— Vous seriez gentil de prendre les patins, implore Riton l’Ardéchois ; depuis les plâtriers, j’ai eu toutes les peines du monde à « ravoir » mon parquet.
C’est un petit homme brun, bistre, fiévreux, aux yeux clairs. Le mac de Fortuna me précède dans le livinge, en accomplissant une véritable prestation de patinage artistique dans la discipline des figures imposées. Il se déplace d’une allure aérienne, les mains nouées dans le dos, le buste en avant, les pieds en perpétuelle écartance. Il est correctement vêtu d’un pantalon sombre, d’une chemise sport bleue issue d’une bonne maison, et d’un tablier coquin, à grosse poche ventrale sur laquelle est écrit « N’éveillez pas le chat qui dort » en anglaises onctueuses.
Je me confie aux bras d’un fauteuil Lévitan, à fleurs. Le jules pose son tablier en s’excusant d’un :
— J’étais en vaisselle.
La radio ronfle comme un tour à obus un jour de « mobilisation générale-qui-n’est-pas-la-guerre ».
— On a du nouveau ? il questionne.
— C’est pour en dégauchir que je viens t’interviewer, Riton, lui réponds-je tac-tac.
Il écarte les bras comme pour un envol auquel il renonce in extremis.
— Alors là, je serais bien en peine de vous apprendre quoi que ce soit. On mène une vie sans histoire, Fortuna et moi.
— T’as des ennemis, camarade ?
— Moi !
Il conviendrait de déposer douze mille points d’exclamation à la suite de son « moi », mais nous en manquons présentement à l’imprimerie, la femme de ménage myope les ayant pris pour des fourmis et, de ce fait, flanqués à la poubelle.
— Dans le mitan, on n’est pas toujours blanc-bleu aux yeux de tout le monde.
Riton hoche la tête.
— Le mitan ! Vous me prenez pour qui ? Je suis instituteur en disponibilité. Les chiares me couraient sur le système ; alors j’ai mis ma bourgeoise sur le tas et je m’occupe du ménage. Le mitan !
— Pourquoi l’a-t-on enlevée ? On t’a réclamé une rançon ?
— Pas encore, non.
— Trois hommes surgis d’une Mercedes noire…
— Je sais, j’ai vu la scène depuis la fenêtre.
— Raconte.
Il pousse un soupir fort comme l’éclatement d’un pneu de bulldozer.
— Fortuna se pointait sur le trottoir d’en face. Au moment de traverser la rue, la bagnole s’est arrêtée devant elle, deux types en sont descendus : en impers bleus et chapeaux de feutre.
— Tu as pu voir leurs frimes ?
— La perspective plongeante n’est pas favorable aux fiches signalétiques.
— Continue…
— L’un d’eux lui a montré un document, comme il l’aurait fait d’une carte de police, tandis que l’autre l’empoignait par un bras. Mais Fortuna s’est jetée en arrière. Alors les deux s’y sont mis pour la ceinturer.
— Et toi ?
— Moi quoi ?
— Tu restais aux premières loges à regarder kidnapper ta gagneuse ?
— Vous oubliez deux choses : que ça s’est passé très vite et que je ne m’y attendais pas. Quand j’ai vu que le deuxième type l’empoignait à son tour, je me suis élancé dans l’escalier. Seulement, lorsque j’ai débouché dans la rue, à la place de la voiture, de ma bonne femme et des vilains, il n’y avait plus qu’un flic raide mort, avec une balle en pleine gueule. Les témoins m’ont expliqué que Fortuna hurlait au secours, que le bourdille passait à vélo et qu’il a voulu intervenir… J’irai à son enterrement.
— C’est gentil à toi.
— La moindre des choses.
— Cet enlèvement, tu en penses quoi !
— Rien ! Mystère ! Depuis plusieurs heures je remue toutes les hypothèses. Je me demande s’il ne s’agirait pas d’une méprise. Nous ne sommes pas riches. Fortuna gagne correctement notre bœuf, juste de quoi vivre confortable, j’ai pas le moyen d’allonger des rançons à six chiffres. En outre, s’ils voulaient faire casquer la communauté, ils n’auraient pas jeté leur dévolu sur une pute, personnage qui n’éveille pas d’emblée les compassions.
Il est objectif, Riton. Nerveux, certes, tourmenté, mais capable de dominer l’événement.
— Il y a tout de même une explication à la base.
— Je compte sur vous et vos potes pour la trouver, rétorque le barbeau d’intérieur.
Il tend la main vers un bar roulant acheté en « promotion » dans un Carrefour quelconque.
— Vous prenez un petit « remonte-moral » avec moi ?
— Je prends. Dis-moi, gars, Fortuna t’a parlé de sa vision, bien sûr ?
Il bloque son geste pour un plan fixe des mieux réussis.
Puis dit :
— Quelle vision ?
— Hier ?
L’ébahissement transforme sa physionomie en papier hygiénique usagé. Il est tout chiffonné, tout marbré, tout embrumé.
— Elle ne t’a pas parlé de ses démêlés avec la Rousse et l’hôpital ?
Riton me fait face pour mieux me capter, rien me laisser perdre.
— Allez-y, au point où j’en suis…
Je lui narre le coup raté à m’ sieur Félicien, la suite…
— Non, mais vous vous foutez de ma gueule, murmure l’Ardéchois ; ce sont des calembredaines.
— La chose n’en est pas moins arrivée. Elle a vu la tuerie de la gare de Cannes en direct, mon loup. Vistavision, écran large, pendant qu’un birbe la calçait à sa botte, si je puis dire. Il est surprenant qu’elle t’ait passé la chose sous silence. Tu es du genre teigneux avec elle ?
— Pas du tout, lune de miel permanente, nous deux on se croirait dans une carte postale : « Coucher de soleil sur les Seychelles. » On s’envoie en l’air comme des fous. Pour vous confier : elle prend du petit, Fortuna, c’est sa vraie longueur d’onde, la sodomie.
Cette confidence, lâchée dans un moment d’abandon, m’enchaleure l’âme. Je mate autour de moi. Intérieur coquet de Français moyens. Trois pièces dans un immeuble neuf. Le logement est impec, entretenu faut voir. Il s’y mijote des petits plats pas cons car des relents discrets rôdaillent en permanence. Fortuna rentre de l’usine, dépose sa comptée, prend son bain à l’essence de pin délassante et se laisse embroquer à la Peyrefitte[2] par son matou. La vie est là, simple et tranquille. On va chercher le gamin à sa pension de luxe pour les véquendes. On prépare les vacances, on envisage une résidence secondaire, voire l’achat d’une nouvelle bagnole…
— T’as quoi, comme bagnole ? demandé-je distraitement.
— Une BMW.
— Eh ben dis donc !
— Dans le bas de gamme ! corrige Riton.
La digression sur la voiture ne l’a pas éloigné du sujet essentiel.
Il réclame une narration complète, fouillée, avec détails. Je lui raconte tout bien. Il paraît douter, malgré tout et secoue misérablement sa pauvre tête surmenée.
— Y a jamais eu de prémices, au plan visions ?
— Vous rigolez ! C’est le genre de choses que j’aurais mal tolérées.
— Pourquoi ne t’a-t-elle pas parlé de cette aventure incroyable ?
— Parce qu’elle est incroyable, précisément, et qu’elle sait parfaitement que j’aurais mal réagi ; la névrose, moi, je ne suis pas preneur.
— Son délire a eu deux témoins, dont un officier de police, objecté-je.
— Et alors ? Elle a dû entendre le truc à la radio en tapinant.
Donc, un barbe peut arriver aux mêmes conclusions que le Vieux !
— Je viens de vérifier : la toute première information a été donnée sur Europe alors que l’ambulance de Police Secours embarquait déjà ta môme.
Riton ne semble pas convaincu pour autant.
— En somme, vous croyez au Père Noël ? laisse-t-il tomber d’un ton sarcastique qui lui mériterait une baffe si j’étais moins bien luné.
— Je mets les données à plat, petit drôle. Primo : les éléments dans leur ordre chronologique ; deuxio, les hypothèses qu’ils m’induisent à formuler. Non, je ne crois plus au Père Noël hélas, mais force nous sera d’accepter cette vérité ésotérique tant que n’en aurons pas une autre à nous mettre sous l’esprit de synthèse. Quelle classe faisais-tu, quand tu étais instit’ ?
— Cours élémentaire deuxième année.
— Au poil, là que tout se décide, positivement.
— Que vous dites : les cons sont cons beaucoup plus tôt.
— Mais les intelligents ne comprennent pas qu’ils ne sont pas cons avant cette période. Ainsi donc, tu n’es pas partant pour l’affaire du mirage ?
— Je vous en fais cadeau.
— Elle était sujette à des délires quelconques, ta dulcinée ? La nervouze prenait le pas, chez elle ?
— Non. Elle avait une vivacité italienne, une certaine fougue, disons, mais elle n’a jamais eu de crises à grand spectacle comme celle que vous me rapportez. Vous êtes sûr du vieux qu’elle épongeait quand ça l’a prise ? Il ne lui faisait pas des trucs bizarres, des fois ? Ces scouts de soixante-dix piges ont souvent recours à des dingueries pour parvenir à leurs fins.
— Fortuna est la première à assurer qu’il la limait à la papa.
Riton se souvient de sa propose de tout à l’heure et prend une bouteille dans son bar roulant.
Il emplit deux verres à liqueur tellement mignards qu’il va falloir faire gaffe de ne pas les avaler en buvant cul sec, m’en présente un.
— Du marc de chez nous, révèle-t-il.
J’avale. La dose est à peine suffisante pour que je me rende compte que c’est fameux.
— Tu veux que je te dise, Riton ? Son enlèvement est lié à sa séance médiumnique d’hier.
Il hésite et hoche la tête :
— Qu’est-ce qui vous le donne à croire ?
— Deux trucs extraordinaires se produisent à quelques heures d’intervalle dans la vie apparemment paisible d’une brave fille ; s’ils étaient sans lien entre eux, ils seraient plus extraordinaires encore, non ? Tu vois, j’essaie d’atténuer leur portée en les jumelant.
— En somme, si je vous suis, les gars à la Mercedes noire ont kidnappé Fortuna parce qu’elle a eu cette vision ?
— J’en mettrais ma main au feu.
— C’était une voiture volée, cette Mercedes ?
— Oui, son propriétaire est un notaire des Yvelines qui a signalé la disparition de son véhicule ce matin ; on ne l’a pas encore retrouvé, mais ça ne saurait tarder.
« Je te quitte, si tu es contacté par les ravisseurs, préviens-moi, tu pourras me joindre à l’un de ces numéros. Que vas-tu faire, en attendant ? »
— Essayer de ne pas devenir fou, répond Riton l’Ardéchois.