St. Mawes

Nous avions dormi une grande partie de la journée. Lorsque je rouvris les rideaux, le ciel prenait déjà des couleurs crépusculaires.

Nous étions affamés. Keira connaissait un salon de thé à quelques rues de l'auberge, elle en profita pour me faire découvrir le village. En regardant les petites maisons blanches accrochées à la colline je me pris à rêver d'en habiter une un jour. Moi qui avais passé ma vie à courir la planète, se pouvait-il que ce soit dans ce petit village de Cornouailles que je finisse par me poser ? Je regrettais cette distance qui s'était installée avec Martyn, il aurait certainement apprécié de venir me rendre visite de temps à autre. Nous serions allés prendre une bière sur le port, nous rappelant quelques bons souvenirs.

– À quoi penses-tu ? me demanda Keira.

– À rien de particulier, répondis-je.

– Tu avais l'air bien loin, on a dit « pas de silences entre nous ».

– Si tu veux tout savoir, je m'interrogeais sur ce que nous ferons la semaine prochaine, et celles qui suivront.

– Parce que tu as une idée de ce que nous ferons la semaine prochaine ?

– Aucune !

– Moi si !

Keira me fit face. Elle pencha la tête de côté ; quand elle fait cela, c'est qu'elle a quelque chose d'important à me dire. Certaines personnes prennent un ton solennel pour vous annoncer de grandes nouvelles, Keira, elle, penche la tête de côté.

– Je veux avoir une explication avec Ivory. Mais j'ai besoin que tu sois complice d'un petit mensonge...

– Quel genre ?

– Je veux lui faire croire que nous avons réussi à quitter la Russie avec le troisième fragment.

– Dans quel but ? À quoi cela nous servirait ?

– À lui faire avouer où se trouve celui qui fut découvert en Amazonie.

– Il nous a dit l'ignorer.

– Il nous a dit pas mal de choses, et il nous en a surtout caché beaucoup d'autres, ce vieux bonhomme. Egorov n'avait pas tout à fait tort quand il accusait Ivory de nous avoir manipulés comme deux marionnettes. Si nous lui faisons croire que nous avons trois fragments en notre possession, il ne résistera pas à l'envie de compléter le puzzle. Je suis certaine qu'il en sait plus que ce qu'il veut bien avouer.

– J'en viens à me demander si tu n'es pas encore plus manipulatrice que lui.

– Il est bien plus doué que moi et je ne serais pas fâchée de prendre ma petite revanche.

– Soit, imaginons que nous réussissions à le convaincre de ce mensonge, et supposons qu'il nous dise où se trouve le quatrième morceau, il manquerait toujours celui qui repose quelque part sur le plateau de Man-Pupu-Nyor, la carte des étoiles resterait incomplète. Alors à quoi bon se donner tout ce mal ?

– Ce n'est pas parce qu'il manque une pièce à un puzzle que l'on ne peut pas se représenter l'image entière. Lorsque nous découvrons des restes fossilisés, ils sont rarement au complet, pour ne pas dire jamais. Mais, à partir d'un nombre suffisant d'ossements, nous devinons quels sont les éléments absents et réussissons à reconstituer le squelette, voire l'ensemble du corps. Alors, ajoute le fragment d'Ivory aux deux que nous possédons, et peut-être pourras-tu comprendre ce que cette carte est censée nous révéler. De toute façon, à moins que tu ne m'annonces vouloir passer le restant de ta vie dans ce petit village et consacrer tes journées à la pêche, je ne vois pas d'autres solutions.

– Quelle drôle d'idée !

De retour à l'hôtel, Keira commença par appeler sa sœur. Elles passèrent un long moment au téléphone. Keira ne lui raconta rien de notre aventure en Russie, elle se contenta de lui dire que nous étions tous les deux à St. Mawes et qu'elle viendrait peut-être bientôt à Paris. Je préférai les laisser discuter seules. Je redescendis au bar de l'auberge et commandai une bière en l'attendant. Elle me retrouva une heure plus tard. Je posai mon journal et lui demandai si elle avait pu parler à Ivory.

– Il nie en bloc avoir eu la moindre influence sur nos recherches, il s'est presque offusqué lorsque je lui ai suggéré qu'il se jouait de moi depuis le premier jour où je l'avais rencontré au musée. Il avait l'air sincère mais je ne suis pas convaincue pour autant.

– Tu lui as dit que nous avions rapporté un troisième fragment de Russie ?

Keira prit mon verre de bière et hocha la tête en le buvant d'un trait.

– Il t'a crue ?

– Il a aussitôt cessé de me faire des reproches, et il était impatient de nous voir.

– Comment feras-tu pour entretenir le mensonge lorsque nous le rencontrerons ?

– Je lui ai dit que nous avions mis l'objet en lieu sûr et que je ne le lui montrerais que lorsqu'il nous en aurait appris davantage sur le fragment découvert en Amazonie.

– Et qu'est-ce qu'il t'a répondu ?

– Qu'il avait une idée de l'endroit où il se trouvait, mais qu'il ne savait pas comment y accéder. Il m'a proposé que nous l'aidions à résoudre une énigme.

– Quel genre d'énigme ?

– Il ne voulait pas en parler par téléphone.

– Il va venir ici ?

– Non, il nous a donné rendez-vous dans quarante-huit heures à Amsterdam.

– Comment veux-tu que nous nous rendions à Amsterdam ? Je ne suis pas pressé de retourner à Heathrow, si nous repassons la frontière nous avons toutes les chances de nous faire arrêter.

– Je sais, je lui ai raconté ce qui nous était arrivé, il nous conseille de prendre un ferry pour la Hollande. Il prétend que par bateau, en venant d'Angleterre, les contrôles sont moins risqués.

– Et où prend-on un ferry pour Amsterdam ?

– À Plymouth, c'est à une heure et demie d'ici en voiture.

– Mais nous n'avons pas de voiture.

– Il y a une liaison en autocar. Pourquoi es-tu aussi réticent ?

– Combien de temps dure la traversée ?

– Douze heures.

– C'est bien ce que je craignais.

Keira prit un air contrit et me tapota tendrement la main.

– Qu'est-ce qu'il y a ? lui demandai-je.

– En fait, dit-elle, embarrassée, ce ne sont pas tout à fait des ferries, mais plutôt des cargos. La plupart acceptent de prendre des passagers, mais cargo ou ferry, on s'en fiche, non ?

– Du moment qu'il y a un pont à l'avant où je pourrai mourir de mal de mer pendant les douze heures de traversée, en effet, on s'en fiche !

L'autocar partait à sept heures du matin. Le propriétaire de l'auberge nous avait préparé des sandwichs pour la route. Avant de nous quitter il promit à Keira d'aller nettoyer la tombe de son père dès le retour du printemps. Il espérait nous revoir et nous garderait la même chambre si nous le prévenions suffisamment à l'avance.

Au port de Plymouth, nous nous rendîmes à la capitainerie. L'officier de port nous indiqua qu'un vraquier battant pavillon anglais appareillait dans une heure pour Amsterdam. Son chargement était en train de se terminer. Il nous envoya sur le quai 5.

Le commandant nous réclama cent livres sterling chacun, à lui remettre en espèces. La somme acquittée, il nous invita à suivre la coursive extérieure jusqu'au carré. Une cabine était à notre disposition dans les quartiers de l'équipage. Je lui expliquai que je préférais m'installer sur le pont, à l'avant ou à l'arrière, là où je dérangerais le moins.

– Comme vous voudrez, mais il va faire sacrément froid lorsque nous aurons pris la mer, et la traversée dure vingt heures.

Je me retournai vers Keira.

– Tu m'avais parlé de douze heures au plus ?

– Sur un navire ultrarapide, peut-être, reprit le commandant dans un grand éclat de rire, mais sur ce genre de vieux rafiot, on dépasse rarement les vingt nœuds, et encore, par vent favorable. Si vous avez le mal de mer, restez dehors ! Pas question de saloper mon bateau ! Et couvrez-vous.

– Je te jure que je n'en savais rien, me dit Keira en croisant les doigts dans son dos.

Le vraquier appareilla. Peu de houle sur la Manche, mais la pluie était du voyage. Keira m'avait tenu compagnie pendant plus d'une heure avant de retourner à l'intérieur du navire, il faisait vraiment trop froid. Le second capitaine eut pitié de moi, il envoya son lieutenant de passerelle me porter un ciré et des gants. L'homme en profita pour griller une cigarette sur le pont et, pour me changer les idées, il engagea la conversation.

Trente hommes œuvraient à bord, officiers, mécaniciens, maître d'équipage, cuisiniers, matelots de pont. Le lieutenant m'expliqua que le chargement des vraquiers était une opération très complexe dont dépendait la sécurité du voyage. Dans les années quatre-vingt, cent navires comme celui-ci avaient coulé si rapidement qu'aucun marin ne put en réchapper. Six cent cinquante hommes avaient ainsi péri en mer. Le plus grand danger qui nous guettait était que la cargaison glisse. Le bateau prenait alors de la gîte, se couchait sur le flanc et chavirait. Les pelleteuses que je voyais brasser le grain dans les cales manœuvraient pour empêcher que cela se produise. Ce n'était pas le seul danger qui nous guettait, ajouta-t-il en tirant une bouffée de cigarette. Si l'eau entrait par les grandes écoutilles à cause d'une vague un peu trop haute, le poids ajouté dans les cales pouvait briser la coque en deux. Même topo, le navire sombrerait en quelques instants. Cette nuit, la Manche était calme, à moins d'un coup de vent imprévu nous ne risquions rien de ce genre. Le lieutenant de passerelle jeta son mégot par-dessus bord et retourna à son travail, me laissant tout seul, songeur.

Keira vint me rendre plusieurs fois visite, me suppliant de la rejoindre dans sa cabine. Elle m'apporta des sandwichs que je refusai et un Thermos de thé. Vers minuit, elle alla se coucher, après m'avoir répété que j'étais ridicule de rester ici et que j'allais y laisser ma peau. Serré dans mon ciré, recroquevillé au pied du mât où scintillait le feu de tête, je m'assoupis, bercé par le bruit de l'étrave qui fendait la mer.

Keira me réveilla au début de la matinée. J'étais allongé, bras en croix sur le pont avant. J'avais tout de même un peu faim mais mon appétit s'envola dès que j'entrai dans la cambuse. Une odeur de poisson et de friture rance se mêlait à celle du café. J'eus un haut-le-cœur et me précipitai au-dehors.

– Ce sont les côtes hollandaises que tu vois au loin, me dit Keira en me rejoignant, ton calvaire tire à sa fin.

Cette appréciation était toute relative, il fallut encore patienter quatre heures avant que la corne de brume retentisse et que je sente les machines ralentir l'allure. Le navire mit cap vers la terre et entra peu de temps après dans le chenal qui remontait jusqu'au port d'Amsterdam.

Dès que le bateau fut à quai, nous quittâmes le bord. Un officier des douanes nous attendait au pied de la passerelle, il examina rapidement nos passeports, fouilla nos sacs qui ne contenaient que les quelques affaires achetées dans une boutique de St. Mawes, et nous autorisa à passer.

– Où va-t-on ? demandai-je à Keira.

– Prendre une douche !

– Et ensuite ?

Elle regarda sa montre.

– Nous avons rendez-vous à 18 heures avec Ivory dans un café...

Elle sortit un papier de sa poche.

– ... sur la place du palais de Dam, dit-elle.

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