Le lendemain, c’est la sonnerie des cloches qui me réveille. J’ouvre les yeux avec peine. J’ai la gaudiche. Si je prenais ma température, je ferais sûrement sauter le thermomètre… Quelque chose remue sur mon édredon : c’est un greffier. Il me regarde en miaulant comme si j’étais une saucisse fumée. Vous avez pas idée combien ce chat peut mettre dans la pièce une allure douillette… La cheminée où brûlait cette nuit un grand feu est éteinte mais la piaule sent la cendre chaude.
Je ferme les yeux et me mets à penser aux événements de la veille… Je suis heureux d’avoir blousé les Fritz. Seulement c’est une chose passée et moi, le passé c’est comme un mouchoir sale : je n’y fourre plus mon nez. Au fond, y a que l’avenir qui soit meû-meû ; les mous-de-la-tronche qui pleurent de la vaseline en ruminant des souvenirs sont tout juste bons à balayer les waters.
Mon avenir à moi se présente mal. Sur la douzaine de tordus qui composaient la bande de Fred, y en a certainement deux ou trois qui ont dû être queutés vivants et qui ont ouvert grand leur bec à la première tarte qu’ils ont pris sur le museau. Comme de bien entendu, ils ont allongé mon blaze. Les Allemands vont enquêter sur ma pomme dans mon entourage. Ils vont apprendre que le fameux San-Antonio appartenait aux services secrets, qu’il s’est fait mettre en disponibilité, ce qui les incitera à penser que c’est pour porter ses capacités ailleurs. Ils vont faire un rapprochement entre ma présence parmi les soi-disant kangourous et la disparition de l’ampoule magique. Mon grand atout, c’est qu’ils me croiront noyé… mais cet atout ne me donnera pas longtemps l’avantage car ils vont remuer la France entière avec une cuillère à café pour remettre la main sur Gisèle. Il leur faut Gisèle puisqu’ils savent qu’elle était ma poulette, donc qu’elle est susceptible de savoir où j’ai caché l’ampoule. Le plus urgent c’est de mettre la môme Gigi en lieu sûr.
Facile à dire… Une gonzesse est plus duraille à planquer qu’un bouton de jarretelle. Je me mords de plus en plus les doigts d’avoir embarqué cette tourterelle dans une pareille épopée. Vous allez me faire remarquer qu’elle s’est bien comportée ; c’est exact. Mais si je n’avais pas le constant souci de sauver ses os, j’aurais les pensées plus organisées. Et croyez-moi, tas de bidons, un cerveau bien huilé, c’est l’abc du turbin.
Où vais-je pouvoir la mettre pour qu’elle soit en sécurité ? C’est alors qu’il me vient la plus épatante idée qui ait jamais germé entre les deux oreilles d’un flic : et si j’allais faire un tour à Londres avec Gisèle et l’ampoule ? Je parie qu’on serait bien accueillis tous les trois… C’est mes copains de l’Intelligence Service qui seraient épatés de me voir radiner. Enfin, y a pas, cette saloperie d’ampoule, je peux pas la conserver comme trophée. Je doute que sur une cheminée elle soit tellement décorative… D’autant plus que j’ignore de plus en plus ce qu’elle contient… Si les Boches tiennent tant à elle, c’est qu’elle présente un intérêt certain… Tellement certain que la bande des kangourous n’a pas hésité à risquer la vie de ses membres pour s’en emparer. Au lieu de lâcher la forte somme pour entrer en possession de l’invention, les Alliés l’auront à l’œil. Ça me fera plaisir de retourner en Angleterre car j’ai justement envie de voir un film de Laurel et Hardy. Gisèle étant infirmière, elle est assurée d’y trouver un job ; quant à bibi, si les Angliches ne se chargent pas de ma note d’hôtel, c’est qu’ils n’ont pas un poil de reconnaissance…
O.K. Me voilà tout regonflé. Il ne me reste plus qu’à trouver un filon pour passer le Chenal…
La porte s’ouvre et la belle jeune femme entre dans ma turne. Je sais pas comment je me remue le nombril, mais toutes les fois que je suis dans une paire de draps afin de me rebecter, y a une poupée blonde qui vient rôder autour de mon plume en tortillant du dargeot comme une négresse à plateau…
Celle-ci me botte parce que c’est tout juste le genre de beauté auquel je pense, le soir, dans mon dodo, lorsque j’ai bu une trop forte dose de café dans la journée.
Elle est blonde, donc, et elle a des yeux noirs et veloutés sous des cils de trente-quatre centimètres. Sa peau est ocre pâle, et toute sa personne est empreinte de distinction.
— Bonjour !
Oh cette voix, madame ! Si j’étais quelque chose à la radiodiffusion, je la ferais enregistrer illico ! Quand elle parle, c’est comme si elle vous caressait le tympan avec un gant de chevreau.
Je lui réponds :
— Bonjour, petite madame.
— Mademoiselle !
— Alors bonjour, petite demoiselle. J’étais en train de me dire que l’aube est un truc épatant, mais vous m’apportez la preuve qu’il y a mieux qu’un lever de soleil, et ce mieux, c’est votre personne.
Je me sens furieusement ballot. Mais le plus grand cul-d’ail de la création ne se fera jamais traiter de chancre mou par une déesse lorsqu’il lui débitera des balivernes de ce genre.
— Flatteur !
Je la regarde d’une façon appuyée. Ses yeux ne se mettent pas sur une voie de garage, alors je m’offre une tranche de culot grande comme ça !
— Mademoiselle, figurez-vous que ma maman vient toujours m’embrasser au lit le matin de Noël… Ça vous choquerait de la remplacer au pied levé ?
Encore un truc de choix pour amadouer les colombes : le coup du sentimental qui larmoie en parlant de sa vioque !
Elle hésite puis s’approche de mon page. Elle se penche et j’en profite pour glisser un regard de sympathie à ses roberts. Un regard amical qui signifie : à bientôt ! Je sens ses lèvres se poser sur ma joue. Ça me fait plus d’effet qu’un cataplasme de farine de lin. Je la saisis par le cou et je lui paie ma tournée. Après un bécot comme ça, elle peut aller sur la terrasse faire des mouvements respiratoires.
— Vous allez vite !
Elles n’ont pas pour dix ronds d’imagination car elles disent toutes ça. Vache à lait ! elles sont assez contentes qu’on aille vite.
Je me souviens qu’en 37 j’ai connu une poupée à Amsterdam qui me faisait le truc du je-ne-serai-à-personne. Quand je lui filais une claque sur le train, elle parlait d’aller chercher son vieux père… Pour vous dépeindre le genre de ce lotissement.
Elle a fini par tellement me courir sur les moyeux que je m’en suis désintéressé. Eh bien c’est elle qui est venue un matin à mon hôtel sous le prétexte de me demander si la tour Eiffel se trouvait bien en face du palais de Chaillot.
— Maintenant, dis-je à la petite, ce serait tout à fait bien si je savais quel prénom sert à désigner un châssis comme le vôtre…
— Je m’appelle Florence.
— Je referais bien un petit voyage dans votre banlieue.
Elle ne s’approche plus du lit et le baiser que j’escomptais est remis à plus tard. Comme elle regarde fréquemment du côté de la porte, je comprends qu’elle redoute l’entrée d’un des hommes.
— Dites-donc, m’selle Florence, j’aimerais connaître certains détails sur vous et les vôtres. Tout ce que je sais c’est qu’ils m’ont repêché et qu’ils s’occupent de machins dangereux…
Elle ne répond pas tout de suite car elle est en train de faire dissoudre quelques cachets dans un verre d’eau chaude.
— Tenez, avalez ça, vous devez faire un peu de température…
Quand j’ai englouti sa pharmacie, elle s’assied à mon chevet.
— Maman est morte. J’habite avec mon père et mes deux frères. Notre nom est Renard. Papa est un ancien architecte retiré des affaires. Mes deux frères préparent — disent-ils — une licence de quelque chose. Moi je prépare les repas… Ça vous suffit ?
— O.K., votre fiche est mise à jour dans mon cœur !
Le papa Renard fait une entrée discrète. Souvenez-vous qu’il n’a pas les châsses dans un parapluie. Tout de suite il renifle du flirt dans l’air et il dissimule un petit sourire amusé.
— Vous avez bien dormi ?
— Comme le petit Jésus dans sa crèche…
— À la bonne heure. Florence, veux-tu nous laisser un instant ?
Ce dab a une fameuse autorité dans sa tribu. Ma seconde infirmière sort immédiatement comme si on l’appelait au téléphone.
— Monsieur, commence Renard, j’ai appris par les communications téléphoniques que vous avez passées cette nuit, que vous étiez le commissaire San-Antonio. Comme beaucoup j’ai entendu parler de vous. D’après la scène à laquelle j’ai assisté, je suppose que vous travaillez en étroit contact avec Londres ?
— Pas encore…
Il hausse un sourcil.
— Je vous demandais ça, parce que c’était la déduction que j’avais tirée de vos démêlés avec les Fritz. Je voulais vous dire qu’au cas où vous auriez voulu passer un message de l’autre côté, je suis à votre disposition…
— Merci. Vous m’intéressez prodigieusement. Jusqu’ici je m’étais tenu en marge des événements, mais le moment est venu où il faut agir. En voulant régler un compte, je suis entré en possession de quelque chose susceptible de remplir de joie les Alliés. Ma décision est prise. Il faut que j’aille à Londres, vous avez un poste émetteur ?
— Oui.
— En ce cas, soyez assez bon pour me donner de quoi écrire, je vais vous préparer un message.
Il me tend un bloc et un crayon.
Je suce un instant la mine, puis je me décide. Voici le texte qui va être transmis à Londres :
À sir Montlew, I.S., London.
Commissaire San-Antonio, désire deux passages.
Urgent. Pour remettre documents d’une extrême importance.
— Tenez, monsieur Renard, transmettez ça au plus tôt et demandez une réponse rapide.
Il prend la feuille de papier et se dirige vers la porte.
— Monsieur Renard…
Il tourne vers moi son visage ouvert de brave homme.
— … merci.
— C’est moi qui vous remercie… au nom de la bonne cause !
Ces paroles historiques dûment échangées, nous reprenons nos occupations respectives. Les miennes consistent à me caler contre mon oreiller et à attendre le retour de la ravissante Florence. Il ne tarde pas… Comme dans un ballet bien réglé, dès que son daron les met, elle entre côté jardin.
— Ce qu’il y a de contrariant avec vous autres, les hommes, fait-elle, c’est que vous avez toujours un tas de mystères à cacher. Vous êtes de vrais gosses. Vous jouez toute votre vie à Nick Pinkerton.
— Et vous, ma douceur, à quoi aimez-vous jouer ?
Elle laisse tomber la question comme un objet trop lourd.
Cette gosse est une des merveilles de la nature, souvenez-vous, bandes d’eunuques ! que j’en ferais bien ma bergeronnette. Vous devez penser que je suis un bougre bien instable et que j’oublie facilement la môme Gisèle… Là, vous vous gourez ! Vous vous souvenez de cette vieille chanson française qui raconte le blaud d’un pauvre moujingue qui faisait tout un chabanais parce que son daron s’était remarié ? Il disait qu’il n’avait pas le palpitant assez mahousse pour pouvoir aimer deux mômans. P’t-être qu’il avait pas tort le gosse ; mais en ce qui me concerne, mon cœur à moi est grand comme une caserne et je peux y faire tenir autant de persilleuses que je veux. C’est bien commode ! Florence s’aperçoit que je la mouchaille et elle rosit. La pudeur lui va à ravir. J’adore les femmes pudiques, même si c’est du bidon. Je me mets à monter tout un chopin à celle-ci, lui racontant que ce Noël est le plus merveilleux de mon existence et que pas un petit gars de France n’a trouvé ce matin un pareil biscuit dans ses pompes. Elle boit mes paroles comme du muscadet. Je vous parie la photographie de Roosevelt contre un abonnement au Chasseur français, qu’elle n’a jamais rencontré de péquenot capable de lui chanter cet air-là… Dommage que son dab soit dans la carrée parce que je lui ferais le grand jeu…
Mais il y est, le dab… Le voilà qui revient, la mine satisfaite comme si on venait de le nommer commandeur de la Légion d’honneur.
— Tout va bien, me dit-il. J’ai envoyé votre message. Il ne nous reste qu’à attendre la réponse.
— Pensez-vous qu’elle tarde ?
— Je crois que nous l’aurons dans l’après-midi, tout dépend de la rapidité avec laquelle il parviendra à la personne que vous désirez contacter…
Je me sens en pleine forme. Les cachets de Florence ont fait dégringoler ma fièvre et il ne reste en moi qu’une sorte de voluptueuse excitation.
— J’aimerais bien me lever, dis-je. Je ne voudrais pas troubler vos fêtes.
Le père Renard secoue sa belle tête grise.
— Il n’y aura pas de fête pour nous avant la victoire finale. Vous ne troublez rien, bien au contraire. Vous allez passer la journée avec nous. Il sera bien temps pour vous de regagner Paris demain matin, n’est-ce pas ?
C’est proposé de si bon cœur que je me sens incapable de refuser. D’autant plus que, derrière le dos de son paternel, Florence me supplie du regard.
— Vous êtes de bien braves gens…
— Allons donc !
— Je vais donner un coup de fer à vos vêtements qui doivent être secs, fait la jeune fille.
Renard s’approche de mon lit.
— Courage ! La lutte décisive va bientôt commencer…
Tu parles si j’en ai du courage ! je pourrais même en vendre un plein tombereau si c’était une denrée négociable…
Nous restons un long moment à discuter de la situation. Mon hôte est du genre patriotard. Je parie que c’est le type qui, avant-guerre, faisait ce que beaucoup de types de son âge font en ce moment : c’est-à-dire qu’il se coiffait de son béret basque et portait un fanion quelconque dans les cortèges d’anciens combattants, en marchant au pas.
En tout cas, il n’a pas froid aux châsses.
Sur le coup de midi, habillé comme un roi, je fais mon entrée dans la salle à manger rustique où règne une chaleur qui achève de me rebecqueter. Les fils qui étaient sortis toute la matinée sont de retour. On me dit leur nom : le plus vieux s’appelle Roland et l’autre Maurice. Ils sont sympas. Je les sens émoustillés par ma présence. Ils m’attaquent illico pour que je leur raconte ma vie aventureuse. J’ai l’habitude d’être sollicité pour ce numéro de confidences palpitantes. Je ne me fais jamais tirer l’oreille. Pas que je sois particulièrement vantard, mais j’aime assez montrer au profane qu’un matuche n’est pas toujours un gros friquet, chaussé de godasses à clous et muni d’un parapluie d’escouade. D’autant plus que lorsqu’une pépée dans le gabarit de Florence fait partie de l’auditoire, c’est pas désagréable de poser les caïds.
Je relate succinctement certaines de mes enquêtes dont la presse a parlé en temps utile, mais en révélant des à-côtés ignorés des journalistes.
Les jeunes gens se croient revenus à l’âge de douze ans et assistent à ma causerie comme à un film à épisodes.
Le père Renard aussi est conquis. Quant à Florence, sa poitrine est gonflée par l’émotion…
Je fais mon petit mariole. Je dis tout et j’en rajoute. Je leur fais le bon poids… À mesure que je m’écoute parler, je me sens transformé en preux chevalier. Je suis le type du siècle ; le manche qui remplace l’huile d’olive, le héros fier et doux… Lorsque, épuisé, je me tais, il ne me reste plus assez de salive pour remercier le fils aîné qui me remplit mon glass.
Le papa Renard liquide sa cave. Il a quelques vieilles bouteilles qui n’attendaient que moi pour être vidées.
Nous passons un Noël épatant. Nous sommes encore à table à l’heure du dîner. Les deux fils s’excusent parce qu’ils sont invités chez des copains. Je les vois partir sans tristesse… Moins il y aura de pégreleux autour de Florence, plus j’aurai de facilités pour lui faire comprendre que je m’intéresse davantage à elle qu’à la ligue des pères de famille vertueux.
Quand les garçons se sont taillés, Renard se lève et me dit qu’il est l’heure d’aller faire sa petite cuisine au grenier. Vous parlez si je l’excuse ! Il peut y passer la nuit dans son grenier, à jouer au fantôme-à-la-jambe-de-bois ; tout ce que je vois dans l’histoire, c’est que me v’là en tête à tête avec ma petite Florence. J’ai idée de m’offrir mon cadeau de Noël… Dès que nous sommes seuls, je toussote. Un sourire naît sur les lèvres de la belle enfant.
— Alors, mon amour ? je lui fais…
Son visage s’éclaire comme l’enseigne d’un bar au crépuscule. Je m’approche d’elle, la main en gant de boxe. Elle se laisse empoigner la taille sans appeler Police-Secours.
— Je me souviens plus si votre rouge est à la groseille ou à la violette…
Elle me fait goûter… Il est à la pervendée. J’aime ce parfum et j’en reprends.
Surtout, croyez pas que cette mousmé soit une petite grue ! C’est au contraire la marquise qui doit défendre sa vertu par tous les moyens ; mais elle en pince tellement pour ma trompette que, si je voulais, je réussirais à la faire marcher au plafond…
Y a rien de plus docile que les filles farouches lorsqu’elles ont trouvé le jules de leur rêve.
Je vous jure qu’on ne s’embête pas tous les deux…
Quand le père Renard descend de son pigeonnier, nous sommes sagement en train de faire une belote. C’est un tableau familial charmant. De quoi fendre le cœur d’un crocodile !
— Hourra ! triomphe mon hôte. J’ai la réponse à votre message. Vous devez être rudement bien connu à l’I.S. car votre voyage est pour demain soir…
Il m’explique que la personne qui m’accompagnera et moi devons venir chez lui demain avant la nuit. Il nous conduira en automobile dans le Vexin où se trouve un terrain d’atterrissage clandestin.
Je suis tellement satisfait de la tournure que prennent les événements, que je lui donne l’accolade. Ses yeux s’embuent de larmes.
L’instant est à ce point émouvant que si des gendarmes nous voyaient, ils nous feraient le salut militaire.