8 FACULTÉ

— Tu es bien certaine que c’est cette rue ?

— Oui, il me semble, je reconnais ce vieil immeuble avec de la faïence autour des fenêtres.

— Où se trouvait la Cadillac ?

— Le long de ce mur de briques.

— O.K., je vais te mener à une station de taxis pour qu’on te reconduise à Saint-Lazare.

Elle est soufflée.

— Dis, tu me prends pour une pomme ! Maintenant que je t’ai montré l’endroit, tu me largues comme on crache un chewing-gum ! Et faut que je rentre en dur, comme les esclaves qui partent au charbon dans le matin frileux ! Ça ne figure pas dans le contrat de confiance, ça, mon pote !

— Je vais te filer cent pions pour faire un petit tour dans Paris by day, moi j’ai école, tu m’excuseras.

— Tes cent pions, tu vas te les carrer dans l’oigne, poulet ! Ah ! merde, on ne peut pas avoir confiance en vous ! Pas un qui rachète l’autre. C’est blabla et arnaque sur toute la ligne !

— Je ne t’ai pas promis qu’on finirait nos jours ensemble !

Elle me court gentiment, cette Mimi-pattes-en-l’air ! A sa manière de vouloir absolument m’assister, elle me fait penser à Marie-Marie, mon éternelle petite fiancée, que tiens donc, voilà une paie que je ne l’ai pas vue, la Musaraigne.

J’accélère en guise de réponse et bombe en direction des Champs-Elysées. Je plonge dans les entrailles du parking George V, peu après nous refaisons surface.

Un soleil que je te laisse qualifier à ta guise : radieux, éclatant, printanier, d’Austerlitz, d’austère Liszt, de gloire, réconfortant, joyeux, met de l’émoi dans les calbars et des sourires sur les faces les plus renfrognées.

— Prends malgré tout ce talbin, musarde, et va m’attendre à six plombes au Fouquet’s, môme. Y a des cinoches tous les deux pas, tu pourras te distraire.

Je cloque le billet annoncé dans la poche plaquée de son jean. Un clin d’œil complice et je la largue pour traverser l’illustre avenue. Parvenu de l’autre côté, je me retourne et un petit serrement de cœur me point quand je l’avise, immobile, au bord du trottoir qui deviendra probablement un jour prochain son terrain de manœuvres, l’air triste et désemparé, comme une qui s’apprête, devant la connerie du monde, à se précipiter sous une bagnole. Alors je lui lance un geste gentil. Bon, assez sentimentalisé. Quand on s’y met, y a plus de raison que ça s’arrête. Tout étant sujet de déprime, moi je dis ; en tout cas de profond apitoiement.

D’un pas conquérant, je grimpe à l’agence dont, comme annoncé dans un très précédent chapitre, j’actionne la serrure avec ma clé.

Le bureau de la réception est désert. Je passe dans mon cabinet saccagé : vide aussi. Rebrousse chemin pour traverser le labo et me pointer à l’appartement secret.

Une âpre discussion me parvient.

— Ecoutez, fait la voix mollassonne de Féloche, ce serait tellement gentil de votre part. Vous n’avez donc pas envie d’accomplir une bonne action ?

— Avec mon cœur, je ne dis pas, mais pas avec mon cul ! riposte Claudette.

— Le Seigneur ignore les moyens pour ne considérer que les résultats, s’avance le bonhomme. Tenez compte que je suis un pauvre veuf encore plein de sève et d’ardeur, mademoiselle Claudette, et que cela fait des semaines que je suis réduit à une dure chasteté. Qui pis est, un sort malin s’acharne à interrompre les rares transports que j’ai pu m’accorder. Rien de plus terrible que d’être stoppé net en cours d’action, c’est une terrible épreuve pour tout le système nerveux et qui finit par engendrer des complexes.

— Je compatis, assure Claudette, mais personnellement je ne peux rien pour vous.

— Même si je vous offrais une gratification de cinq cents francs ?

— Non, mais dites donc, me prendriez-vous pour une putain ?

— Ne vous fâchez pas. Si je vous demandais, en votre qualité de secrétaire, de me dactylographier des documents à temps perdu, vous comprendriez que je vous dédommage ; en l’occurrence, je vous conjure de me vider les testicules, ce qui représente un service encore plus grand. Et tenez, vous pouvez le faire de n’importe quelle façon ; si vous répugnez à faire l’amour, accordez-moi une simple pratique libératoire, de la façon que vous voudrez : bouche ou main.

— Et quoi encore ! égosille ma valeureuse et très particulière secrétaire !

— Ma foi, dit l’autre, votre poitrine étant sublime mais d’un volume raisonnable, je n’aperçois guère de méthode supplémentaire, à moins bien sûr, ajoute Vignalet en riant, que vous n’eussiez les pieds préhensiles.

— Vous êtes amusant, concède Claudette.

— Donc digne de compassion, s’empresse le vieux madré. Allons, un bon mouvement, ma chère petite, confiez-moi vos jolies fesses, je vous promets de ne pas les abîmer.

Un silence encourageant pour Félicien succède. Il a l’heureuse idée de ne pas l’interrompre mais d’ouvrir sa braguette, ce qui est assez péremptoire, tout en restant de bon ton. Un soupir vaincu de Claudette m’annonce que le cher Vignalet obtient gain de cause, ce qui prouve bien qu’avec les femmes, la persévérance est le meilleur moyen, la ligne droite exceptée, pour rallier un point à un autre.

Ça se met à bricoler et je m’esbigne pudiquement jusqu’à mon burlingue sinistré, me livre à un brin de réflexion, vautré dans le seul siège épargné. Il est toujours bon de récapituler, tu le sais ? Avant je m’abstenais, mais quand j’ai vu Shakespeare le faire au mitan de ses pièces, j’ai compris que ce jeune auteur d’avant-garde venait de mettre la plume d’oie sur un gadget intéressant.

Je ferme mes stores. Une brave femme de pute a une vision qui coïncide avec un événement réel. Peu après, des gens la kidnappent. D’autres gens (à moins que ce ne soient les mêmes) engagent un petit piqueur de bagnoles pour balancer une grenade chez le client qui utilisait la pute enchantée au moment du phénomène. Un trio de personnages bizarres déboulent à mon bureau et, ne m’y trouvant pas, rouent Bérurier de coups et saccagent les lieux. Voilà le topo. Je t’en fais un paquet cadeau ou un sac en plastique suffira ? Tu peux comprendre quelque chose à ce tas d’embrouilles, toi ? C’est vraiment le mystère opaque avec plein de boules de gomme autour, non ? Car, si au lieu d’analyser tes urines qui n’en peuvent plus, les pauvres, tu analyses l’affaire, tu t’aperçois :

Primo : qu’un authentique prodige s’est produit, qu’on n’avait jamais enregistré depuis l’Affaire Joan of Arc.

Deuxio : que des personnages aussi mystérieux qu’étranges et sans scrupules, ont été tout de suite au courant dudit.

Troisio : qu’ils en ont été paniqués au point d’enlever la bienheureuse Fortuna, de vouloir buter le témoin essentiel, et de molester le témoin secondaire, en l’occurrence Béru.

Il est donc fort probable que ces preux chevaliers ne vont pas en rester là et qu’ils tenteront d’autres équipées sauvages contre Vignalet, voire contre moi. Donc, prudence, vigilance, index sur la détente, ne pas oublier de mater dans son rétroviseur et de mettre sa petite laine pare-balles quand le temps fraîchit.

De quoi disposé-je comme éléments susceptibles de me brancher sur les ténébreux bonshommes ? D’une rue où stationnait une Cadillac noire. J’en ai noté le blaze, c’est la rue Léo-Malet. Du signalement des trois visiteurs fournis par Claudette et Béru.


Je dégoupille mon bigophone et turlute à la Grande Crèche pour parler au commissaire Maillard. Sa voix bonne vivante me fait friser les poils des oreilles. Il a toujours l’air, quand il jacte, de porter un toast à la santé des amoureux.

— Paraît que les vacances s’achèvent et que vous allez nous revenir tout bronzés des Champs-Elysées ? pouffe ce vieil emmanché.

— Dis donc, les nouvelles galopent !

— Quand elles concernent des choses importantes, toujours. C’est pour en avoir des miennes que tu m’appelles ?

— Des tiennes et de celles de Fortuna Gargazotti ; tu as du nouveau sur le kidnapping ?

Je lui boute son entrain.

— Zob ! me répond-il fort laconiquement.

— Tu peux me communiquer le signalement de ses ravisseurs ?

— Tu saurais quelque chose ?

— Eventuellement, cela dépendra du rapport que tu me remettras.

— Je t’en fais porter une photocopie. Je compte sur toi ?

— Compte !

On raccroche. Et puis des glapissements retentissent. Je me précipite. Y a Vignalet en crise dans le labo, il est en chemise, avec un calcif long et des chaussettes à bretelles, le zigougnof dégainé qui dodeline tel un jouet articulé, il fait tantôt « oui oui », tantôt « non non » selon les mouvements désordonnés de son maîmaître. L’homme Invisible (à savoir Béru), enrubanné sous son bitos, avec simplement un espace pour son regard et un autre, un peu plus large pour l’admission des andouillettes, se tient immobile dans l’entrée, flanqué du grand chant bêlant Pinuche. Claudette maugrée en remettant son slip putassier, plein de gnougnouseries frivolantes, rapport à ces deux cons, que merde, pour une fois qu’elle faisait la charité de ses miches, on l’y reprendra ! Tu vois le genre ? Quant à Félicien, le pauvret, c’est dramatique de l’entendre clamer sa déculance à la lune, pauvre loup affamé au coin de la forêt canadienne par trente degrés plantigrades sous zéro ! Cette fois, il en mourra, il est sûr. Trois échecs glandulaires de cette ampleur, tu peux te la remmailloter et la mettre à la niche : finitas, relâche annuelle ! Fermeture pour transformations !

Ça lui fait mal dans tout le bas-bide ! Les claouis lui brûlent ! Il a la prostate qui regimbe ! Des élancements sournois dans le rectum !

Il se raccroche à moi en pleurant.

— Si vous saviez ! Pas croyable ! La damnation ! Le mauvais z’œil ! Malédiction !

Ces deux ahuris ! Juste comme il montait Claudette en trot anglais, côté pile, les mains aux épaules de la jouvencelle. Il atteignait des sommets. Se récitait ses grandes troussées héroïques de quand il était dans les postes et qu’il misait Rebecca Durant, la pire salope du bureau d’Anjou, sur les sacs du tri ! La riche délivrance se pointait ; il paressait dans les Deux Sèves ; déjà des éclaboussures pourpres lui embellissaient le cervelet. Et la lourde s’ouvre à la volée, tandis que le Gros hurle d’une voix stentorienne : « Coucou, v’là Fantômas ! » Crac ! A nouveau, Féloche disjoncte ! Poum ! Le noir, la Claudette effrayée en sursaut qui le chasse. Tout ça… La misère, le malheur charnel. Il en est fini de ses élans de la viande. Il va se résigner, devenir sénile, abdiquer, se la mettre dans une aumônière de satin rose.

Claudette, ulcérée, fonce dans son manteau, puis dans la rue. Bérurier suggère du beaujolais-villages. Pinaud serait plus favorable à du Muscadet sur lie.

La lie ! Il connaît, Félicien. Y en a plein son calice !

— Allons, aux armes, citoyens ! fais-je à mes troupes. Laissez Vignalet regarder la télé, nous reviendrons le chercher plus tard pour dîner. J’ai du travail urgent à vous confier.

— Ça consiste en quoi-ce ? s’informe l’enturbanné, au travers de sa gaze de France.

— A retrouver qui, rue Léo-Malet, dans le seizième, possède une grosse Cadillac noire. Pour précision : quelqu’un a tenté de la voler dans la soirée d’hier, déclenchant une alarme que des riverains ont dû percevoir. Vous allez vous mettre séance tenante sur cette piste, messieurs les comiques. Chacun commence par une extrémité de la strasse et se fait les pipelettes. Dans deux plombes je devrai avoir le renseignement. Rendez-vous au Fouquet’s pour fêter votre victoire. Allez, rompez !

L’Homme Invisible et le père Pot-de-Colle s’esbignent. Déjà, un coursier de la Maison Bourremen se la radine avec le document promis par Maillard. Une rapide confrontation de ce rapport avec celui brossé par Claudette (laquelle le fut à demi par Féloche) me confirme dans mon intuition : ce sont bien des visiteurs de l’après-midi qui ont kidnappé la mère Fortuna ; tout comme ce sont eux, je gage, qui ont incité le faux cow-boy de la Vigne-Blanche à jeter une grenade chez Vignalet.


C’est cela une enquête, tu comprends Minouche ? Faut que ça se lubrifie, que ça s’engage, que ça s’épanouisse.

Allons, ne me regarde pas comme une conne, viens !

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