19 LESQUELS SONNENT

Je comprends mal qu’on nous appelle « téléspectateurs ». Dans mon bel esprit climatisé, spectateur implique une notion de rassemblement. On se réunit, des gens différents, pour voir du cinoche, du théâtre, entendre un concert, assister à une corrida. Mater la lucarne magique, c’est sournois. Un peu louche. On est chez soi. On peut se faire sucer pendant, manger de la tarte, fumer du « H ». Je crois que le vrai terme adéquat devrait plutôt être « télévoyeurs ». C’est assez torve, le principe.

Je me dis cela en apercevant une famille composée de quatre membres, groupés, dans la pénombre blême, au rez-de-chaussée du 41, devant un poste de tévé. Des locataires du rez-de-chaussée. Ils ont tiré les rideaux, mais iceux sont à grille et tu les admires, bouches bées, immobiles, à se gorger de niaisances ricaines (les françaises sont aussi connes mais moins bien réalisées).

Je suis tapi, en tapinois, contre une fourgonnette stationnée là, je fais face à la fenêtre de la famille télévoyeuse. J’attends. La dame qui téléphona viendra-t-elle ? N’ai-je pas omis de donner un mot de passe ? Je poireaute à nouveau dans cette rue Léo-Malet à laquelle je consacre cette journée de ma vie. Parfois, une auto qui survient me donne à frémir. D’instinct, je palpe les deux pistolets qui me chargent la ceinture (le mien et celui du gars assaisonné par Béru ; comme il comporte un silencieux l’objet me bloque tout le baquet).

Voici encore une bagnole. A son allure, je comprends qu’elle va s’arrêter. Elle ralentit bien avant le 41. Personnellement, je m’incruste dans la fourgonnette. Le conducteur ne se gare pas vraiment, mais manœuvre légèrement de manière à insérer le cul de sa guinde dans le berceau du 41, gardant son museau pointé sur la rue. Sage précaution. De la sorte, à la moindre bavure, elle pourra décarrer en trombe. Si je me précipite, ce sera le rush.

Bon, tu envisages ça comment, toi, frisette ? Pas d’idée ? Tu me laisses faire ? Souate ! Tu sais que mon élégance est proverbiale ? A preuve, à l’expression de nos pères : « Beau comme une bite fraîche » a succédé : « Beau comme Santantonio » (ils se croivent obligés de faire une liaison inappropriée, mais qu’importe). Eh bien, ma mignonne, malgré cette habitude que j’ai de ménager mes effets, voilà que je me file à plat bide sur la chaussée, oui, ma chère ! Priant mes copains de là-haut pour que personne ne passe à cet instant, sinon le coup serait brûlé. Mais il se fait tard, la rue est peinarde et dans mon histoire, personne n’a à déambuler, alors t’énerve pas, ma bibiche.

Je repte par-dessous la fourgonnette et émerge à la hauteur de la portière — conducteur — de la voiture qui m’intéresse (une Triumph rouge). Tu sais que ladite est stoppée en biais, nez pointé sur la rue. Or, la portière dont je te cause se trouve bloquée positivement par le cul de ma camionnette. Qu’à cela ne tienne (casse-latte hyène), je rampe un peu plus à gauche de manière à contourner la Triumph, décrivant dès lors un arc de cercle qu’on peut qualifier, au cas où ça t’amuserait, d’arc de Triumph. Me voici dans la rue, allongé le long de la tire, levant la dextre pour cueillir la poignée, qu’il va falloir agir vitement, pour le cas où la dame aurait de prompts réflexes.

Et c’est l’instant où, contre toute attente, alors que je n’avais rien commandé de tel, ni même de Guillaume Tell, une voiture se pointe : un taxi G7. Son driver, me voyant aligné sur la chaussée, croit à un accident et stoppe à ma hauteur. Il s’agit d’un Arabe, les enfants du Maghreb ayant remplacé les princes russes que le temps a mieux su tuer que les révolutionnaires d’Octobre.

— Ci grave ? il demande, ce chéri.

Cézigue, j’en ferais des merguez si je m’écoutais.

La conductrice, voyant ce bahutier qui interpelle, croit qu’il s’adresse à elle et se penche pour baisser sa vitre. Ça lui permet de constater que ce n’est pas elle que mon pote Nordaf visionne. Elle s’avance un peu plus, me voit. Aussitôt je me dresse, revolver au poing (et très au point).

— Casse-toi, Ducon ! crié-je au taximan.

Il !

Un pistolet et une forte voix étant les deux mamelles de l’intimidation.

La souris, qui a laissé tourniquer son moulin, précipite les choses et dépote idem. Moi, obligé sous l’effet du rush, de lâcher la poignée de la porte. Que faire ? J’ai salopé un merveilleux Lapidus pour la peau ! Alors je défouraille dans les boudins. Mais dis : de nuit, si bas, si étroits ! J’aurais affaire à des pneus de bulldozer, encore. Mais des roues de Triumph, tu permets !

La chance qui filait par la lunette des gogues revient aux tripes glaviot. Car l’une de mes bastos s’est plantée dans le bahut de l’Arabe, lequel s’arrête pile, quitte sa formule 1 et détale, plié en deux, comme à la glorieuse époque des Aurès. Du fait, la rue est bouchaga et la conductrice de la Triumph est contrainte de stopper. J’arrive en courant. Elle imite le chauffeur et largue son baquet pour s’emporter plus loin, à pince. Mais dis, l’Antonio, si on le représente avec des ailes au talon c’est pas pour des quetsches ! Je rejoins la fugace tomobiliste à la hauteur du 19. Faudra que j’achète un billet de loterie se terminant ainsi, demain, tu me feras penser ?

Juste que je la ceinture, elle lance son bras par-dessus son épaule. Elle tient quelque chose. Quoi, je l’ignore. Ce que je sais, par contre, c’est qu’illico je suis saisi d’étouffement. Mes éponges se minéralisent, ma respiration est stoppée net. La fille poursuit sa galopade. Je titube, tombe à genoux sur le trottoir. Pas marle de se mettre en posture de prière à côté d’une crotte de chien. Les cloches de Notre-Dame carillonnent éperdument dans ma tronche. Tout se brouille. Rien ne se perd, rien ne se crée (de polichinelle) comme disait Lavoisier, lequel, justement découvrit le rôle de l’oxygène dans la respiration animale, eh ben, mon vieux, ce serait le moment ! J’agonise.

Tu veux pas me croire ? Viens me faire du bouche-à-bouche, connasse, au lieu de mijaurer. Je t’en fais bien, moi, sans que tu le demandes, et même à des endroits que je peux pas dire devant les enfants !

Voilà que quelqu’un me s’occupe. Appuie sur ma poitrine, presse. Me souffle dans la gueule. On dirait que mon asphyxie est enrayée ? Me berlus-je ou suis-je mort ? Ce quelqu’un s’active posément. Une, deux. Inspiration, expiration ! Compression, dépression ! Encore ! Encore ! Oui, c’est bon ! Ah ! le brave prochain qui me maintient en vie, me donne son propre oxygène. Une, deux… Je rouvre les yeux. Je reconnais… Encore ! Encore ! Allez ! Ouf ! Ça y est, mon circuit personnel se rétablit. J’inspire la sympathie, je sais, merci, mais du bel oxygène que sans Lavoisier on se demande ce qu’on respirerait, et comment qu’ils faisaient avant lui.

A la fin, je respire de mes propres ailes. Ouf ! Ah ! les bonnes goulées que voilà ! Goulée-goulag, ô combien gouleyant.

— Ça va mieux ? me demande Pinaud.

— Oui, dis-je en torchant mes lèvres d’un revers de main, mais tu pourrais ôter ton mégot quand tu pratiques la respiration artificielle à quelqu’un, c’est dégueulasse.


Cela dit, il s’est pointé à temps, l’Ancêtre.

— Dégage ce taxi, César, moi je m’occupe de la petite chiotte.

On s’emploie, en bons citoyens, à libérer cette voie paisible. J’en profite pour inspecter la pompe de la dadame gazéifiante. Ma doué, cet arsenal ! Son coffiot est bourré de grenades, de pistolets mitrailleurs, de revolvers et d’autres gadgets du genre, tous plus meurtriers qu’une épidémie de grippe asiatique.

J’enrogne de ce coup fourré. Sans ce malencontreux taxi, plein de mansuétude, je cravatais la fille (une personne d’une trentaine d’années, m’a-t-il paru, brune, avec des cheveux longs et une veste rouge).

— Et à présent ? questionne le placide bipède qui m’a sauvé la vie.

— Remontons !

Je me jetterais ! La soirée des occases perdues ! Des rendez-vous manqués. Pourquoi n’ai-je pas alpagué les deux mecs de tout à l’heure au moment où ils se taillaient ? Pourquoi n’ai-je pas mieux combiné mon assaut de la Triumph ? Mon capital auto-estime fond comme le franc ! Baisserais-je ?

— Qu’as-tu à maugréer ? demande Pinuche.

— Je suis une patate, César !

— Ne te culpabilise pas ; dans notre métier, il y a les circonstances. Parfois elles s’adaptent à notre entreprise, parfois non, et alors ! convient de les façonner, sans se décourager. C’est une besogne d’ajustage.

— C’est très beau, ce que tu dis, Lapine. Serait-ce de toi ou de Chateaubriand ? De toute manière c’est aux pommes ! Bon, alors façonnons.

Nous retrouvons l’Institut des Sciences Séparées, ses morts, sa salle de projection. Je serais curieux de faire fonctionner un peu ce matériel.

Une brève réflexion pour bien coordonner le bigntz, et je me rends au téléphone. Je respire péniblement, en asthmatique mal sorti d’une crise, aussi suis-je pris à froid par les vitupérations de Mme Mathias.

La guenon du Rouillé glapit comme huit mille hyènes en chaleur.

— Quoi ! Que mon mari aille vous rejoindre ! En pleine hépatite virale ! Ecoutez, commissaire, je vous le dis carrément, nous allons être obligés de vous flanquer notre démission. Papa qui est médecin à Lyon propose depuis des années à Mathias d’ouvrir un laboratoire d’analyses et…

— Mathias est un esprit trop ouvert pour s’intéresser à la pisse et aux crachats de ses contemporains, belle dame, passez-le-moi illico et ne criez pas si fort, vous risqueriez de faire une fausse couche !

Elle fulmine :

— Qui vous dit que je suis enceinte ?

— Vous l’êtes toujours pendant les mois en « r », chère amie, à preuve que je ne peux gober une huître sans penser à vous.

On criaille encore, on va aux limites de l’insulte, on flirte avec l’imprécation, on envisage la malédiction, on se dévoile l’à quel point nos haines sont bien ancrées, réciproques, tumultueuses et justifiées. Et puis, force restant à la loi, elle finit par me passer le géniteur de ses portées de chiares.

Mathias, consterné par notre antagonisme, bredouille :

— Un pépin, monsieur le Commissaire ?

— Viens au 37 de la rue Léo-Malet, cinquième étage droite, intimé-je.

Sans lui laisser le temps de misérer, je raccroche. Pinaud s’est endormi sur une chaise. Gentil, abandonné, plus ridé qu’un presse-citron.

Je le laisse récupérer un brin, le cher vieux mouton tondu. En fait, il ressemble davantage à une brebis.

Je vais respirer à la fenêtre. Tiens, celles de la salle de conférences ont vue sur les Studios Fleuris.

Où est passée Mme Pistdesky, bonté divine ? Qu’ont-ils fait d’elle, tous ces énigmatiques personnages qui tuent mieux que je ne respire présentement ? Elle était leur complice, ou simplement leur victime ? Voire les deux, peut-être ?

Qui sont ces gens pour qui la vie humaine importe peu et qui se sont esbignés en me laissant un monceau de cadavres et de dollars sur les bras ? Sacrée aventure, non ? Fais-en part à tes amis ; il y a matinée tous les dimanches…

Fortuna, Vignalet…

Une passe aimable. Et tout a commencé. Il la montait à sa botte, sans forcer, à coups de reins consciencieux. Qui veut voyager loin ménage sa monture. A la pépère. Le coït du veuf retraité ! Piano, piano. Elle, elle faisait ses comptes ménagers mentalement pendant que mister Féloche l’escaladait. Elle se fredonnait des chansons gentilles, passées : Guérilleros et sommiers blancs. L’harmonie de la vie qui va (et vient). La paix des Studios Fleuris… Je regarde. Quelques fenêtres sont éclairées dans la façade de la maison de fesses. Les grands bidets sous la lune chers à Bernanos. Les culs sont encore en manœuvres : marche de nuit.

Un léger ronflement sort de Pinaud. Tu le verrais, tout tassé sur l’un des sièges de la salle, tel un spectateur oublié parce qu’il en écrasait à la fin de film et que tout le monde est parti.

Et la môme Blanche-Neige ? Tiens, je ne l’ai plus revue, ni morte ni vive. Que lui est-il arrivé, à elle, fleur de banlieue, égérie d’H.L.M. ? La petite fille tringlée, cuisse de mouche, air effronté, rigolote et malpolie !

Je pense également au frichti de M’man qui m’attend sur le coin de la cuisinière (pas Maman, sa bouffe). Qu’est-ce qu’elle a mijoté déjà ? Ah, oui. Des aubergines et du porc aux pruneaux ! Merde, je m’en ferais une sacrée gamzoule, car j’ai les crochets. Son porc aux pruneaux, tu ne peux pas savoir ! Onctueux, caramélisé. Y a des gens qui détestent l’aigre-doux, alors qu’il réunit les deux pôles du goût, à savoir le salé et le sucré. Faut pas craindre. L’orthodoxie de la mange, c’est arbitraire.

Je continue de respirer à la fenêtre en réfléchissant. Pinuche de ronfloter sans penser à rien, les heures de s’écouler en silence. Et enfin on tambourine à la porte. C’est Mathias, plus jaune que la Chine sur une carte d’atlas, en pyjama, avec un pardingue sévère par-dessus, un cache-pif monté plus haut que la bouche, un bonnet de laine tricoté par Mme sa mégère, croquignolet, tu croirais un Schtroumpf !

Il me rit jaune, à cause de son hépatite virago, comme dit Béru, mais joyce de cette liberté retrouvée. Jubilateur.

— Patron, j’avais tellement hâte de vous revoir ! Mais tellement (des Réaux), si vous saviez !

— Parle vite, ne laisse pas la curiosité irriter davantage mes trompes d’Eustache, qu’ensuite je devrais me filer de l’huile d’amande douce dans les feuilles !

— Savez-vous les empreintes de qui j’ai trouvées sur votre lunette d’approche ?

— Annonce !

— Carlos.

— Merde !

Je m’en fais asseoir de saisissement. Sur quel nid de frelons avons-nous mis les pieds, Dieu du ciel (et accessoirement du purgatoire, je pense ?)[11] !

Carlos ! Le maître ès terrorisme ! L’insaisissable (mouvant) ! Le Fantômas international ! L’homme qui tue ! Qui s’évapore !

— En es-tu certain ?

— Absolument, monsieur le commissaire.

Je narre à Mathias les derniers événements. Lui montre tous ces morts. Il en est drôlement impressionné :

— Je t’ai demandé de venir, conclus-je, pour que tu usines un peu sur ces instruments de projection.

Notrethias regarde, il est intéressé et remue la truffe, remue la queue, comme un chien d’arrêt. Tombe le pardeusse, pose le cache-nez. Il développe l’écran, déboulonne ensuite la carène (d’Angleterre) de l’appareil de projection. Voilà, il a oublié sa bonne femme acerbe (ocroate), sa foultitude de mouflets braillards, scrofuleux, mal mouchés, merdeux, rouquins, coqueluchards. Oublié son hépatite, sa vie en forme de Paic vaisselle. Un vrai passionné ! Génial.

Tandis qu’il s’active, je retourne à une fenêtre car je continue de ressentir une grosse gêne respiratoire.

Cette fois, histoire de ne pas troubler mon collaborateur dans ses œuvres, je vais me fenestrer dans le bureau. Je suis hanté par la révélation du Thias. Carlos ! Cet immeuble est l’une des planques de l’Insaisissable. Je comprends à présent le dispositif de sécurité : les deux appartements communiquant en secret, cet institut bidon, et pourquoi on sèche les mecs aussi froidement, au premier coup de sonnette : pan pan pan pan ! Il joue la Cinquième au silencieux ! On liquide les témoins, les intrus, les malcontents : femmes, moines, vieillards, tous sont descendus !

Je rêvasse, accoudé dans l’obscurité. Des poulets, alertés par le chauffeur de taxi, se sont amenés. Ils ont examiné son teuf-teuf. Puis sont repartis avec lui, sans s’occuper de la petite Triumph rouge que j’ai rangée un peu plus loin, sagement, le long du mur de briques. Elle a pourtant de quoi intéresser ces bons amis, chargée d’armes comme elle est, à en carboniser ses amortisseurs.

Je regarde briller son long capot dans la clarté mélanco d’un lampadaire. Pourquoi éprouvé-je ce dur sentiment d’insatisfaction ? A cause de tous ces cadavres ? Faut dire qu’il y a de quoi démoraliser un gus, non ? Je me sens coupable. C’est moi qui ai entraîné Maillard et son connard dans cette galère où ils ont laissé leurs peaux ! Moi qui ai laissé filer les gars de la bande ! Je me répète, mais c’est ça, le remords : il te joue le Boléro de Ravel, sempiternellement.

Et donc, je suis là, pauvre humain misérable, à balancer entre la faillite partielle de mon entreprise et le porc aux pruneaux de M’man qui m’attend (Maman et le porc, donc, qui « m’attendent »). Je suis là, dis-je, au cinquième, le regard perdu dans la rue vide et livide lorsqu’un léger mouvement derrière une file de tires en stationnement requiert mon attention. Une ombre dans l’ombre. Un frémissement. Un signe de vie. Ce culot ! Tu sais quoi ? La fille à la veste rouge qui revient à sa bagnole ! Faut être gonflée, non ? Et pas à l’hélium ! Merde, si cette dame était un monsieur, il aurait dans sa soute à burnes un paxif gros commako !

Je t’ai pas dit : j’en oublie. Une histoire de cette ampleur, on peut pas poildeculter ! Mais il est évident que j’ai récupéré les clés de la Triumph après l’avoir garée, et que j’en ai fermé les portes.

Bon, je m’élance.

Pour aller plus vite : la rampe ! Comme lorsque j’étais petit. Dans cet immeuble ancien, elle est continue : haut en bas, sans escale ! J’ai les miches en feu et l’oignon comme une tomate lorsque je parviens à destination.

Rapidos, je repose mes ribouis. Un feu dans chaque main, je me risque à l’orée du porche. Coup de saveur dans la tue. La gonzesse est carrément occupée à bricoler sa portière, accroupie au niveau de la serrure. Plié en deux (en espérant l’être en quatre lorsque tu me raconteras ta prochaine connerie) à l’abri de la file d’autos stationnées de mon côté (c’est une rue à double stationnement), je fonce jusqu’au niveau de la nana. Me relève et accoudé au toit d’une ravissante Maserati Khamsin, moteur V8, 4930 cm3, de couleur bleu clair métallisé, je me mets en très belle position pour braquer de mes deux soufflants la dame à la Triumph.

Je lui parle sans crier, à voix presque basse, moderato.

— J’ai deux pistolets braqués dans votre dos, chère amie. A la moindre extravagance, j’envoie le potage et je passe pour être un tireur émérite, sinon d’élite.

Le self-contrôle, ça la connaît, Frisette ! Tout juste qu’elle marque une légère contraction des épaules.

— Soyez assez aimable pour lever les bras !

Elle obtempère.

— Maintenant, on se relève lentement, sans se retourner.

Exécution.

— On pose ses deux jolies mains sur le toit de sa Triumph, bien écartées !

J’obtiens satisfaction.

— On écarte également les jambes le plus possible comme pour prendre une belle chopine dans les miches ! Vite !

Elle continue d’obéir.

— Merci, parfait. A partir de là, on ne fait plus le moindre geste avant que je ne précise lequel. Je défouraillerai à la plus légère velléité.

Le curieux, l’intéressant, c’est que je continue de m’exprimer mezza-voce. Ça renforce le côté tendu.

Toujours paré pour la manœuvre, je contourne la Maserati Khamsin, moteur V8, 4930 cm3 ; compr. 8,5 ; 206 kW (280 ch) à 5 500 t/mn, 41,8 kW/L (56,8 ch/L) ; 446 Nm (45,5 mkp) à 3 400 t/mn ; soupapes en tête (en V30°), 2×2 arbres à came en tête, culasse et bloc-cyl. en alliage léger ; chemises amovibles humides ; vilebrequin à 5 paliers ; carter sec ; huile 12L ; 4 carburateurs inversés à double corps Weber 42 DCNF 6 ; bougies Bosch W 200T 30 ; batterie 12V 75 Ah, alternateur 66 A, refroid. à eau capac. 16 L.[12] et m’approche de la donzelle.

Tu n’ignores pas que nous autres flics, cette maudissure de la Société, si tant critiqués, voire méprisés mais dont souvent on trouve les effectifs trop peu nombreux[13], tu n’ignores pas, reprends-je, que nous avons en permanence (de police, bien sûr) un certain matériel dans nos poches, et parmi lequel une paire de menottes. Me défaisant d’un pistolet, je sors les bracelets de ma vague et passe une boucle à l’un des poignets de la donzelle. Mon instinct de sale poulet de merde[14] branché sur la force depuis son coup du vaporisateur, m’avertit qu’elle va essayer une girie salope avant d’être totalement menottée, aussi, sans vergogne, lui filé-je un sauvage coup de boule sur la tempe. Elle en tombe in the vapor. Et c’est tant mieux car, lui bracelant le deuxième poignet, je m’aperçois qu’elle avait dans sa manche un dernier atout sous forme d’un long poinçon à tête ronde, tellement acéré, tellement à serrer, que les yeux vous picotent quand on en regarde la pointe.

Je soustrais l’arme de sa planque. Mon sentiment de culpabilité s’atténue. Voilà une bonne prise. Enfin, je tiens un membre de la bande, un vivant, un qui peut, qui VA causer, dussé-je le confier au révérend père Béru, le roi du confessionnal à phalanges.

— Ça va mieux, mignonne ? je lui questionne, vous pouvez marcher ?

Elle paraît pouvoir se tenir debout fectivement. Alors, en route, on remonte. J’ai décidé que j’y verrai complètement clair dans tout ça avant le lever du jour, ce qui est une drôle de gageure, s’pas ?

Tu vas voir combien ce très joli livre est fertile en péripéties, périphéries et péripatéticiennes. Non, mais franchement, il faut le lire pour le croire. Tu verrais ça dans le journal, ta hausserais les épaules.

J’emballe ma prisonnière pour me lui faire narrer sa vie passionnante. Je la tiens par l’épaule et la pousse avec cette fermeté qui me distingue du petit gars avec lequel tu as brossé l’autre soir en sortant du cinéma où l’on projetait un très beau film X titulé Le poil sur la langue. Nous traversons la chaussée, gagnons le 37. Qu’une bagnole surgit d’un train en fer ! Pneus feulant comme quatre tigres qui se sont fait prendre la queue dans un broyeur à ordures. Loupiotes arrosant pleins phares. Je me grouille d’achever la traversée. Quand brusquement la tire survenante freine à mort. J’ai le temps de reconnaître la Porsche déglinguée de tout à l’heure, avec au volant, le gus beau et blond-blé qui ressemble à Bicarbonate de Soude, le très grand champion suédois de pénis. Pauvre ami, ça ne chôme pas ! Juste que je viens d’identifier la bagnole et son maître, le canon d’un Raskolnikov rainuré sort de la portière. Moi, tu me connais : la galanterie avant tout ! Les dames en premier, n’importe les circonstances, le premier qui prétend le contraire, je lui fous un procès en diffamation (dix femmes à Sion) aux meules. D’une virgulée noire, je ramène la môme devant moi. Et c’est admirablement synchrone car cela coïncide avec le largage des bastos. Je ressens les impacts dans le corps de la dame ; c’est si violent que je me crois touché. Ces balles ont dû la traverser comme le passage du Caire et finir leur trajectoire dans ma viandasse.

La salve est dense mais unique. Le conducteur ne perd pas son temps à recharger sa lampe à dessouder. La môme, en chutant m’entraîne sur le macadam. L’autre démarre. Bibi, en état second avance sa main toujours armée et tire, froidement, posément, avec une lenteur constituant un gage de succès.

Et ptchoufffff ptchoufff ! Mon oreille de méli-mélomane reconnaît le bruit caractéristique de boudins crevés. Un bruit de ferraille succède, c’est le blondinet qui, désormais, roule sur la jante. Bravo, Tantonio ! Tu retrouves tout ton brius et tout ton topo ! Vous lui mettrez trois Légion d’honneur, m’sieur le ministre, dont une sur canne à pêche pour le lancer léger !

M’étant redressé, je découvre qu’aucune blessure ne me gêne pour rigoler. La môme a conservé par-devers elle, et en elle, la totalité du chargeur. Sans perdre d’étang, comme on dit dans les Dombes, je me manie la rondelle pour récupérer la Triumph ! Vite, les clés ! Vite, le contact ! Vrzoum ! Vrzoum ! comme on dit si justement sur les bandes des six nez. Décarrade. Certes, l’autre a de l’avance, mais roulant sur deux jantes, m’étonnerait qu’il puisse remporter le Monte-Carlo.

Je filoche comme un dingue. V’là le carrefour de La Muette. Les feux de la Porsche sont visibles, au loin, Beurg Beurg descend en direction de la Seine. Il enquille une rue agaçante. J’accélère. Son astuce m’apparaît un peu tard, et je suis d’autant plus inexcusable que je l’ai personnellement employée en moult circonstances. Comprenant que je vais le rejoindre, il s’est enquillé dans une rue et a laissé sa pompe en travers de la chaussée, afin de poursuivre sa fuite pédestrement.

Je la vois grosse comme une maison, la vieille Porsche ! Mais l’as du volant, do you know ? Yes, madame, c’est bien ton Sana joli. Coup de patin désespéré, braquage toute ! La Triumph grimpe sur le trottoir, qu’un berger allemand, tenu en laisse par son maître, vieux baron d’Empire en robe de chambre, transforme en crottoir. J’adore les animaux et je ne ferais pas de mal au moustique qui te pique ! mais là, les circonstances ordonnent et je ne puis que leur obéir. Voilà pourquoi j’embugne le cador en position de chieur et le cataplasme contre la vitrine d’un teinturier sur laquelle y a marqué comme ça : « Nettoyage à sec » ; ce qui te souligne l’ironie du hareng[15].

Le pauvre baron reste indécis, avec cette laisse à l’autre bout de laquelle ne subsiste plus qu’un poster de berger chleuh.

Une marche arrière. Je contourne la voiture abandonnée. La rue s’achève par des escaliers, ce qui est malcommode pour circuler en bagnole, et pourtant, oui, pourtant, je n’hésite pas à m’y engager au volant de la Triumph !

L’ai-je bien descendu ? Ça gamelle beaucoup, mais ce que j’en ai à foutre, hein ?

Je déboule dans une voie assez large filant sur le quai. J’aperçois mon Alka Seltzer, tout là-bas. Il traverse comme un fou l’avenue. Je le vois escalader le muret dominant la voie sur berge et disparaître.

Une giclée dans le carburo, et m’y voici. La circulation est faiblarde, je bombe dans l’avenue, enquille une rampe à sens unique, dans le mauvais, œuf corse, qu’où serait sinon le charme ? Et pile, à la seconde où je m’y engage, je distingue le tout-blond qui franchit l’étroite et flexible passerelle conduisant du quai à une péniche amarrée.

Il s’engouffre par une écoutille et disparaît.

Alors moi, l’apôtre de l’action, soudain glacé par l’importance de mes responsabilités, je deviens comme détaché de cet épisode haletant (si tu es haletant, passe me dire bonjour). Un petit mec, au volant d’une 4 L bleue, stoppe pour m’injurier, comme quoi je descends à contre-courant. Fissa, je saute de la Triumph et m’approche de lui, ma carte policière brandie comme l’étendard de Jeanne d’Arc sous les murs d’Orléans. Aussitôt, il rengracie ; blatafouille comme quoi j’excusez-moi-je-pouvais-pas-savoir. Mais je lui intime de la verrouiller fissa.

— Ecoute, gars, lui dis-je, si tu as envie de devenir un héros, sans même risquer un rhume de cerveau fonce téléphoner au numéro que je vais te donner et dis que je réclame le dispositif Crème devant la Péniche que tu aperçois là-bas. Tu veux bien ? Crème, comme le café. Y aura pas gourance de ta part ?

Ce bon petit pote de chez nous me tatoue en plein cœur le sourire du siècle, plein d’admiration, de lumière et de tout autre produit qu’il te plairait d’adjoindre, on est là pour se faire plaisir.

Il promet que « c’est-parti-je-reviens ».

« Je m’arrange pour placarder un peu la Triumph et choisis un Gorgulof 130 dans l’arsenal à dispose.

Après quoi, je vais monter la garde, dans l’obscurité, sans perdre la péniche des yeux.

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