Un chien qui vient de recevoir un seau de flotte sur le râble file dans sa niche et se tient peinard. C’est ce que je fais. Gisèle insiste pour que je passe la nuit chez elle, mais je refuse.
— Fermez votre lourde à double tour, lui dis-je, et mettez un meuble derrière. Si vous entendez quelque chose d’insolite téléphonez à la P.J., vous demanderez Guillaume ou quelqu’un de son service de ma part.
Je l’embrasse et je me taille sans écouter le dernier disque de ses récriminations. Je n’aspire plus qu’à une chose : piquer un roupillon maison. J’ai besoin de m’anéantir pendant un moment afin d’oublier mes humiliations de la soirée.
Arrivé chez moi, j’embrasse Félicie et je vais prendre du Gardénal dans la pharmacie. Si je m’écoutais je goberais tout le tube… Je me domine et c’est quatre comprimés que j’avale. Puis je me pieute.
Le sommeil ne tarde pas à rappliquer. D’abord mon corps devient léger ; puis un grand calme se fait dans ma tétère. Je ne tarde pas à flotter dans un univers doré.
Quand j’ouvre les mirettes je suis obligé de les refermer car le soleil est installé dans ma chambre comme chez lui. Mon réveil marque midi. Des odeurs de frigousse filtrent sous la porte. Je passe ma robe de chambre et je vais prendre un bain. Je ressors de l’eau rose comme une côtelette de porc. Je suis d’attaque. Rien de tel qu’une bonne drume pour vous remettre le caberlot sur la longueur d’ondes voulue…
J’entre dans la salle à manger où s’active Félicie.
— Jour, M’man.
— Bonjour, mon grand.
Je ne sais pas comment ma brave vieille se débarbouille, mais malgré les restrictions nous avons toujours une table convenable. Aujourd’hui il y a du pâté de tronche et de la grillade avec des œufs bourguignons. Je prends ma fourchette d’une main, mon lardoir de l’autre, et j’attaque.
La bouffe finit de me restituer mon optimisme. Au sortir de la table je m’inhume dans un fauteuil club et je grille une Gauloise.
Au moment où mes idées s’ordonnent on sonne. Ma mère introduit Guillaume.
Sa visite ne me fait qu’un plaisir mitigé car j’ai besoin de solitude et de silence. Il entre avec une mine aussi sombre que celle d’un charbonnier. Je m’efforce à sourire.
— Hello, Guillaume, quel bon vent ?
On s’en serre dix. Je m’attends à ce qu’il se déride mais il continue à être aussi folichon qu’un constipé en grand deuil.
— Vous avez lu les journaux, commissaire ? me demande-t-il.
— Quels journaux ?
— Ceux de midi.
— Non.
Il sort un canard de sa poche et me le tend.
J’ouvre la feuille et la parcours rapidement. Je n’ai pas à chercher longtemps. C’est là, en première page. Un titre sur deux colonnes :
UNE INFIRMIÈRE KIDNAPPÉE
PAR DES TERRORISTES !
— Gisèle !
Guillaume secoue affirmativement la tête.
L’article du journal explique comment l’enlèvement s’est opéré.
Ce matin, en quittant son domicile, Gisèle a été assaillie par deux hommes. Kidnapping classique. Les deux types l’ont encadrée quand elle a passé la porte cochère. Ils l’ont empoignée chacun par un aileron. Une traction attendait, moteur au ralenti. Ils l’ont obligée à prendre place. Le rapt a eu lieu devant tout le monde. Personne n’est intervenu car les assistants ont pensé à une arrestation par la Gestapo. C’est le concierge de l’immeuble qui a eu l’idée de prévenir la police, à tout hasard. Les poulets se sont rencardés auprès des chleux et ont eu l’assurance que les sulfatés n’étaient pour rien dans l’affaire.
Guillaume m’apporte ses conclusions :
— Par hasard j’étais dans le bureau de mon collègue chargé de l’enquête. On venait de lui apporter une photo de la petite. J’ai aussitôt reconnu la personne qui vous accompagnait hier.
« Je n’ai rien dit avant de vous prévenir, voyez-vous, monsieur le commissaire, j’ai l’impression que vous êtes embarqué dans une vilaine affaire.
— Vous pensez à une histoire politique ?
— Justement… je ne parviens pas à me faire une idée…
Il est gêné. Mon collègue, la chose est sûre, est persuadé que je travaille pour une puissance étrangère. Je n’ai pas le courage de le dissuader. D’abord à quoi bon ? Tant que nous n’avons pas de renseignements précis sur les agissements bizarres de cette bande, toutes les suppositions pourront être faites…
— Je vous remercie de m’avoir prévenu, mon vieux Guillaume. Je vais m’occuper de ça sérieusement. Jusqu’ici ces crapules m’ont eu comme un enfant de chœur et j’ai un compte à régler avec eux.
Guillaume semble soulagé.
— Vous connaissez les difficultés que nous rencontrons en ce moment ? Nous marchons dans le noir. Nous avons toujours peur de faire une connerie. D’un côté nous ne voulons pas ennuyer les gars de Londres et de l’autre nous ne tenons pas à nous mettre à dos ces messieurs du Gross Paris…
Je m’habille pendant qu’il me parle.
— Écoutez, lui dis-je, prenant une brusque décision ; donnez-moi huit jours.
— Qu’entendez-vous par huit jours ?
— Je veux dire que je vous demande, ainsi qu’à tous les copains, de mettre cette affaire en sommeil. Je ne veux pas voir compliquer mes recherches par leur enquête personnelle, vous saisissez ?
« Laissez-moi la bride sur le cou. Huit jours et je vous passerai la main si je n’ai rien de nouveau.
Ma proposition a l’air de lui être particulièrement agréable… Mon petit doigt — qui décidément est un informateur de première — me dit que ce sacré Guillaume n’avait pas d’autre désir que de me charger officieusement de l’enquête en venant chez moi.
Comme il l’a dit, lui et les copains veulent tenir leur nez propre… Ces fumelards préfèrent que ce soit le petit San-Antonio qui trinque…
— Parfait, parfait, murmure Guillaume.
À mon regard il comprend que je ne suis pas dupe et il toussote.
— Dites-moi Guillaume, avez-vous sorti le macchab de la rue Joubert de son domicile ?
— Oui.
— Vous avez laissé un planton devant la porte ?
— Oui, j’allais supprimer la surveillance, vous tenez à ce que je la maintienne ?
— Du tout, bien au contraire…
Je consulte ma montre.
— Il est deux heures, eh bien à trois heures donnez des instructions pour que les matuches s’en aillent.
— Entendu.
Guillaume prend son chapeau et me tend la main.
— Au revoir, monsieur le commissaire. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas…
Alors qu’est-ce que vous dites de ça ? Hein, mes petites têtes de veau au formol ? Ma gosse Gisèle enlevée, c’est-y pas le fin des fins, le comble des combles ! Ces pourris me tirent dans la babasse ; ils envoient un nain me faire une démonstration de lutte libre et voilà qu’ils kidnappent ma poulette. Cette fois j’en ai ras le bol. Va falloir que ça claque ou que ça dise pourquoi.
Une demi-heure plus tard je suis rue Joubert. J’aperçois les deux bignolons devant l’immeuble de mon sosie. Je rentre dans la maison et grimpe à l’appartement. Je constate que les scellés sont posés, mais un cachet de cire n’est pas un obstacle pour moi. Je descends à la loge du concierge. Je montre ma carte et demande la permission de téléphoner.
J’ai Guillaume au bout du fil. Il vient de rentrer à l’instant.
— Un premier service, ma vieille, lui dis-je après m’être fait connaître. Envoyez quelqu’un pour poser les scellés sur la lourde de l’appartement.
— Mais ils y sont !
— Ils n’y sont pas pour longtemps, car la première chose que je vais faire après avoir raccroché, c’est de les enlever.
— Bon !
— Autre chose, je tiens à ce que le type qui viendra ne pénètre pas dans l’appartement.
— Très bien, monsieur le commissaire.
Je raccroche. Dans la pièce voisine, la concierge me regarde d’un air épouvanté. Je me souviens alors que son locataire assassiné me ressemblait comme un frère.
— N’ayez pas peur, lui dis-je en riant, je ne suis pas un fantôme. C’est par simple coïncidence que le policier et la victime se ressemblent.
Elle est un peu soulagée. Je lui demande :
— Parlez-moi un peu de mon sosie…
Elle n’a pas grand-chose à en dire. Elle ne m’apprend rien que je ne sache déjà. Le mort ne faisait que de brèves apparitions dans l’immeuble. Il payait régulièrement son terme et ne lésinait pas sur la question des pourliches.
— Recevait-il du courrier ?
— Jamais il n’a reçu la moindre lettre !
Je dis : « Merci, vous êtes bien aimable », et je fais mine de sortir de la maison ; mais il ne s’agit que d’une feinte. Je ne sors pas de l’allée. Au contraire, je me jette à genoux et repasse devant la loge de la pipelette. Je préfère qu’elle ne me sache pas dans l’immeuble…
Jusqu’ici, je suis assez content. Mon grand pif, je le crois fermement, a reniflé une piste. Voyez-vous, bande de pégreleux, le raisonnement est une belle chose pour un flic. J’ai pensé que l’appartement du dessoudé de la rue Joubert pouvait être un élément d’enquête intéressant. Ce type ne l’utilisait presque pas même pour recevoir du courrier, alors dans quelles intentions l’avait-il loué ? Pour se cacher ? Drôle de quartier : le centre de Paname ! Je suis persuadé qu’une étude approfondie des lieux me révélerait leur destination. Et puis, je suis également persuadé d’autre chose, mais il est trop tôt pour vous en parler…
Je fais sauter les cachets de cire et j’entre dans la place. Je me repère vite et entre dans la salle à manger où l’on avait entreposé le corps. Une odeur fade flotte dans la pièce. J’ôte mon pardessus et mon chapeau. Un observateur invisible pourrait supposer que je suis chez moi. Y a de ça… Ma décision est prise : je ne bougerais pas de cette carrée avant d’avoir pu attraper l’extrémité du fil qui me conduira aux ravisseurs de la môme Gisèle.
Je commence mes investigations. Guillaume et ses archers ont fouillé en détail ; mais il existe parfois des cachettes hermétiques… Je soulève les tapis, décroche les tableaux, déplace les meubles… Centimètre par centimètre, je poursuis mes recherches. J’entends un bruit de voix devant la porte, aussitôt je m’interromps. Il faut absolument que ma présence dans l’appartement soit ignorée de tous. Les tordus avec lesquels je suis en guerre m’ont l’air rudement fortiches ; maintenant nous n’avons pas de gâteries à nous faire, c’est plus la guerre des nerfs. Le premier enflé qui porte la main à ses fouilles je l’assaisonne. En tout cas, pour ce qui est du nabot, si je le retrouve, ce qui doit être relativement facile, étant donné sa taille, je vais lui cogner dessus jusqu’à ce qu’il prenne les apparences d’une tortue de mer. Dorénavant tout individu qui sera à la hauteur de mon nombril me semblera suspect.
Les bruits de voix disparaissent. Maintenant les scellés sont posés à nouveau.
Ayant exploré la salle à manger, je passe dans la chambre à coucher. Celle-ci ressemble à une piaule d’hôtel. Les meubles sont tocards et sans style. Le pieu n’est pas défait. Il ne comprend pas de draps ce qui indique une fois encore que mon sosie ne pensait pas se planquer ici. Je fouille désespérément. Je ne trouve rien. Cet appartement est aussi mort que son locataire. Pas moyen de lui arracher le moindre indice. En désespoir de cause je pénètre dans la minuscule cuisine. Elle est en ordre ; le compteur à gaz est plombé… Si j’étais dans la vitrine d’un grand magasin je trouverais peut-être davantage de traces. Nom d’un bidet à musique ! pourquoi le Manuel a-t-il loué cet appartement si ce n’est même pas pour y planquer quelque chose ?
Je reviens à la salle à manger et me laisse choir dans un fauteuil. Gisèle ? Cela fait six heures qu’elle est dans les pattes de ses ravisseurs. Peut-être qu’ils l’ont ravée des listes d’état civil… J’ai beau réfléchir, je ne pige pas pourquoi ils se sont emparés d’elle. Si c’était pour se venger du coup de bouteille qu’elle a flanqué sur le dôme du nain, hier, ils n’avaient qu’à la descendre dans la rue sans se faire de mouron, suivant leurs bonnes habitudes.
Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas. Je dois avoir une betterave à la place du cerveau.
Bonté divine, je n’ai plus qu’à m’engager à l’Armée du Salut pour laver les nougats des clochards.
Quelle tuile !