Le fourgon de Police Secours franchit l’entrée de la morgue. Les portes se referment. Les archers de la République délourdent leur morose véhicule (en anglais vehicle) et dégagent la civière où gît un individu sous une couverture qui pue la calamité quotidienne. Ils rabattent ladite, tendent la main au « mort » qui — ô miracle ! — s’en saisit et se dégage du vilain brancard.
— Merci, les gars ! fait le pauvre défunt.
— A votre service, m’sieur le commissaire, répondent les gentils bourres, farceurs tout plein.
Un préposé de la maison Viande Froide passablement poustouflé, assiste à cette résurrection avec des yeux grands comme des paniers de basket.
— Ici c’est l’entrée des fournisseurs, lui dis-je, pouvez-vous me guider jusqu’à celle du personnel ?
En pleine éberluade, il me fait franchir des locaux ripolinés où un médecin drôlement légiste, découpe un macchabée en tranches comme s’il s’apprêtait à dresser quelque buffet froid anthropophagique.
Je retrouve l’air pollué, mais bien sympa quand même de Pantruche.
Ouf !
Une vieille 404 noire, décorée de rouille festonnante attend, mal garée, avec deux roues sur le trottoir. Une épaisse fumée grise s’échappe par la vitre à demi baissée du conducteur dont on aperçoit la pipe. Je reconnais le profil indéterminé du commissaire Maillard. Il m’adresse un signe qui serait d’intelligence si c’eût été le professeur Sauvy qui me l’eût adressé. Maillard est avec Longeron, l’un de ses porte-coton, grand zig maigre, voûté plein cintre, qu’on enverrait sûrement dans un sanatorium si j’avais vendu moins de timbres antituberculeux quand j’étais petit. Les deux m’accueillent avec des sourires comme quand tu renouvelles un pansement sur une coupure infectée. Je sais ce qu’ils pensent de moi : ils me prennent pour une espèce de saltimbanque de la police, jouissant de privilèges inadmissibles. De mon côté, je les prends (et les laisse) pour ce qu’ils sont, ce qui constitue une belle revanche, crois-moi.
— Alors, le Superman ténébreux ? m’attaque Maillard.
— Alors, le Quasi-retraité ? je l’objecte.
Il cogne sa bouffarde (il se prend pour Maigret, aussi l’a-t-on surnommé « Maigrichon », à la Rousse) contre le flanc de sa portière, préparant ainsi la voie à une nouvelle poussée de rouille.
— Tu as demandé aide et assistance, alors me voici ! déclare mon confrère (beaucoup plus con que frère, comme je dis toujours dans ce genre d’occase).
— Oh ! oh ! fais-je, quel honneur ! Bayard en personne alors que je ne sollicitais qu’un ou deux de ses sbires.
— A tout seigneur, tout honneur !
— Bon, tranché-je, on se met au charbon ou on joue carrément Britannicus ?
— Tu décides.
— Alors, chauffeur, si c’est un effet de votre bonté, on met le cap sur la rue Léo-Malet, dans le seizième.
Il embraye. Son porte-flingue mâche de la gum, ce qui fait saillir ses maxillaires comme les omoplates des pauvres petits Hindous dénutrifiés.
— Et il s’y passe quoi, rue Léo-Malet ? questionne mon collègue une fois que son levier de vitesse a abouti dans le cran de la quatrième.
— Je vais te faire un résumé des chapitres précédents. Tu peux écouter en conduisant ? Sinon, comme moi je peux conduire en parlant, je prendrai le volant.
Son silence boudeur me donne à penser que je suis allé un peu trop loin dans la boutade, aussi m’empressé-je de me mettre à narrer. Comme, par insigne clémence de ma part tu es déjà au courant de ce que je vais lui cracher, je te donne dix minutes pour aller prendre une tasse de thé au vin blanc.
Et dix minutes plus tard…
— Pourquoi joues-tu les Fantômas en te faisant évacuer de ta foutue agence en civière ? demanda Maillard après moult autres questions.
— Parce que les gars m’ont fait téléphoner par la vieille uniquement pour que je me rende chez elle. Or, je ne veux pas leur donner ce plaisir et j’entends y retourner sans qu’ils le sachent. Ils me surveillent. D’autre part, comme il est vraisemblable qu’ils ont buté le vieux, ils auront trouvé normal qu’on évacue son cadavre par les voies légales.
— Je vois, soupire Mailloche qui a gardé d’un séjour en Grande-Bretagne des tournures de phrase typiquement anglaises.
Son embryon continue de mastiquer à son côté. Le bruit me devient doucement insupportable. Quand je vois des jolies nanas mâchouiller à vide, comme ça, j’ai envie de leur filer coquette dans le clap pour les stopper.
— Et nous, dans l’affaire, on joue à quoi ? insiste mon homologue de la Redoute.
— Toi, tu restes au volant, et moi avec toi. On observe le topo. Ton scout d’élite, ici présent, crache sa saloperie de chewing-gum de merde, et monte aux nouvelles chez la vieille : dernier étage, il ne peut pas se gourer. Il dit qu’il est un ami d’Yvan Tadlartich, de Londres, et qu’il vient, de sa part, récupérer une lettre que ce dernier a oubliée lors de son dernier séjour, dans le tiroir de l’horloge, ou n’importe quel autre vanne. Tu te souviendras, Gras d’os ? Tadlartich, Yvan. Répète !
Longeron rebiffe :
— Non, mais dites donc, commissaire, vous me prenez pour un débile ?
— Pas du tout, rétorqué-je ; pour un ruminant.
Au lieu de glavioter son caoutchouc, il déplie soigneusement une nouvelle tablette qu’il s’enquille dans le limonaire à sottises, ostensiblement, bien marquer qu’il me conchie.
— Le voilà bien, le régime basses calories auquel rêvent les frangines, soupiré-je.
— Une fois chez votre bonne femme, que dois-je faire ? grince l’escogriffe.
— Rien : regarder. De deux choses l’une, ou bien elle t’envoie aux bains turcs, et tu te retires en saluant de l’échine, ce qui ne te sera pas difficile puisque tu es déjà voûté à 45 degrés, ou bien elle te laisse musarder dans son appartement et tu fais mine de chercher quelque chose que tu ne trouveras pas, et pour cause. Va, mon grand, je suis de tout cœur avec toi.
Il se dévoiture sans plus attendre et traverse la rue, comme une cigogne un marécage, en levant haut ses longues cannes.
— Tu n’es pas tendre avec lui, soupire Maillard ; que t’a-t-il fait ?
— La gueule, réponds-je ; il appartient aux orthodoxes de la cage à poules qui me prennent pour un charlot et me le manifestent muettement. Moi, je rends la mornifle oralement car je suis un bavard, tous les truqueurs le sont, pas vrai, Mailloche ? Nous autres, bateleurs, sans bagout, nous serions démunis.
Il me frime dans son rétro.
— Quand on a choisi le style rigolo, il faut l’assumer, dit-il. Toi, tu rêves de déguiser la reine d’Angleterre en Mickey Mouse, et tu voudrais que l’on continue de se prosterner devant elle ! Tu n’es pas logique, Sana.
On est là, lui et moi, représentants de deux tendances opposées, Maillard, symbole de la vieille méthode appliquée, rapports écrits à la plume Sergent Major ; et mécolle, le fantoche, funambule de la chose policière. On est là, dans cette vieille tire, en fin de carrière elle aussi, à se balancer des vérités aigres-douces, sans véritable hargne, mais en s’entre-méprisant de son mieux. Le fumeur de pipes contre le fumeur de Davidoff. On est là, alors qu’on a des plats au four et qu’ils risquent de brûler. Le mystère de la pute enchantée. Près de l’avenue Mozart. Tu te souviendras ?
— Tu crois au surnaturel, toi ? questionne Maillard du ton d’un qui n’y croit pas.
— Jamais le matin, dis-je. Mais ça m’arrive parfois, la nuit, quand je suis blindé et que je parviens à retrouver le chemin de la maison.
— Il y a une magouille, non ?
— Je n’ai jamais bien cerné la définition de ce terme, avoué-je. Qu’entends-tu par là, collègue ?
— J’espère que tu ne crois pas aux visions de cette prostituée ?
— Non, pas trop.
— Donc, elle a agi de la sorte dans un but précis.
— C’est possible.
— Ça n’est pas « possible », Sana, c’est certain. Pourquoi ce circus ?
— Ecoute, vieux cartésien, sois aimable et raconte-moi comment elle a pu se mettre à décrire une scène qui se déroulait à huit cents bornes de là au même instant !
Maillard tire de sa vague un mouchoir grand comme un parachute et y laisse batifoler son pif à la Robert Dalban. La chose faite, il regarde le tableau de chasse, replie l’étoffe à carreaux, s’essuie les narines puis soupire :
— Qui te dit qu’elle était synchrone ? Au début du tiercé il y a bien eu une arnaque basée sur le téléphone. Un type restait en ligne à l’agence du P.M.U., un autre, sur le champ de courses se trouvait en communication avec lui et lui filait les numéros des gagnants à l’instant où les bourrins passaient la ligne. Le gars avait le temps de jouer avant que le téléscripteur ne se mette à fonctionner. Depuis, bien sûr, on a stoppé les paris avant le départ de la course.
« Entre l’instant où l’événement s’est produit et celui où la radio a annoncé la nouvelle, il s’est déroulé un laps de temps d’au moins plusieurs minutes pendant lequel quelqu’un a pu décrire depuis Cannes ce qui venait de se passer. »
— Tu oublies que la Fortuna se faisait calcer par le vieux depuis un bout de temps. Elle avait les quatre fers en l’air dans un pucier d’hôtel, et le père Vignalet, bien que vert encore, était loin de faire de l’éjaculation précoce.
Mon objection me vaut un haussement d’épaules du collègue.
— Ouais, tu tiens pour la mère Soleil, ronchonne Mailloche, ça se sent. Je parie que tu mets encore tes grolles dans la cheminée !
— Exact, conviens-je. Maman y tient autant qu’à la photo de papa accrochée au-dessus de son lit.
Mon homologue reste impassible. Il ressort sa bouffarde et entreprend de la bourrer d’un pouce expert.
— Pourquoi, selon toi, ont-ils tué le vieux ?
Là, il se paie un sourire de paysan venant de toucher l’argent de sa récolte.
— Vas-y, réponds ! Tu as bien une idée, non ?
Moi : une idée ! Alors qu’elles grouillassent dans ma tronche comme les asticots sur une charogne.
— Parce qu’il pouvait révéler un fait susceptible de nuire gravement à ces gens.
— Voilà, tu as gagné ton paquet d’Ariel.
— Cela dit, j’ai eu l’occasion de cuisiner le bonhomme : il ne savait rien.
— Qu’il prétendait !
— Pourquoi m’aurait-il caché quelque chose, alors qu’on venait d’essayer de l’assassiner ? Il claquait de ses fausses dents, le pauvre biquet. Et pourquoi a-t-on kidnappé Fortuna ? le collé-je (ou collège) à mon tour.
— Idem que pour le vieux.
— Seulement lui, on le bute, tandis qu’elle on la kidnappe.
— Le résultat sera probablement le même, mais en ce qui la concerne on aura voulu la faire parler avant de la refroidir.
— Parler de quoi ?
— De son don, par exemple.
On est là, je te dis, à jacter comme deux petits retraités au coin du feu. Et pourquoi ceci, et comment cela. Chacun son opinion, sa version, ses certitudes secrètes. On finit par la boucler, de guerre tu sais quoi ? Lasse.
Ducon transforme l’habitacle en ville du Creusot un soir de brouillard. Comme mille fois au cours d’une journée, je pense à Maman, brièvement évoquée il y a un instant. Tout à l’heure, je lui passerai un coup de fil pour lui dire qu’elle m’attende, on croquera ensemble, tardivement. Des mini-réveillons, ça nous arrive. Elle grignote pour faire semblant pendant que je savoure ses petits plats. La bouffe est une fête, faut oser en convenir. Je vais choisir une chouette boutanche à la cave. Un bourgogne, souvent. Elle s’en tape un verre, Maman. Dit que c’est excellent pour me faire plaisir, mais à la manière dont elle réprime une grimace, je vois bien qu’elle n’aime pas ça.
— Tu es marié ? je demande à Maillard.
— Veuf !
— Excuse-moi, j’ignorais.
— Ça ne fait rien, elle me faisait tellement chier que je n’ai jamais pu la pleurer.
— Tu t’es reconverti dans le cul ?
— J’ai deux copines que je mets en compétition, sinon je préfère vivre avec mon fils qui fait sa médecine. Un bûcheur.
Je louche sur sa montre de bord qui est arrêtée et, optimistement marque midi vingt, ça me donne envie de consulter la mienne.
— Dis donc, il est longuet à revenir, ton éclaireur de France, murmuré-je, non sans appréhension.
— On va aux nouvelles ?
J’hésite. Une grande tracasserie me broie le plexus. J’éprouve une forte envie de gerber, comme autrefois, avant de passer des examens. Cet immeuble, là-bas, est si paisible, si authentiquement, si quiètement bourgeois.
— Tu pourrais aller demander à la concierge de monter voir, dis-je.
La rue somnole dans la nuit floue, éclairée à juste mesure. Des bagnoles passent, quelques piétons furtifs. On perçoit la rumeur des téloches et les fenêtres brillent, y compris celles de la mère Pistdesky qui donnent de ce côté de l’immeuble. Je m’énucle à mater les alentours. Rien d’insolite. Notre voiture est stationnée le long du mur de briques. Ça fait britiche, la brique, moi je trouve ; ou flamand.
Maillard tisonne le foyer de son calumet.
— Et tes frères Karamazov, me demande-t-il ; les ineffables Pinaud et Bérurier, ils sont en vacances ?
— Non, soupiré-je sombrement : ils se trouvent à pied d’œuvre au 37.
Maillard remarque :
— Généralement tu ne fais jamais appel à la main-d’œuvre extérieure, hein ? Vous bricolez vos fromages tous les trois, et on lit les résultats dans les journaux.
Là encore, il me virgule des fléchettes dans l’orgueil. Bon Dieu, ce qu’on peut être fumiers, les hommes ! Et insatiables, question merderies.
— Oui, je sais, Mailloche, je sais, je suis un pauvre petit flic frileux, perdu dans le labyrinthe du mystère et qui tient fort serrée la main de son vieux tonton Maillard, mais bouge ton gros cul de podagre, pour l’amour du ciel, je suis plein de funestes pressentiments.