Athènes

Keira et moi étions assis sur la terrasse. Grâce aux soins prodigués par la doctoresse, je reprenais des forces et pour la première fois j'avais passé une nuit sans tousser. Mon visage avait retrouvé des couleurs qui rassuraient presque ma mère. La doctoresse avait profité de son séjour forcé pour examiner Keira et lui prescrire décoctions de plantes et compléments de vitamines. La prison lui avait laissé quelques séquelles.

La mer était calme, le vent était tombé, le petit avion de notre médecin pourrait redécoller aujourd'hui.

Nous nous retrouvions à la table du petit déjeuner où maman avait préparé un repas avec autant d'attention que si cette doctoresse avait été reine. Pendant cette période où je n'avais pas été au mieux, elles avaient passé ensemble des heures entières à partager histoires et souvenirs entre la cuisine et le salon. Maman s'était passionnée pour les aventures de cette femme, médecin volant, qui se rendait d'île en île au chevet de ses malades. En partant, la doctoresse me fit promettre de prolonger de quelques jours au moins ma convalescence avant d'envisager de faire quoi que ce soit d'autre ; conseil que ma mère lui fit répéter deux fois au cas où je n'aurais pas bien entendu. Elle la raccompagna jusqu'au port, nous laissant enfin quelques moments d'intimité.

Dès que nous fûmes seuls, Keira vint s'asseoir à mes côtés.

– Hydra est une île charmante, Adrian, ta maman est une femme merveilleuse, j'adore tout le monde ici, mais...

– Moi aussi je n'en peux plus, dis-je en l'interrompant. Je rêve de ficher le camp avec toi. Cela te rassure ?

– Oh oui ! soupira Keira.

– Nous nous sommes fait la belle d'une prison chinoise, je pense que nous devrions réussir à nous échapper d'ici sans trop de difficultés.

Keira regarda le large.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– J'ai rêvé d'Harry cette nuit.

– Tu veux retourner là-bas ?

– Je veux le revoir. Ce n'est pas la première fois que je rêve de lui, Harry est souvent venu me rendre visite dans mes nuits à la prison de Garther.

– Repartons dans la vallée de l'Omo si c'est ce que tu souhaites, je t'avais promis de t'y raccompagner.

– Je ne sais même pas si j'y aurais encore ma place, et puis il y a nos recherches.

– Elles nous ont déjà assez coûté, je ne veux plus te faire courir de risques.

– Sans vouloir faire ma maligne, je suis revenue plus en forme de Chine que toi. Mais j'imagine que la décision de poursuivre ou non nous appartient à tous deux.

– Tu connais mon point de vue.

– Où se trouve ton fragment ?

Je me levai et allai le chercher dans le tiroir de ma table de nuit où je l'avais rangé en arrivant à la maison. Quand je revins sur la terrasse, Keira ôta son collier et posa son pendentif sur la table. Elle rapprocha les deux morceaux et, dès qu'ils furent réunis, le phénomène dont nous avions été témoins sur l'île de Narcondam se reproduisit.

Les fragments prirent la couleur bleue de l'azur et se mirent à briller avec une intensité rare.

– Tu veux que nous en restions là ? me demanda Keira en fixant les objets dont le scintillement diminuait. Si je retournais dans la vallée de l'Omo sans avoir percé ce mystère, je ne pourrais plus faire mon travail correctement ; je passerais mes journées à penser à ce que cet objet nous révélerait si nous en réunissions tous les morceaux. Et puis, promesse pour promesse, tu m'en as fait une autre : me faire gagner des centaines de milliers d'années dans mes recherches. Si tu crois que cette proposition est tombée dans l'oreille d'une sourde !

– Je sais ce que je t'ai promis, Keira, mais c'était avant qu'un prêtre soit assassiné sous nos yeux, avant que nous manquions de tomber dans un ravin, avant que nous soyons catapultés du haut d'une falaise dans le lit d'une rivière, avant que tu fasses un séjour dans une prison chinoise, et puis avons-nous seulement la moindre idée de la direction dans laquelle chercher ?

– Je te l'ai dit, le Grand Nord ; rien encore de très précis mais c'est déjà une piste.

– Pourquoi là plutôt qu'ailleurs ?

– Parce que je pense que c'est ce que nous indique ce texte écrit en langage guèze, je n'ai cessé d'y réfléchir pendant que je croupissais à Garther. Il faut que nous retournions à Londres, je dois pouvoir étudier depuis la grande bibliothèque de l'Académie, j'ai besoin d'accéder à certains ouvrages, et je dois aussi reparler à Max, j'ai des questions à lui poser.

– Tu veux retourner voir ton imprimeur ?

– Ne fais pas cette tête, tu es ridicule ; et puis je n'ai pas dit que je voulais le voir mais lui parler. Il a travaillé sur la retranscription de ce manuscrit, s'il a fait la moindre découverte, ses informations seront bonnes à prendre, je veux surtout vérifier quelque chose avec lui.

– Alors rentrons, Londres nous offrira une bonne raison de quitter Hydra.

– Si c'était possible, je ferais bien un saut à Paris.

– Pour voir Max, donc ?

– Pour voir Jeanne ! Et puis aussi pour aller rendre visite à Ivory.

– Je croyais que le vieux professeur avait quitté son musée et qu'il était parti en voyage.

– Moi aussi je suis partie en voyage et puis, tu vois, j'en suis revenue ; qui sait, lui aussi peut-être ?

Keira alla préparer ses affaires, et moi ma mère à l'idée de notre départ. Walter fut désolé d'apprendre que nous quittions l'île. Il avait épuisé son solde de congés pour les deux années à venir mais il espérait encore passer le week-end à Hydra. Je l'invitai à ne rien changer à ses plans, je le retrouverais avec plaisir la semaine suivante à l'Académie où j'avais décidé de me rendre, moi aussi. Cette fois, je ne laisserais pas Keira effectuer seule ses recherches, surtout depuis qu'elle m'avait annoncé vouloir passer d'abord à Paris. Je nous pris donc deux billets pour la France.

*

* *


Amsterdam

Ivory s'était assoupi sur le canapé du salon. Vackeers avait posé une couverture sur lui et s'était retiré dans sa chambre. Il avait passé une bonne partie de la nuit à ressasser dans son lit des pensées qui l'empêchaient de trouver le sommeil. Son vieux complice sollicitait son aide, mais lui rendre service impliquait de se compromette. Les quelques mois à venir seraient les derniers de sa carrière, être surpris en plein délit de trahison ne l'enthousiasmait guère. Au petit matin, il alla préparer le petit déjeuner. Le sifflement de la bouilloire réveilla Ivory.

– La nuit a été courte, n'est-ce pas ? dit-il en s'installant à la table de la cuisine.

– C'est le moins que l'on puisse dire, mais pour une joute d'une telle qualité, cela en valait la peine, répondit Vackeers.

– Je ne me suis pas rendu compte que je m'étais endormi, c'est bien la première fois que cela m'arrive, je suis désolé de m'être ainsi imposé chez vous.

– Cela n'a aucune importance, j'espère que ce vieux Chesterfield ne vous aura pas trop esquinté le dos.

– Je crois que je suis plus vieux que lui, ricana Ivory.

– Vous vous flattez, c'est un canapé que j'ai hérité de mon père.

Un silence s'installa. Ivory regarda fixement Vackeers, but sa tasse de thé, croqua dans une biscotte et se leva.

– Je n'ai que trop abusé de votre hospitalité, je vais vous laisser faire votre toilette. Je dois regagner mon hôtel.

Vackeers ne dit rien et regarda à son tour Ivory se diriger vers l'entrée.

– Merci pour cette excellente soirée, mon ami, reprit Ivory en récupérant son pardessus, nous avons des mines épouvantables mais je dois reconnaître que nous n'avions pas aussi bien joué depuis longtemps.

Il boutonna sa gabardine et mit les mains dans ses poches. Vackeers ne disait toujours rien.

Ivory haussa les épaules et ouvrit le loquet ; c'est alors qu'il remarqua un mot posé en évidence sur le petit guéridon à côté de la porte ; Vackeers ne le quittait pas des yeux. Ivory hésita, prit le mot et découvrit une séquence de chiffres et de lettres. Vackeers continuait de le fixer, assis sur sa chaise dans la cuisine.

– Merci, murmura Ivory.

– De quoi ? grogna Vackeers. Vous n'allez quand même pas me remercier d'avoir profité de mon hospitalité pour fouiller dans mes tiroirs et me dérober le code d'accès à mon ordinateur.

– Non, en effet, je n'aurai pas ce toupet-là.

– Vous m'en voyez rassuré.

Ivory referma la porte derrière lui. Il avait juste le temps de repasser à son hôtel pour y récupérer ses affaires et reprendre le Thalys. Dans la rue, il fit signe à un taxi.

Vackeers faisait les cent pas dans son appartement, allant de l'entrée au salon. Il posa sa tasse de thé sur le guéridon et se dirigea vers le téléphone.

– AMSTERDAM à l'appareil, dit-il dès que son correspondant eut pris l'appel. Prévenez les autres, nous devons organiser une réunion ; ce soir, 20 heures, conférence téléphonique.

– Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même en passant par le réseau informatique comme nous en avons l'habitude ? demanda LE CAIRE.

– Parce que mon ordinateur est en panne.

Vackeers raccrocha et alla se préparer.

*

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