La survivance de César Pinaud m’est un grand bonheur, lequel cependant ne me cache pas la situation dramatique où nous sommes. Les morts pleuvent ! A verse !
Je n’ose récapituler, faire le bilan des gens décédés depuis que j’ai commencé cet ouvrage tellement exemplaire qu’il y en aura six cent mille vendus, merde, faut pas chier la honte ! Je comprends pourquoi les chaisières me font la gueule, pendant la messe ! Tous ces meurtres à gros tirage ! Ces conneries innombrables. Ces parties de fesses ! Y a de quoi les indisposer, malgré qu’elles eussent franchi depuis un quart de siècle le cap délicat de la ménoche. L’autre jour, j’étais chez un pote libraire. Une douairière était là, qui achetait une vie de sainte Apoplexie, vierge et martyre. M’apercevant, elle prend le libraire à part et chuchote à voix assez basse pour être haute : « C’est le bonhomme qui écrit ces horreurs ? » Mon aminche, contrit d’admettre qu’en effet, acquiesce, l’air de s’excuser que je sois là, comme une merde sur son paillasson. Bon, j’ai souri à la dame. Je lui ai dit « Je t’aime : nous sommes tous des enfants de Dieu. » Tu l’aurais vue déhotter, la chère personne ! Enfuir à tout jamais ! Oui, j’sais bien que je leur agace les dents comme une glace au citron, à des certains, à des beaucoup. Me faut avoir le courage d’accepter que des prochains soient pas tellement proches. Penser à ceux qui m’aiment, qu’on s’entend si bien, eux et moi, complices d’esprit. On sait des choses que les pisse-chagrin ignoreront toujours, jusque dans le paradis où il faudra bien quand même les foutre tant ils se seront montrés édifiants. On peut pas blâmer la vertu, après tout. Ils ont choisi le plus facile : le droit chemin, la conscience toujours récurée, la haine de tout ce qui pourrait ressembler au péché, même quand c’est pas du péché comme je vois moi, mais seulement une espèce de gaulois hommage au Seigneur, que merci pour mon âme, naturellement, mon Dieu : mais aussi merci pour ma belle grosse bite. Ils veulent pas remercier pour la bite, ces hypocrites, ils croivent que ce serait mal ! Je déplore. Ça me fait de la peine. Voilà.
— C’était fermé de l’intérieur, expliqué-je au Vétuste, une fois revenu chez l’absente dame Pistdesky. Comment expliques-tu la fuite du meurtrier, toi qui as ton permis de conduire et de l’expérience ?
Le Branlant enjambe les corps en soulevant son vieux bitos par correction.
— Ce pauvre Maillard, fait-il ; si près de la retraite ! Il rêvait de la Légion d’honneur, je suppose qu’on va la lui donner.
Pinaud pénètre dans le vaste atelier, les mains aux fouilles, la tête rentrée. Il médite pis qu’Hamlet. Style : Médecin or not médecin, that is the question.
— Il est superflu de te demander si tu as tout fouillé.
— Superflu et injurieux, réponds-je.
— Par le toit ?
Il se lève et va se pencher au-dehors.
— Non : l’avancée est trop forte, même un acrobate n’y parviendrait pas. Bien sûr, reste la corniche dont tu t’es personnellement servi.
— Idiot ! Pourquoi prendre un pareil risque ? Ça le conduisait au palier, de toute manière. Un palier dont il n’avait plus rien à craindre puisqu’il croyait t’avoir buté.
— On va trouver, décide-t-il.
Et il se met à inspecter le plafond. Et puis, aussitôt après, le plancher, soulevant les tapis, remuant les meubles. Une vieille fourmi, la Pine. Un rat gris, efflanqué, gentil, tête et queue basses, moustache de guingois, sentant le grenier d’où il arrive, mais le sentant à longueur de vie. Je le regarde s’activer. Tout gaillard, pas frais mais dispos. Saisi d’une hâte trotte-menuesque ; bien reposé par son long roupillon. On lui a défouraillé dessus à quatre reprises et ça n’a pas troublé son sommeil de chérubin.
Tout à coup il s’arrête, crispé.
— Seigneur ! s’exclame-t-il.
— Quoi donc ? réponds-je en lieux et place de celui-ci.
— J’ai perdu mon mégot dans le galetas ! Tu permets un instant, je vais aller le chercher.
Je pose une main pleine de phalanges et de tendresse sur le vieux cintre à habits disloqué lui servant d’épaules.
— César ! Voilà des lustres que nous nous connaissons et je ne t’ai encore jamais vu allumer une cigarette. Ça t’ennuierait de faire ça pour moi ? Une fois, une seule dans notre histoire commune. T’admirer, une cousue neuve au bec, tirant d’icelle une première goulée ; quel grand moment ! J’ai peur de jouir dans mes guenilles à un tel spectacle.
Il hoche sa belle tête ouvragée, de champignon non cueilli.
Et voilà que le miracle se produit. Que cette chose tant rêvée par moi s’opère sous mes yeux. Baderne-Baderne plonge le bout de sa menotte dans la poche du rez-de-chaussée de sa veste. Il en ramène un machin, ou si tu préfères un truc bleu roulé, froissé, terni, sur lequel se lit encore le casque du cher Vercingétorix : un paquet de gauloises. Minutieux, à tout petits gestes gourmands, il ouvre ce tronçon de paquet, finit par y dénicher une espèce de chose indéfinissable, qui fut blanche et cylindrique avant de ressembler à la carcasse d’un gros ver blanc mort en étant lové. Des doigts de magicien, César. Chirurgien de la tige ! La cigarette redevient rectiligne, guérit de ses rides, récupère sa forme originelle. Alors il l’embecque, tire son briquet fumeux dont la haute flamme de derrick s’abîme dans un nuage noir, et allume sa cibiche qui, dans la fournaise devient illico mégot. Le Rogaton rabat le couvercle du briquet. Puis il cueille sa sèche entre index et médius afin de l’écarter de sa bouche et la contempler, la sentir vivre entre ses deux salsifis. Il expulse une goulée. Sourit d’aise. L’instant est solennel, troublant parce que mystérieux comme la migration des tortues de mer jusqu’aux rives de Guyane.
— Merci, balbutié-je ; tu n’auras pas affaire à un ingrat.
Le Bêlant opine, certain qu’il ne s’agit pas d’une promesse en l’air.
— Je crois avoir trouvé, déclare-t-il.
— Trouvé qui, trouvé quoi ?
— L’issue que nous cherchons, l’évidence m’a frappé pendant que j’allumais cette cigarette, Antoine. A travers la flamme, j’ai vu et compris.
Il désigne un angle de l’atelier.
— Le cosy-corner. C’est ici le seul meuble qui ne soit pas déplaçable parce qu’il est fixé au plancher. Je suis sûr qu’il est truqué. Le sommier s’en va ou bien un quelconque système permet de le faire pivoter tout entier.
O incomparable esprit ! O souverain alchimiste de la déduction, capable de transformer l’incompréhension la plus dense en claire évidence ! O cher Pinaud des admirables Charentes ; Pinaud des charades ! Maître à déduire de la police française ! Eclat de la pensée universelle ! Glorieux hémorroïdaire ! Personnage sapide et odorant ! Prince des vérités ! Pierre tumulaire de la raison ! Grâce te soit rendue, si par hasard tu l’as perdue, pour ta clairvoyance à claire-voie.
Il a dit juste.
Le cosy, tu penses ! Et corner de surcroît. Corner = angle. Ah ! certes, il nous faut du temps pour découvrir l’astuce. Non, le sommier ne se soulève pas. Non, le meuble ne pivote pas. C’est le montant tourné vers la pièce et garni d’étagères incorporées, qui s’ouvre telle une porte, démasquant une ouverture bourrée d’escaliers colimaçonniques.
Tu penses que c’est plus le moment de chiquer les marmottes et se coller le nez dans le cul en attendant que passe l’hiver !
Me voici déjà engagé à mi-corps après une rapide inspection vers les abîmes redoutables de l’appartement du dessous, t’sais : l’Institut des Sciences Séparées. Il n’est qu’une façon de dévaler un escalier de ce genre : s’y laisser glisser en espérant que tes miches n’auront pas trop de bleus à l’âme.
Je ne dois pas mettre plus de trois secondes pour parvenir à destination. J’atterris dans un local noir comme une panne de lumière dans les catacombes. Il s’agit d’un réduit où l’on a entreposé des piles de papiers et des appareils de bureau déglingués.
Un loquet soulevé et me voici dans un local sans joie, très vaste, revêtu de boiseries à prétention Louis XV. Des chaises pliantes, dépliées, sont disposées par rangées. On trouve une estrade de deux marches à l’autre extrémité, dépourvue de meubles mais supportant un écran pliable de cinématographe. Près du réduit, sur une table haute sur pattes, un appareil de projection assez sophistiqué me paraît-il, mais moi, tu sais, je m’en fous, n’étant pas le genre goinfreur de Fnac ; tout ce qui est appareils, photo, radio, télo, me fait chier. Dans les bibelots modernes, je n’aime que les bagnoles ; les chouettes, bien perverses, les sublimes putes de la route qui te filent des sensations uniquement parce que tu fais cadeau aux gendarmes de la limitation de vitesse. Mais bon, je m’écarte, comme disait la danseuse étoile. Et alors je traverse la vaste pièce de conférences pour me retrouver dans un couloir.
Près de l’entrée l’est un boxif de réception fabriqué avec de l’Isorel. Les murs sont couverts d’affiches et documents relatifs aux Sciences Séparées, lesquelles prétend-on vont infléchir le développement socioculturo-déambulatoire. Deux portes, en face de la salle de séminaires (usons du bon langage). L’une permet d’accéder à un bureau mal ordonné, plein de classeurs, avec des dossiers attachés à la va-te-faire-mettre empilés et bousculés ensuite, dégueulant sur le plancher, surchargeant le meuble à cylindre (j’adore les vieux bureaux à cylindre, comme je n’en possède pas, j’en fous dans tous mes livres) escaladant les cloisons, encombrant les sièges, bref : le foutoir.
La dernière pièce fut la cuisine de l’ancien appartement, du temps qu’il était honnête et hébergeait une famille (la salle de conférences devait autrefois recéler deux ou trois chambres dont on a fait tomber les galandages). Cette cuisine désaffectée est plus triste que le reste, à cause probable des carreaux de faïence et de l’évier surchargé de dossiers envahisseurs. Décor d’épouvante.
Surtout avec trois cadavres entassés sous l’évier. Parmi lesquels celui de Fortuna et celui d’Alexandre-Benoît Bérurier, mon très cher, mon incomparable, la chaleur de mes jours !
Le troisième mort est un jeune type brun, pas sympa malgré la sérénité post mortem.
— Alors, ça se passe comme tu souhaites ? demande le père Pinuche en me rejoignant.