Une chaîne n’est forte que par son maillon le plus faible. Pourquoi cette très remarquable pensée m’obsède-t-elle, tandis que je retourne immuablement à cette rue Léo-Malet où il se passe tant de vilaines choses dans la plus bourgeoise des ambiances ?
Dis, j’aurais pas laissé le gaz allumé en partant ? Ce que j’éprouve ressemble aux confuses protestations du subconscient quand il cherche à te faire souvenir d’une grave omission mais que toi, beau con superbe, tu passes outre à ses protestations silencieuses.
Oh, le maillon faible de la chaîne ?
Je fais mes comptes ; à l’exception de la petite Blanche-Neige, mort ou vivant, manque personne, mon adjudant. Qu’est devenue miss Moustique ? Va-t-on retrouver son petit cadavre dans quelque recoin de Paname ?
Cadavre ! Tu parles d’un fourgon mortuaire, pour pouvoir coltiner tout ce trèpe ! Tu crois que la grippe espanche a tué autant de gens à la fin de la Quatorze-dix-huit ?
Rue Léo-Malet, 37 !
Germaine, ou Noémie, ou Georgette, ou j’ne sais plus quoi, la concierge, dort comme une bienheureuse. Pinaud de même. Je sais qu’il reviendra souvent rendre visite à la chère dame, plus tard. Ils ont des atomes crochus. Ensemble, ils écluseront le vin d’orange ou de noix de la pipelette, dans la touffeur de sa loge, en échangeant des idées clés sur l’époque, les locataires du 37 et l’aventure qu’ils auront vécue en commun.
Baderne-Baderne pionce et, ce faisant ressemble à un dessin de Daumier. Il est tout tassé, la tête penchée, le bord de son vieux bada touchant presque sa poitrine, mains croisées sur le ventre, menu, frileux, plus vieux que son âge et que ses artères.
Par contre, le gars Mathias est bien réveillé, lui. On dirait qu’il a déjauni pendant mon absence. Il sifflote entre ses dents. Manches du pyjama retroussées, il se bat avec un bordel inouï, entrelacs effarant de fils, grouillement de rouages, couches superposées de trucs transistorisés, tubes chromés, naninana, tout bien, de quoi filer des cauchemars à un horloger et guérir le hoquet d’un électronicien.
— Tu prends ton pied, Rouillé ? lui demandé-je en admirant son savoir-faire.
— Et comment ! J’en avais entendu parler, mais c’est le premier que je vois.
— Le premier quoi ?
— Le premier Ahahac.
Je prends ma mine la plus conne, ce qui m’est toujours très difficile, mais à force de copier sur les autres j’y parviens.
— Je te demande pardon, fils, mais j’en suis encore au phonographe à pavillon. Qu’est-ce que c’est, un Ahahac ?
— C’est russe, explique-t-il distraitement, tout en poursuivant son vache bigntz ; le mot ahahac signifie ananas. On l’a baptisé de la sorte à cause de ce polyecteur centro-ramolli à préfiguration lente qui a la forme du fruit en question. C’est lui qui détermine tout.
— Tout quoi ?
— Ne bougez pas : j’y suis presque.
Malgré son enjoignement de rester immobile, je vais chercher une chaise, me sentant fourbu.
— Vous allez voir, patron !
Il va éteindre la lumière et enclenche l’Ahahac. Aussitôt, l’écran qu’il a développé s’éclaire. Mais les images qui s’y précipitent ne ressemblent ni à des images de cinématographe, ni à des images de téloche. On les croirait en relief. Et puis, comment t’expliquer cela ?… Elles offrent une espèce de réalité. Il s’agit d’une fenêtre ouverte sur un autre lieu.
Je vois défiler des chars. A l’ambiance, aux drapeaux, je comprends que je me trouve dans un pays arabe. Le preneur de vues me rend soudain compte de l’endroit précis, en me montrant une vaste tribune emplie de gens dont un grand nombre sont en uniforme. Et, ô prodige ! je reconnais le défunt président Sadate (ça date, sa datte, sa date). Le jour, l’instant de sa mort ! En effet, le commando se précipite. Gros plan sur ces hommes kamikazes. Aucune tévé, aucun hebdomadaire ne nous a montré des images aussi nettes. Comprends-moi bien, ma chérie : « on y est ! » Je vois éclater les grenades, trépider les armes automatiques, se renverser les spectateurs, les sièges, les oriflammes. Tout basculer ! Il y a même un énorme plan du pauvre président morflant le potage en pleine poire ! Inouï ! Je rêve, je doute. Le « film » — mais peut-on appeler cela un film, voire même une bande magnétique ? — dure cinq minutes. Tout s’arrête. Mathias défloche le gamahucheur et se tourne vers moi.
— Pas mal, non ?
— Explique !
— Ce local est une école de terrorisme, commissaire. Ici sont conviés les initiés pour se perfectionner sur documents. Mais il y a mieux.
— Je t’écoute.
— On peut suivre les attentats en direct, car la prise de vue du Ahahac se fait, non pas au moyen d’une caméra, mais par simple captation des ondes prépubiennes flexibles. C’est-à-dire qu’il suffit simplement de placer une antenne volante sur les lieux où doivent se perpétrer les coups de force pour que ceux-ci soient captés et transmis à distance.
— C’est dingue !
— Non, fait Mathias, c’est le progrès. Nous sommes entrés dans la grande aventure scientifique, patron. Elle va s’emballer de plus en plus ; nous jonglons déjà avec les miracles, bientôt ce sera, à force de surpassements, l’Apocalypse.
Et l’on est là, à commenter, à se passionner, à anxieuser lorsqu’on tambourine férocement à la lourde.
C’est Béru.
Hirsute, écumant.
— J’viens d’voir assassiner Sadate, dit-il. J’étais à somnoler dans ma piaule, à côté de la petite Blanche-Neige…
— Quoi, de la petite Blanche-Neige ?
— Oui, Pinuche t’a pas dit ? On l’a récupérée en bas, dans la rue, en quittant ici, elle draguait pour te retrouver. J’l’ai dit qui n’fallait pas t’déranger, alors ell’m’a suvi aux Studios Fleuris où c’que j’lu ai bricolé deux trois bonnes manières, histoire de prouver la nature d’l’homme.
— Où était-elle passée ?
— Parle-moi-z’en pas ! Des gonziers d’la bande l’avaient embarquée, biscotte ell’ était r’venue ici, jouer les fouille-merde. Pour s’tirer les pinceaux, elle leur a dit comme quoi elle était la gagneuse du p’tit gars scrafé par la grenade et qu’elle voulait affurer de l’osier, elle aussi, un maxi. Pas conne, la guêpe. Elle sait emballer son monde, non ?
— Oui, conviens-je : elle sait. Et alors ?
— Y z’y ont dit qu’ils la mettaient sur épreuve, comm’ quoi elle devait t’filocher toute Asie mutée et les rancarder sur tes fesses et gestes, et qu’si é jouait à la conne elle partirait en fumée. Des vrais méchants. Alors, elle s’est mis à t’suiv’, depuis l’Fouquet’s, mais à cause de ta feinte ambulancière, elle t’a paumé, c’est pour en espérant t’raccrocher qu’elle guignait rue Léo-Malet.
— Slave dit, c’est pas l’affaire du siècle. Les mômes gras d’os, moi, j’sus pas partant à outrance, j’sus pour la rembourre, question voluptas. Mais bon, qu’je te dise c’qui motive ma fervescence : figure-toi qu’j’ai eu un mirage, mec, ou bien un miracle, c’t’au Vaticlan d’y dire. Just’ j’allais m’endormir après y avoir minouché le frifri, à mamz’elle Blanche-Neige. J’rêvais que je dégustais un cassoulet et j’en pétais déjà d’bonheur quand j’sus réveillé par des détonations n’ayant rien à voir avec. J’ouvre les châsses ! Et qu’est-ce j’assiste ? L’assassinat à c’pauv père Sadate. Comme si j’y s’rais ! T’entends bien, gars : xact’ment comme si j’y s’rais ! J’en ai les poils occultes qu’hérissent !
Mathias a rejauni d’émotion. Il est plus gros qu’un citron, et plus foncé aussi.
— Serait-ce possible ? fait-il. Le serait-ce ? Auraient-ils déjà atteint le « point upsilon » ? Auraient-ils ? Oh ! mon Dieu, si c’est le cas, commissaire, quel pas de géant vous aurez permis de faire à la technique française.
Doctoral, il explique :
— Nous appelons « point upsilon » l’amalgame son-image. C’est-à-dire qu’il suffit de voir une image pour qu’un son mental, afférent à celle-ci, vous soit perceptible, ce qui revient à dire que toute prise de son séparée est désormais inutile. C’est fabuleux !
— C’est p’t’êt fabuleux, Rouquemoute, mais t’en prends plein les étagères à mégot. Moi, j’ai les tympans qu’ont lézardé. J’voudrais que vous vous rendissiez compte de visu !