant à Adrian le souvenir ravivé d'une ancienne idylle et un étrange pendentif ramené d'Afrique ; une sorte de pierre trouvée dans le cratère d'un volcan par un petit garçon éthiopien, Harry, que Keira avait recueilli et auquel elle s'était profondément attachée.
Après le départ de Keira, Adrian découvrit, par une nuit d'orage, des propriétés étonnantes à ce pendentif. Lorsqu'une source de lumière vive, comme la foudre par exemple, le traverse, il projette des millions de petits points lumineux.
Adrian ne tarda pas à comprendre de quoi il s'agissait. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces points correspondaient à une carte de la voûte céleste ; mais pas n'importe laquelle, un fragment du ciel, une représentation des étoiles telles qu'elles se trouvaient au-dessus de la Terre il y a de cela quatre cents millions d'années.
Fort de cette découverte extraordinaire, Adrian partit retrouver Keira dans la vallée de l'Omo.
Hélas, Adrian et Keira n'étaient pas seuls à s'intéresser à cet étrange objet. Lors d'un séjour à Paris où elle rendait visite à sa sœur, Keira fit la connaissance d'un vieux professeur d'ethnologie, un certain Ivory. Cet homme me contacta et finit par me convaincre de la façon la plus vile, je l'avoue, à encourager Adrian à poursuivre ses recherches.
En échange de mes services, il me remit une petite somme d'argent et me promit de faire une généreuse donation à l'Académie si Adrian et Keira aboutissaient dans leurs travaux. J'ai accepté ce marché. J'ignorais alors qu'Adrian et Keira avaient à leurs trousses une organisation secrète qui, à l'opposé d'Ivory, ne voulait à aucun prix qu'ils atteignent leur but et découvrent d'autres fragments.
Car Keira et Adrian, éclairés par ce vieux professeur, apprirent vite que l'objet trouvé dans l'ancien volcan n'était pas unique en son genre. Quatre ou cinq autres semblables se trouvaient quelque part sur cette planète. Ils prirent la décision de les retrouver.
Cette quête les entraîna d'Afrique en Allemagne, d'Allemagne en Angleterre, d'Angleterre à la frontière du Tibet, puis, volant clandestinement au-dessus de la Birmanie, jusqu'à l'archipel d'Andaman, où Keira déterra sur l'île de Narcondam une seconde pierre comparable à la sienne.
Sitôt les deux fragments réunis, un étrange phénomène se produisit : ils s'attirèrent comme deux aimants, prirent une couleur d'un bleu inouï et se mirent à scintiller de mille éclats. Encore plus motivés par cette nouvelle découverte, Adrian et Keira repartirent en Chine, en dépit des avertissements et menaces que leur adressait l'organisation secrète.
Parmi ses membres, qui tous se font appeler par un nom de grande ville, un Lord anglais, Sir Ashton, fait cavalier seul, décidé coûte que coûte à mettre un terme au voyage de Keira et d'Adrian.
Qu'ai-je fait en les poussant à continuer ? Pourquoi n'ai-je pas compris le message lorsqu'un prêtre fut assassiné sous nos yeux ? Pourquoi n'ai-je pas réalisé la gravité de la situation, pourquoi n'ai-je pas dit alors au professeur Ivory de se débrouiller sans moi ? Comment n'ai-je pas prévenu Adrian qu'il était manipulé par ce vieil homme... et par moi, qui me dis être son ami.
Alors qu'ils s'apprêtaient à quitter la Chine, Adrian et Keira furent victimes d'un terrible attentat. Sur une route de montagne, une voiture précipita leur 4 × 4 dans un ravin. Il s'abîma dans les eaux de la rivière Jaune. Adrian fut sauvé de la noyade par des moines qui se trouvaient sur la berge au moment de l'accident, mais le corps de Keira ne réapparut pas.
Rapatrié de Chine après sa convalescence, Adrian refusa de reprendre son travail à Londres. Meurtri par la disparition de Keira, il alla trouver refuge dans sa maison d'enfance sur la petite île grecque d'Hydra. Adrian est né de père anglais et de mère grecque.
Trois mois passèrent. Pendant qu'il souffrait de l'absence de celle qu'il aimait, je rongeais mon frein, fou de culpabilité, lorsque je reçus à l'Académie un colis envoyé anonymement de Chine à son intention.
À l'intérieur, se trouvaient les affaires que Keira et lui avaient abandonnées dans un monastère et une série de photos sur lesquelles je reconnus aussitôt Keira. Elle portait au front une étrange cicatrice. Une cicatrice que je n'avais jamais vue jusque-là. J'en informai Ivory, qui finit par me convaincre qu'il s'agissait peut-être d'une preuve que Keira avait survécu.
Cent fois, j'ai voulu me taire, laisser Adrian en paix ; mais comment lui cacher pareille chose ?
Alors, je me suis rendu à Hydra et, à nouveau à cause de moi, Adrian, plein d'espoir, s'envola pour Pékin.
Si j'écris ces lignes, c'est avec l'intention de les remettre un jour à Adrian, lui faisant ainsi l'aveu de ma culpabilité. Je prie chaque soir qu'il puisse les lire et me pardonner le mal que je lui ai fait.
À Athènes, ce 25 septembre,
Walter Glencorse
Gestionnaire à l'Académie royale des sciences.
Cahier d'Adrian
Chambre 307. La première fois que j'ai dormi ici, je n'avais prêté aucune attention à la vue, j'étais heureux à l'époque et le bonheur rend distrait. Je suis assis devant ce petit bureau, face à la fenêtre, Pékin s'étend devant moi et je ne me suis jamais senti aussi perdu de ma vie. La seule idée de tourner la tête vers le lit m'est insupportable. Ton absence est entrée en moi comme une petite mort qui ne cesse de creuser son chemin. Une taupe dans le ventre. J'ai bien tenté de l'anesthésier en arrosant copieusement mon petit déjeuner de baijiu, mais même l'alcool de riz n'y fait rien.
Dix heures d'avion sans fermer l'œil, il faut que je dorme avant de prendre la route. Quelques instants d'inconscience, c'est tout ce que je demande, un moment d'abandon où je ne verrai plus défiler ce que nous avons vécu ici.
Tu es là ?
Tu m'avais posé cette question à travers la porte de la salle de bains, c'était il y a quelques mois. Je n'entends plus aujourd'hui que le clapotis des gouttes d'eau qui fuient d'une robinetterie usée et claquent contre la faïence d'un lavabo défraîchi.
Je repousse la chaise, enfile un pardessus et quitte l'hôtel. Un taxi me dépose dans le parc de Jingshan. Je traverse la roseraie et emprunte le pont de pierre qui enjambe un bassin.
Je suis heureuse d'être ici.
Je l'étais aussi. Si seulement j'avais su vers quel destin nous nous précipitions, inconscients, épris de découvertes. Si l'on pouvait figer le temps, je l'arrêterais à ce moment précis. Si l'on pouvait revenir en arrière, c'est là que je retournerais...
Je suis revenu à l'endroit où j'avais formé ce vœu, devant ce rosier blanc, dans une allée du parc de Jingshan. Mais le temps ne s'est pas arrêté.
J'entre dans la Cité interdite par la porte nord et me dirige à travers les allées, avec quelques souvenirs de toi pour seuls guides.
Je cherche un banc de pierre près d'un grand arbre, un récif singulier où, il n'y a pas si longtemps, avait pris place un couple de très vieux Chinois. Peut-être qu'en les retrouvant je connaîtrais un certain apaisement, j'avais cru lire dans leur sourire la promesse d'un avenir pour nous deux ; peut-être riaient-ils simplement du sort qui nous attendait.
J'ai fini par trouver ce banc, inoccupé. Je m'y suis allongé. Les branches d'un saule se balancent dans le vent et leur danse indolente me berce. Les yeux fermés, ton visage m'apparaît intact et je m'endors.
Un policier me réveille, me priant de quitter les lieux. La nuit tombe, les visiteurs ne sont plus les bienvenus.
De retour à l'hôtel, je retrouve ma chambre. Les lumières de la ville repoussent l'obscurité. J'ai arraché la couverture du lit, l'ai étendue à même le sol et m'y suis blotti. Les phares des voitures dessinent de drôles de motifs au plafond. À quoi bon perdre davantage de temps, je ne dormirai plus.
J'ai pris mon bagage, réglé ma note à la réception et récupéré mon véhicule dans le parking.
Le GPS de bord m'indique la direction de Xi'an. À l'approche des villes industrielles, la nuit s'efface et reparaît dans la noirceur des campagnes.
Je me suis arrêté à Shijiazhuang pour faire un plein de carburant, sans acheter de nourriture. Tu m'aurais traité de lâche, tu n'aurais peut-être pas eu tort, mais je n'ai pas faim alors pourquoi tenter le diable.
Cent kilomètres plus tard, je repère le petit village abandonné au sommet d'une colline. J'emprunte le chemin cabossé, décidé à aller y regarder le soleil se lever sur la vallée. On dit que les lieux conservent la mémoire des instants vécus par ceux qui s'y sont aimés, c'est peut-être une lubie, mais j'ai besoin d'y croire ce matin-là.
Je parcours les ruelles fantômes et dépasse l'abreuvoir de la place principale. La coupe que tu avais trouvée dans les ruines du temple confucéen a disparu. Tu l'avais prédit, quelqu'un l'a emportée et a dû en faire ce que bon lui semblait.
Je m'assieds sur un rocher au bord de la falaise et je guette le jour, il est immense ; puis je reprends la route.
La traversée de Linfen est aussi nauséabonde qu'au cours du premier voyage, un nuage de pollution âcre me brûle la gorge. Je prends dans ma poche le morceau d'étoffe avec lequel tu nous avais confectionné des masques de fortune. Je l'ai retrouvé dans les affaires que l'on m'a réexpédiées en Grèce ; nulle trace de ton parfum n'y subsiste, mais en le posant sur ma bouche, je revois chacun de tes gestes.
En traversant Linfen tu t'étais plainte :
C'est infernal cette odeur...
... mais tout t'était prétexte à râler. À présent, je voudrais encore entendre tes reproches.
C'est alors que nous passions par ici que tu t'étais piqué le doigt en fouillant ton bagage et avais découvert un micro caché dans ton sac. J'aurais dû prendre, ce soir-là, la décision de rebrousser chemin ; nous n'étions pas préparés à ce qui nous attendait, nous n'étions pas des aventuriers, seulement deux scientifiques qui se comportaient comme des gamins inconscients.
La visibilité est toujours aussi mauvaise, et il me faut chasser ces mauvaises pensées pour me concentrer sur la route.
Je me souviens, en sortant de Linfen, je m'étais rangé sur le bas-côté et m'étais contenté de me débarrasser du micro, sans me soucier du danger qu'il représentait, seulement préoccupé par cette intrusion dans notre intimité. C'était là que je t'avais fait l'aveu que je te désirais, là que je m'étais refusé à te dire tout ce que j'aimais en toi, par pudeur plus que par jeu.
Je me rapproche de l'endroit où l'accident s'est produit, là où des assassins nous ont poussés dans un ravin, et mes mains tremblent.
Tu devrais le laisser nous doubler.
La moiteur perle à mon front.
Ralentis, Adrian, je t'en supplie.
Les yeux me piquent.
Ce n'est pas possible, ils en ont après nous.
Tu es attachée ?
Et tu avais répondu oui à cette question en forme d'injonction. Le premier choc nous avait projetés en avant. Je revois tes doigts serrer la dragonne, si fort que tes phalanges en ont pâli. Combien de coups de pare-chocs avons-nous reçus avant que les roues ne viennent heurter le parapet, avant que nous ne glissions dans l'abîme ?
Je t'ai embrassée alors que les eaux de la Rivière Jaune nous submergeaient, j'ai plongé mes yeux dans les tiens alors que nous nous noyions, je suis resté avec toi jusqu'au dernier instant, mon amour.
Les lacets s'enchaînent, à chaque virage je m'efforce de contrôler des gestes trop nerveux, de ramener la voiture dans le droit chemin. Ai-je dépassé l'embranchement où un petit sentier mène jusqu'au monastère ? Depuis mon départ pour la Chine ce lieu occupe toutes mes pensées. Le lama qui nous y avait accueillis est ma seule connaissance en ces terres étrangères. Qui, sinon lui, pourra me fournir une piste pour te retrouver, me donner une information qui viendra conforter le mince espoir que tu sois en vie ? Une photo de toi avec une cicatrice au front, ce n'est pas grand-chose, un petit bout de papier que je sors de ma poche cent fois par jour. Je reconnais sur ma droite l'entrée du chemin. J'ai freiné trop tard, la voiture dérape et je fais marche arrière.
Les roues du 4 × 4 s'enfoncent dans la boue automnale. Il a plu toute la nuit. Je me range à l'entrée d'un sous-bois et continue à pied. Si mes souvenirs sont intacts, je traverserai un gué et grimperai le flanc d'une seconde colline ; au sommet, j'apercevrai alors le toit du monastère.
Il m'a fallu une petite heure de marche pour y arriver. En cette saison, le ruisseau est plus haut et le franchir n'a pas été une mince affaire. De grosses pierres rondes dépassaient à peine des eaux tumultueuses, leur surface était glissante. Si tu m'avais vu en équilibre dans cette position peu élégante, je devine que tu te serais moquée de moi.
Cette pensée me donne le courage de continuer.
La terre grasse colle sous mes pas et j'ai la sensation de reculer plus que d'avancer. Bien des efforts sont nécessaires pour atteindre le sommet. Trempé, boueux, je dois avoir l'apparence d'un vagabond et je m'interroge sur l'accueil que me réserveront les trois moines qui viennent à ma rencontre.
Sans un mot, ils m'enjoignent de les suivre. Nous arrivons devant la porte du monastère et celui qui n'a cessé de vérifier en chemin que je ne leur faussais pas compagnie me conduit dans une petite salle. Elle ressemble à celle où nous avons dormi. Il m'invite à m'asseoir, remplit une écuelle d'eau claire, s'agenouille devant moi, me lave les mains, les pieds et le visage. Puis il m'offre un pantalon en lin, une chemise propre et quitte la pièce ; je ne le reverrai plus du reste de l'après-midi.
Un peu plus tard, un autre moine vient m'apporter de quoi me restaurer ; il étend une natte sur le sol, je comprends alors que cet endroit sera aussi ma chambre pour la nuit.
Le soleil décline et, quand ses dernières lueurs disparaissent par-delà la ligne d'horizon, celui que j'étais venu rencontrer se présente enfin.
– Je ne sais pas ce qui vous ramène ici, mais à moins que vous ne m'annonciez votre intention de faire une retraite, je vous serais reconnaissant de repartir dès demain. Nous avons eu assez d'ennuis comme cela à cause de vous.
– Avez-vous eu des nouvelles de Keira, la jeune femme qui m'accompagnait ? L'avez-vous revue ? dis-je, anxieux.
– Je suis désolé de ce qui vous est arrivé à tous deux, mais si quelqu'un vous a laissé entendre que votre amie avait survécu à ce terrible accident, c'est un mensonge. Je ne prétends pas être informé de tout ce qui se passe dans la région, mais cela, croyez-moi, je le saurais.
– Ce n'était pas un accident ! Vous nous aviez expliqué que votre religion vous interdisait le mensonge, alors je vous repose ma question, avez-vous la certitude que Keira est morte ?
– Inutile de hausser le ton en ces lieux, cela n'aura aucun effet sur moi, ni sur nos disciples d'ailleurs. Je n'ai pas de certitude, comment en aurais-je ? Le fleuve n'a pas restitué le corps de votre amie, c'est tout ce que je sais. Compte tenu de la vitesse des courants et de la profondeur de la rivière, cela n'a rien d'étonnant. Pardon de devoir insister sur ce genre de détails, j'imagine qu'ils sont pénibles à entendre, mais vous m'avez interrogé.
– Et la voiture, l'a-t-on retrouvée ?
– Si la réponse vous importe vraiment, c'est une question qu'il faudra poser aux autorités, même si je vous le déconseille fortement.
– Pourquoi ?
– Je vous ai dit que nous avions eu des ennuis, mais cela ne semble pas vous intéresser plus que cela.
– Quel genre d'ennuis ?
– Croyez-vous que votre accident soit resté sans conséquence ? La police spéciale a mené son enquête. La disparition d'une ressortissante étrangère en territoire chinois n'est pas un fait anodin. Et, comme les autorités n'aiment guère nos monastères, nous avons eu droit à des visites d'un genre plutôt désagréable. Nos moines ont été interrogés avec force, nous avons reconnu vous avoir hébergés, puisqu'il nous est interdit de mentir. Vous comprendrez que nos disciples ne voient pas d'un très bon œil votre retour parmi nous.
– Keira est vivante, vous devez me croire et m'aider.
– C'est votre cœur qui parle, je comprends la nécessité de vous raccrocher à cet espoir, mais, en refusant de faire face à la réalité, vous entretenez une souffrance qui vous rongera de l'intérieur. Si votre amie avait survécu, elle serait réapparue quelque part et nous en aurions été avisés. Tout se sait dans ces montagnes. Je crains hélas que la rivière ne l'ait gardée prisonnière, j'en suis sincèrement peiné et je me joins à votre chagrin. Je vois maintenant pourquoi vous avez entrepris ce voyage et je suis confus d'être celui qui doit vous ramener à la raison. Il est difficile de faire son deuil sans un corps à enterrer, sans une tombe où se recueillir, mais l'âme de votre amie est toujours près de vous, elle y restera tant que vous la chérirez.
– Ah, je vous en prie, épargnez-moi ces foutaises ! Je ne crois ni en Dieu, ni en un ailleurs meilleur qu'ici.
– C'est votre droit le plus strict ; mais pour un homme sans lumières, vous voilà bien souvent dans l'enceinte d'un monastère.
– Si votre Dieu existait, rien de tout cela ne serait arrivé.
– Si vous m'aviez écouté alors que je vous conseillais de ne pas entreprendre ce périple sur le mont Hua Shan, vous auriez évité le drame qui vous touche aujourd'hui. Puisque vous n'êtes pas venu faire une retraite, il est inutile de prolonger votre séjour ici. Reposez-vous cette nuit et partez. Je ne vous chasse pas, cela n'est pas en mon pouvoir, mais je vous serais reconnaissant de ne pas abuser de notre hospitalité.
– Si elle a survécu, où pourrait-elle se trouver ?
– Rentrez chez vous !
Le moine se retire.
J'ai passé presque toute la nuit les yeux grands ouverts à chercher une solution. Cette photographie ne peut pas mentir. Durant les dix heures de vol d'Athènes à Pékin, je n'ai cessé de la regarder et je continue encore à la lueur d'une bougie. Cette cicatrice à ton front est une preuve que je voudrais irréfutable. Incapable de dormir, je me relève sans faire de bruit, je fais coulisser le panneau en feuille de riz qui sert de porte. Une faible lumière me guide, j'avance dans un couloir vers une salle où dorment six moines. L'un d'eux a dû sentir ma présence, car il se retourne sur sa couche et inspire profondément, heureusement il ne se réveille pas. Je poursuis mon chemin, enjambe à pas feutrés les corps allongés à même le sol, pour aboutir dans la cour du monastère. La lune est aux deux tiers pleine ce soir, il y a un puits au centre de la cour, je m'assieds sur le rebord.
Un bruit me fait sursauter, une main se pose sur ma bouche, étouffant toute parole. Je reconnais mon lama, il me fait signe de le suivre. Nous quittons le monastère et marchons à travers la campagne jusqu'au grand saule où il se retourne enfin pour me faire face.
Je lui présente la photographie de Keira.
– Quand comprendrez-vous que vous nous mettez tous en danger, et vous le premier ? Vous devez repartir, vous avez fait assez de dégâts comme cela.
– Quels dégâts ?
– Ne m'avez-vous pas dit que votre accident n'en était pas un ? Pourquoi pensez-vous que je vous entraîne à l'écart du monastère ? Je ne peux plus faire confiance à personne. Ceux qui s'en sont pris à vous ne manqueront pas leur coup une seconde fois si vous leur en offrez l'opportunité. Vous n'êtes pas très discret et je crains que votre présence dans la région n'ait déjà été repérée ; le cas contraire serait un miracle. Pourvu qu'il dure le temps que vous regagniez Pékin et repreniez un avion.
– Je n'irai nulle part avant d'avoir retrouvé Keira.
– C'était avant qu'il fallait la protéger, il est trop tard maintenant. Je ne sais pas ce que votre amie et vous avez découvert, et je ne veux pas le savoir, mais une fois encore, je vous en conjure, allez-vous-en !
– Donnez-moi un indice, aussi infime soit-il, une piste à suivre et je vous promets d'être parti au lever du jour.
Le moine me regarde fixement et se tait ; il fait demi-tour et repart vers le temple, je le suis. De retour dans la cour, silencieux, il me raccompagne à ma chambre.
Il fait déjà grand jour, le décalage horaire et la fatigue du voyage ont eu raison de moi. Il doit être près de midi quand le lama entre dans la pièce avec un bol de riz et un bouillon, disposés sur une planchette en bois.
– Si l'on me surprenait en train de vous servir votre petit déjeuner au lit, on m'accuserait de vouloir transformer ce lieu de prière en chambre d'hôtes, dit-il en souriant. Voilà de quoi vous nourrir avant de reprendre la route. Car vous reprenez bien la route aujourd'hui, n'est-ce pas ?
J'acquiesce de la tête. Inutile de m'obstiner, je n'obtiendrai plus rien de lui.
– Alors bon retour, dit le lama avant de se retirer.
En soulevant le bol de bouillon, je découvre un papier plié en quatre. D'instinct, je le glisse dans le creux de ma main et le fais discrètement passer dans ma poche. Mon repas avalé, je m'habille. Je meurs d'impatience de lire ce que le lama m'a écrit mais deux disciples attendent devant ma porte et me reconduisent à l'orée du bois.
En me quittant, ils me remettent un colis empaqueté dans du papier kraft, noué par une ficelle de chanvre. Une fois au volant, j'attends que les moines s'éloignent pour déplier le billet et prendre connaissance du texte qui m'est destiné.
Si vous renoncez à suivre mes recommandations, sachez que j'ai entendu dire qu'un jeune moine était entré au monastère de Garther quelques semaines après votre accident. Cela est probablement sans rapport avec votre quête, mais il est assez rare que ce temple accueille de nouveaux disciples. Il est venu à mes oreilles que celui-ci ne semblait pas heureux de sa retraite. Personne ne peut me dire qui il est. Si vous décidez de vous entêter et de poursuivre cette enquête déraisonnable, roulez vers Chengdu. Une fois là-bas, je vous recommande d'y abandonner votre véhicule. La région vers laquelle vous vous dirigerez ensuite est très pauvre et votre 4 ×4 attirerait une attention dont vous préférerez vous passer. À Chengdu, revêtez les habits que je vous ai fait remettre, ils vous aideront à vous fondre plus aisément parmi les habitants de la vallée. Prenez un autocar en direction du mont Yala. Je ne sais que vous conseiller ensuite, il est impossible pour un étranger de pénétrer dans le monastère de Garther, mais qui sait, peut-être que la chance vous sourira.
Soyez prudent, vous n'êtes pas seul. Et surtout, brûlez ce papier.
Huit cents kilomètres me séparent de Chengdu, il me faudra neuf heures pour y arriver.
Le message du lama ne me laisse pas beaucoup d'espoir, il a très bien pu écrire ces lignes dans le seul but de m'éloigner, mais je ne le crois pas capable d'une telle cruauté. Combien de fois sur la route de Chengdu vais-je me reposer la question...
À ma gauche, la chaîne de montagnes étend ses ombres effrayantes sur la vallée grise et poussiéreuse. La route traverse la plaine d'est en ouest. Devant moi, les cheminées de deux hauts fourneaux s'imposent au milieu du paysage.
Liuzhizhen, carrières à ciel ouvert, ciel sombre sur des parcelles de champs, champs d'extraction minière, paysages d'une tristesse infinie, vestiges d'anciennes usines abandonnées.
Il pleut, il n'a cessé de pleuvoir et les essuie-glaces peinent à chasser l'eau qui ruisselle, la route est glissante. Lorsque je double un camion, les chauffeurs me regardent étrangement. Il ne doit pas y avoir beaucoup de touristes qui circulent dans cette région.
Deux cents kilomètres derrière moi, encore six heures de route. Je voudrais appeler Walter, lui demander de me rejoindre ; la solitude m'oppresse, je ne la supporte plus. J'ai perdu l'égoïsme de ma jeunesse dans les eaux troubles de la Rivière Jaune. Un regard dans le rétroviseur, mon visage a changé. Walter me dirait que c'est la fatigue, mais je sais que j'ai passé un cap, il n'y aura pas de retour en arrière. J'aurais voulu connaître Keira plus tôt, ne pas avoir perdu toutes ces années à croire que le bonheur était dans ce que j'accomplissais. Le bonheur est plus humble, il est dans l'autre.
Au bout de la plaine s'élève devant moi une barrière de montagnes. Un panneau indique, en caractères occidentaux, que Chengdu est encore à six cent soixante kilomètres. Un tunnel, l'autoroute pénètre dans la roche, impossible désormais d'écouter la radio, qu'importe, ces mélodies de pop asiatique me sont insupportables. Les ponts qui surplombent de profonds canyons s'enchaînent sur deux cent cinquante kilomètres. Je m'arrêterai dans une station-service à Guangyuan.
Le café n'y est pas si mauvais.
Une boîte de biscuits posée à côté de moi, je reprends la route.
Chaque fois que je m'enfonce vers un étroit vallon, je découvre de minuscules hameaux. Il est 20 heures passées quand j'arrive à Mianyang. Dans cette cité de sciences et hautes technologies, la modernité est saisissante. Au bord d'une rivière se dressent de longues tours de verre et d'acier. La nuit tombe et la fatigue me pèse. Je devrais m'arrêter pour dormir, reprendre des forces. J'étudie la carte ; une fois arrivé à Chengdu, rejoindre le monastère de Garther en autocar prendra plusieurs heures. Même avec la meilleure volonté, je n'y arriverai pas ce soir.
J'ai trouvé un hôtel. J'y ai laissé la voiture et je marche le long de la promenade cimentée qui borde la rivière. La pluie a cessé. Quelques restaurants servent à dîner sur des terrasses humides, chauffées par des lampes à gaz.
La nourriture est un peu trop grasse à mon goût. Au loin, un avion décolle dans un bruit assourdissant ; il s'élève au-dessus de la ville et vire au sud. Probablement le dernier vol du soir. Où vont ses passagers assis derrière ces hublots illuminés ? Londres et Hydra sont si loin. Coup de cafard. Si Keira est vivante, pourquoi ce silence ? Pourquoi serait-elle restée sans donner signe de vie ? Que lui est-il arrivé qui justifie de disparaître ainsi ? Ce moine a peut-être raison, je dois être fou pour entretenir une telle illusion. Le manque de sommeil exacerbe les idées noires, et la noirceur de la nuit me gagne. Mes mains sont moites, cette moiteur pénètre mon corps tout entier. Je frissonne, j'ai chaud, j'ai froid ; le serveur s'approche de moi et je devine qu'il me demande si tout va bien. Je voudrais lui répondre, mais je n'arrive pas à articuler le moindre mot. Je continue d'éponger ma nuque avec ma serviette de table, mon dos ruisselle de sueur et la voix de ce serveur me paraît de plus en plus lointaine ; la lumière de la terrasse devient diaphane, tout tourne autour de moi puis, le néant.
L'éclipse se dissipe, peu à peu le jour renaît, j'entends des voix, deux, trois ? On me parle dans une langue que je ne comprends pas. Une fraîcheur se pose sur mon visage, il faut que j'ouvre les yeux.
Les traits d'une vieille femme. Elle caresse ma joue, me fait comprendre que le pire est passé. Elle humecte mes lèvres et me murmure des mots que je devine rassurants.
Je sens des picotements, le sang circule à nouveau dans mes veines. J'ai fait un malaise. La fatigue, une maladie qui couve ou quelque chose que je n'aurais pas dû manger, je suis trop faible pour réfléchir. On m'a allongé sur un canapé en moleskine dans l'arrière-salle du restaurant. Un homme a rejoint la vieille dame qui s'occupe de moi, son mari. Lui aussi me sourit, il a le visage encore plus fripé qu'elle.
J'essaie de leur parler, je voudrais les remercier.
Le vieil homme approche une tasse de ma bouche et me force à boire. Le breuvage est amer, mais la médecine chinoise a des vertus insoupçonnées, alors je me laisse faire.
Ce couple de Chinois ressemble tant à celui que Keira et moi avons croisé un jour dans le parc de Jingshan, on croirait leurs jumeaux, et cette impression me rassure.
Mes paupières se ferment, je sens le sommeil me gagner.
Dormir, attendre de reprendre des forces, c'est ce que j'ai de mieux à faire, alors j'attends.
*
* *