C’est ça, flic : on cherche, on voit des gens, on recueille des brins de laine qu’on essaie de placer bout à bout afin de composer une tapisserie.
Maillard est chargé du kidnapping. Donc, je n’ai aucune qualité pour m’occuper de cette affaire. Si un diable m’y pousse, il se nomme Bérurier. A cause de lui, de sa qualité de témoin du prodige, je me sens comme engagé bon gré mal gré dans l’aventure. Disposant encore d’une dizaine de jours avant mon retour à la Grande Volière, je décide de les consacrer à élucider ce mystère pur fruit. Tous les meurtres en vase clos sont de la gnognote en comparaison d’une telle histoire. Voilà que j’aborde la sorcellerie sur la pointe des targettes. Comment, par quel sortilège, Fortuna Gargazotti, fille de joie et honnête mère de famille, subit-elle cette vision fantastique ?
Alors bon, voilà, j’enquête.
C’est joli à dire, mais de quelle manière ? Je ne possède aucun élément tangible dans ce drame surnaturel. Fortuna : la pute enchantée ! Tout ce que je peux faire, en attendant l’idée géniale ou l’élément nouveau, c’est de bavasser ci et là avec les gens qui l’ont approchée. Après peu d’hésitance, je me rends chez le sieur Félicien Vignalet, dont les archers de Police Secours venus quérir la stigmatisée en leur diligente ambulance, ont bien entendu noté ce qu’on appelle volontiers, à tort et à travers, à propos et hors de propos, les « coordonnées ». Mot pompeux, qui me fait un tout petit peu chier, inexplicablement. Mais pourquoi des mots comme des visages, ne vous inspireraient-ils pas de l’antipathie, je te me le demande ent’quat’z’yeux ? Pour moi, seules les propositions sont pleinement, authentiquement coordonnées, conjonction ou adverbe, surtout adverbe, ma raffolance. Mais je te fais tarter, analphabète comme te voilà, pas cap’ de tracer trois mots sans fautes d’orthographe. Que ceux d’avant l’ignardise nationale avaient tellement tant à cœur et à tripes d’écrire correctement leur belle langue française, nom de Dieu ou Diable !
Donc, disposant de l’adresse du vieux Félicien Vignalet, je me rends chez lui, rue du Chemin-Vert, là qu’il crèche, le brave quidam, au fond d’une cour cafardeuse, servant de remise à un serrurier. Rez-de-chaussée lépreux, fenêtres partant sucette, façade nazée par trop de salpêtre et plus assez de ciment ; le tout promis dans un avenir pas trop futur à la démolition intégrale (on rase gratis), pour laisser place aux bioutifoules buildinges en fer, verre et béton plus ou moins armé. Qu’en attendant ces fastuosités promoteuses, Féloche y achève bel et bien sa vie moisie comme l’immeuble, ses vermoulances, souvenirs, espoirs, en colmatant ses varices et autres ulcères, stomacaux ceux-là, qu’à force de bismuth ils finiront bien par dégénérer en chou-fleur, tu paries ?
Je toctoque à sa vieille lourde de guingois. Personne ne me répond. Je découvre que l’huis (Mariano) n’est pas fermé. Mon culot proverbial m’incite à pousser, ce dont je. Me voici dans une pièce bordélique, enchevêtrée, qui malodore. Cela tient de la cuisine, de la loge de concierge, de l’atelier de cordonnier. Y a de tout, surtout du reste. Outils, aliments, nippes, avec, dans une grande cage en forme de château de Chambord, deux gros hamsters qui ressemblent à Canuet.
Je m’apprête à héler, quand des gémissements me parviennent de la pièce contiguë, apostolique et romaine ; le logement en comportant deux, plus un chiotte dans le couloir. Les manifestations vocales que je cause sont produites par une dame en train de gindre ou vagindre (gindre peut également s’écrire geindre, ce qui ne change rien à l’intensité de ses cris). Je dois signaler à mon lecteur bien-aimé, si compréhensif et propre des pieds, catholique de surcroît, et qui sait, peut-être même socialiste tendance Xérès, que les deux pièces, dont il fut question y a pas si loin, ne sont séparées que par un rideau de grosses perles, comme on n’en voit plus, fût-ce au marché aux puces, ni même dans les coins les mieux admirablement reculés de la Lozère, du Cantal et de l’Ile-de-France. J’écarte un tantisoit l’une des franges afin de placer mon œil dans l’intervalle de la sorte ménagé. Et je me rassure en constatant que l’auteuse des cris ne les émet pas par souffrance, mais par indicible bonheur, étant donné qu’elle se tient à la renverse sur un lit haut perché, les jambes en fourche, avec m’sieur Félicien engagé dans ce « V » merveilleux, tel un coin dans la fente d’un arbre, et besognant, le cher chéri, besognant comme l’hérédité le lui a enseigné.
Sa partenaire, autant que le clair-obscur me permet d’en juger, est d’âge canonique (son père ayant servi dans l’artillerie). En bref, elle pourrait, en se forçant un chouïa, être la maman du somptueux septuadégénaire.
Le brave tringleur a mis sa casquette sur le profil de la dame pour ne pas la voir en gesticulant des génitoires, et ce que j’aperçois d’elle, par faveur de ma vue perçante, c’est un bout de faciès en museau de singe, ridé menu, velu serré, blanc totalement, et je le constate telle qu’elle est, cette valeureuse et admirable dame : sans culotte ni dents, ni vergogne, probablement bossue, en y regardant mieux ; toujours est-il, arquée par les ans, les lois de la pesanteur jouant contre nous comme elles jouent contre les œufs lâchés du troisième étage de la tour Eiffel.
Elle interrompt ses glapissements pour dire, d’un ton tout de suite grincheux :
— Vous désirez ?
Ce qui me tend à penser que le brave Félicien est en train de baiser sa concierge.
Troublé par l’interpellation, il déjauge pour s’agenouiller sur sa couche et me considérer d’un œil plâtreux.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, fais-je, je peux repasser.
— Non, non, soupire Félicien en réintégrant coquette dans son calcif à manches longues ; j’avais eu tellement de mal à me mettre en train que c’est bien fini pour aujourd’hui ; vous m’excuserez, madame Martinet.
La vieillarde, aidée de son galant, retrouve la décence et la verticale, l’une allant rarement sans l’autre, ai-je remarqué au cours d’une vie aventureuse qui me permit d’emmagasiner nombre d’informations intéressantes concernant les peuplades du Bassin parisien.
Elle est toute petite : une duègne, l’hagarde ! écrirait mon camarade Hugo. Boscotte, ainsi que je le supposais. Simiesque, nonagénaire et concierge.
— Vous pouviez frapper avant d’entrer, ronchonne-t-elle.
— C’est parce que j’ai frappé que la porte s’est ouverte, car elle n’était pas fermée, m’excusé-je.
— Vous auriez pu tousser ! continue-t-elle de protester.
— Depuis ma sortie du sanatorium, la chose m’est devenue impossible, continué-je, au plus ardent de ma plaidoirie.
La chouette femme ou la femme-chouette s’éloigne en claudiquant et caressant ses verrues.
— Police, expliqué-je à m’sieur Féloche. Navré de vous avoir arraché à cette ravissante personne qui évoque si fort la maman de Greta Garbo.
— Oh ! je commence à prendre l’habitude de déjanter avant la fin, dit-il. Hier, c’était avec Fortuna, aujourd’hui avec ma pauvre concierge sur laquelle je m’étais rabattu en désespoir de cause ; c’est mauvais, quand on arrive à un âge où baiser nécessite une grande concentration mentale.
— Vigoureux comme je vous vois, monsieur Vignalet, ces incidents de trajectoire n’auront aucune répercussion sur votre devenir sexuel, lui promets-je. Si même la chose vous intéresse, je peux vous communiquer quelques bonnes adresses où la chair trouve à s’épanouir.
— Donnez toujours, ça peut servir, radoucit le somptueugénaire, alléché (et à lécher, tu parles !).
— Je viens pour que vous me parliez de Fortuna, son cas troublant a éveillé ma curiosité. Je tiens à vous indiquer que j’agis à titre tout à fait officieux, et que donc, ce que vous seriez amené à me confier restera entre nous et la Porte Saint-Martin.
La perspective de raconter et reraconter ne déplaît pas au gonzier, lequel atteint l’âge où, après des cellules fraîches, ce qui manque le plus à l’homme c’est des interlocuteurs.
— Vous me permettriez-t-il de me laver la bite auparavant ? sollicite Vignalet de ma bienveillance coutumieuse. Le vieux pot à la mère Martinet ne me dit rien qui vaille, depuis le temps qu’il n’avait pas servi.
— Ablutionnez-vous à loisir, mon cher, je ne suis pas pressé, l’exhorté-je.
Et c’est vrai que je me sens totalement rilaxe en ma qualité de marginal.
Cet homme digne des loges se rend à son évier surmonté d’un « ballon » à eau chaude, resurgit popaul de sa niche pour le fourbir au rude savon de Marseille si étroitement mêlé à notre quotidien que j’invite pressamment M. Gaston Defferre à le décorer de la Légion d’honneur.
— Vous êtes un « habitué » de Fortuna ?
Penché sur son gland crépusculaire afin de le débarrasser d’un poil blanc qui l’enrubanne, le vieux murmure, d’un ton occupé :
— Habitué est un bien grand mot : je la pratique une fois par mois, à l’échéance de ma pension. J’aime bien les brunes ; ma défunte femme l’était. On en rencontre de moins en moins. Vous avez remarqué comme les chattes ont blondi ces vingt dernières années ? Jadis, je vous mettais au défi de rencontrer des poils de con qui ne soient pas noirs. Certes, Fortuna se teint les cheveux, mais pas la cressonnière. Vous parler d’elle, bon, je ne demande pas mieux, mais pour vous en dire quoi ? C’est une honnête pute qui fait correctement son métier. Se déshabiller entièrement pour cent cinquante francs, dans le quartier de La Muette, vous en trouverez beaucoup ?
« Pas cupide : le tarif, c’est le tarif. Question coup de reins, y a pas de quoi chanter la messe, mais hein : je lui achète son cul, pas son pied ! Notez que je m’y suis mis sur le tard. J’ai eu, après le décès de ma défunte (pléonasme indirect) une longue période de chasteté. D’abord, du fait du chagrin, ensuite : la timidité. Je me trouvais moche. L’âge, pardon, quelle colique ! Ces poches sous les yeux, ce regard bouilli, ces rides de plus en plus nombreuses, ces mille tavelures ! Oui, je me trouvais trop laid pour aborder fût-ce une putain. Jusqu’au jour où j’ai visité un ophtalmo et porté des lunettes. J’ai pu constater alors qu’il y avait erreur, que je n’étais pas tellement moche, mais que c’était ma vue qui baissait. Je devenais méconnaissable à mes yeux, parce que je ne me voyais plus très bien. Maintenant que j’ai de moi une image nette, me voilà rassuré. On ne se méfie jamais assez des petits détails. Ce sont eux, bien souvent qui vous chicanent l’existence. »
Tout en bavassant, le brave veuf s’essore Pollux, se l’essuie minutieusement dans une serviette-éponge grande comme un mouchoir de poche à deux places, et se le colmate dans son fourbi de vieil homme.
Et c’est au moment où il termine son empaquetage que la chose se produit. Un petit bruit retentit. Un objet en forme d’œuf roule sur le parquet recouvert de Gerflex et vient s’arrêter entre les deux pieds de Félicien Vignalet.
— Encore ces satanés gamins, grommeluche-t-il ; quelle engeance !
Furax, il cueille l’objet et le lance rageusement par la fenêtre. L’explosion qui en consécute ne ressemble pas à du Mozart. Dans la cour en forme de puits, ça déflagre à tout-va, espère ! Toutes les fenêtres font des petits. On perçoit une clameur multiple. Des cris, des interjections véhémentes. Le souffle de la grenade a mis bas les fenêtres à m’sieur Féloche, sa porte guingoise est à demi arrachée.
Sans perdre Yves Montand, je bondis à l’extérieur sur un tapis de verre. Il continue de pieuvre des tessons, pots de fleurs, linges naguère suspendus. Un petit jeune homme roux, vêtu de jean de bas en haut, éventré comme un veau à l’étal se tord au milieu des décombres. Je cours à lui. Il est tout vidé, déjà. Irrécupérable, chaviré, ses taches de rousseur ressemblant à des lentilles dans du lait.
Je m’agenouille auprès de l’adolescent.
— C’est toi, petit con, qui as balancé cette grenade chez le vieux ?
Je ne pense pas qu’il soit en état de comprendre ma question. Son regard bascule, sa bouche s’ouvre un peu plus grand et il s’absente jusqu’au jugement dernier.
Je fouille la poche intérieure de son blouson an toile de jean ; un porte-cartes en croco de plastique détrempé par trop d’usage et de sueur ressemble à quelque crapaud sourdingue qui n’aurait pas entendu survenir le rouleau compresseur, et qui pfllilfff ! L’objet contient une vague carte d’identité, quelques tickets de métro non oblitérés et la photo d’une petite salope aux yeux fripons. J’empoche pour plus tard. Ça se la radine tout azimut : depuis les étages, la rue, les immeubles voisins. La vieille concierge surprise en enculade, naguère, boitille en tête du cortège, clamant des « C’est pas possible ! ». Des bienveillants mandent Police Secours, ces obscurs toujours à la tâche et si jamais à l’honneur que j’aimerais bien que Gaz Thon-de-Fer leur flanque également la Légion d’honneur sur mon compte, du temps qu’il y est.
Moi, tu me sais, n’est-ce pas ? Dans les cas aigus, d’une efficacité indéniable. Avisant un balayeur municipal que je soupçonne d’être sénégalais, à la manière dont il tient son manche à balai, je le prends à part :
— Dites-moi, cher ami, vous balayiez à proximité quand l’explosion s’est produite ?
— Non, je balayais ici, me rectifie-t-il. Dis donc, c’est une conduite de gaz qu’a fait ça ?
— Il se peut. Ce trottoir, vous le balayiez près de l’immeuble ?
— Pile devant, même que j’ai reçu des machins dans la manche, regarde !
— Qui donc est entré dans la maison, peu avant l’explosion ?
— Lui, là ! assure l’excellent auxiliaire de Jacques Chirac[3].
— Et qui donc en est sorti ? insisté-je gentiment.
— Personne, affirme le compatriote du grand Léopold Sédar Senghor.
— En êtes-vous certain ?
— Tu me prends pour un con ? rebiffe l’admirable voirieur.
— C’était manière de causer, m’excusé-je ; ensuite de quoi, pour bien lui prouver la sincérité de mes sentiments, je l’embrasse et lui propose de venir passer le prochain réveillon de Noël à la maison.
Et tandis que mes aimables confrères de Police Secours accourent, je refoule Félicien dans son antre. Le cher vieux baiseur et plus marri qu’Aubin.
— Vous pouvez m’expliquer, vous le pouvez ? il bredouille en triturant mon revers Lapidus qui n’aime pas cette espèce de familiarité.
— Yes, I can, lui dis-je en américain. On a tenté de vous assaisonner. Préparez une valise, en hâte, et suivez-moi, car vos jours sont menacés. Sans votre présence d’esprit qui a transformé cette grenade en boomerang, vous seriez gravement mort, monsieur Vignalet, et moi sérieusement t’atteint, comme une tarte aux poires servie tiède. Je vais vous mettre en sécurité.
Il pleure de reconnaissance et torche ses larmes avec la serviette même qui lui servit à sécher sa pauvre chère queue insatisfaite ; mais patience, la vie nous accorde des revanches, parfois.
Qu’est-ce qu’on parie ?