— Je n’ai jamais vu de cadavre d’assassiné, me dit Gisèle.
— Ça vous fait peur ?
— Un peu…
— Si vous voulez… je vais te raccompagner chez toi ?
Elle sursaute.
— Ah non par exemple ! Pour une fois que je suis engagée dans une aventure, je tiens à la suivre jusqu’au bout.
Quand j’entends des gnères débloquer de cette façon, je prends mal aux seins. Les bonnes femmes sont toutes les mêmes : elles considèrent la vie d’une façon particulière qui les incite à penser que tout ce qui se passe ici bas, se passe pour leurs beaux yeux. Si je m’écoutais, j’attraperais la môme Gisèle sous mon bras et je lui filerais une danse ! Mais elle serait capable de m’embobiner, rien qu’en tortillant son pétrus…
Je soupire.
— Écoute, ma beauté, je veux bien que tu me suives, mais à la condition expresse que tu foutes un cadenas à ton joli museau.
« Les enquêteurs n’ont pas l’habitude de charrier leurs brancards avec eux. Tu saisis ?
Elle s’arrête dans un rayon de lune et me regarde en souriant. Elle a un sourire qui transforme ma moelle épinière en mayonnaise. C’est inouï ce que l’homme le plus blindé peut devenir évanescent devant les singeries d’une poulette.
Puisque nous sommes arrêtés, je l’embrasse. Son rouge à lèvres est juste à mon parfum préféré. Il a un petit goût de pâtisserie turque qui me plaît bigrement.
Je la saisis par la taille et l’entraîne vers la rue Joubert.
Nous voilà devant le 14. La porte d’allée est ouverte. J’aperçois une bagnole de la préfecture rangée en bordure du trottoir. Il y a un zèbre au volant.
— Police, lui dis-je. Quel est le nom de votre commissaire ?
Le chauffeur me regarde comme si j’étais du crottin de cheval. Puis il bigle Gisèle et hausse les épaules.
— Dis donc, mon petit pote, me fait-il, si t’es gelé t’as qu’à boire du café très fort ; il paraît que c’est radical…
Je me prends le pif avec deux doigts, ce qui, chez moi, dénote une certaine nervosité. Vous avouerez que ça la fiche mal d’être traité comme un fruit gâté par un petzouille, quand, justement, on plastronne devant une belle blonde.
L’envie me prend de choper ce tordu par les cheveux et de le sortir de l’auto, sans me donner la peine d’ouvrir la portière. Si je m’écoutais, je lui flanquerais une telle décoction qu’il pourrait s’embaucher comme bouchon de radiateur pour corbillard automobile.
Je lui montre ma carte.
— Mande pardon, commissaire, bredouille ce mal torché.
— Toi, mon petit, dis-je, t’as eu comme frère de lait un cochon rose et je parie que ta mère s’est gourée quand elle est venue te retirer de nourrice.
Il ne répond rien. Il doit se mordre les lèvres jusqu’au sang.
— Le nom de mon collègue ?
— L’inspecteur principal Guillaume.
Ça tombe bien : je l’ai eu sous mes ordres avant-guerre.
Je me tourne vers Gisèle.
— Montons, lui dis-je, je vais réitérer mon coup du revenant.
L’immeuble est en effervescence. Quelques bignoles protègent l’appartement tragique. Il y a là tout un peuple en pyjama ou en robe de chambre qui jacasse dans les escaliers. Ces branquignols sont heureux de cette aventure qu’ils touchent du doigt. Chacun donne son avis. Ah ! ils ne sentent pas le froid ! Il y a des mousmés qui laissent bâiller leur peignoir pour exciter les voisins. Dans l’effervescence générale, un vieux schnock au crâne en suppositoire met la main au panier d’une petite brune qui a un croupion qui appelle le baiser. Ils s’en souviendront de cette nuit, les locataires du 14. Demain ils vont pouvoir tartiner du saignant pour leurs amis et connaissances. Au besoin, ils en ajouteront. Pour une fois qu’ils ont l’occase de se rendre intéressants, ces endoffés, ils ne vont pas la louper. La montée d’escalier sent le parfum de Prisunic et la pantoufle culottée.
On entend beugler des chiarres dans les étages. Les mères de famille se sont taillées sans donner la biberonnanche, et les vieilles grillottes en fichu noir n’ont pas pris le temps de finir leur réussite.
— Où allez-vous ? nous demande un agent.
Il nous barre le chemin de ses bras écartés.
— Te fatigue pas à jouer à l’homme-oiseau, dis-je en exhibant ma carte.
Le matuche nous fait un salut impressionnant.
— Le cadavre est dans la salle à manger, fait-il.
— Alors, il ne nous reste plus qu’à passer à table.
Le zig est complètement siphonné.
Nous entrons dans l’appartement où les types de l’identité crachent du magnésium.
— Ce que vous branlez là ? gueule un type de deux mètres de haut sur trois de large.
Je cherche à regarder ce qui se passe derrière cet Himalaya de barbaque et j’aperçois Guillaume.
— Hep ! Guillaume…
Il se détourne et regarde dans ma direction. Mais comme les meules de son subordonné ne sont pas transparentes, il prend le parti de les contourner.
Quand il me voit, il fait un pas en arrière. Sa bouche s’ouvre tellement qu’on s’attend à en voir sortir une rame de métro.
— Mais…, balbutie-t-il. Mais…
À ce moment, l’énorme poulet m’examine. C’est un garçon qui doit posséder à peu près autant d’intelligence qu’un kilo de choucroute. Pendant que son cerveau met à assimiler les images inscrites sur sa rétine, nous aurions le temps de prendre un bain de pieds. Mais tout finit par arriver. Malgré que ses pensées circulent dans son crâne comme les billes d’acier d’un billard électrique, il réalise ma ressemblance avec le mort et il émet un bruit qui tient du cri de guerre des Indiens Comanches (à balais) de la corne de brume et de la plainte témoignant de l’orgasme chez les kangourous femelles.
— Nom de Zeus, chef ! bavoche-t-il.
Tout ce micmac a attiré l’attention du médecin légiste et du photographe. Imitant leurs collègues, ils me fixent d’un air abasourdi.
— S-S-S-S-San-Antonio ! s’exclame enfin Guillaume.
— Soi-même, mon bon Guillaume.
Je salue l’assistance d’un geste circulaire.
— J’ai appris que je venais d’être assassiné, dis-je. Alors l’envie m’a pris de regarder à quoi je ressemble quand je suis mort.
Je fais signe à Gisèle de rester à l’écart et je m’approche du canapé où on a étendu mon sosie. Pour une sensation, c’en est une. Ma parole, si j’étais resté plusieurs jours sans me voir, je serais persuadé que c’est moi. La ressemblance est extraordinaire : ce macchab a mon visage, ma taille, mes cheveux… Je comprends que le type aux douilles en brosse se soit gouré ; la chose n’est pas surprenante puisque mes collègues eux-mêmes n’ont pas hésité à m’identifier…
— Dites donc, si j’avais connu ce pèlerin à l’époque où il consommait de l’oxygène, nous aurions pu monter un joli numéro de claquettes tous les deux.
Le médecin légiste retrouve ses esprits.
— Il n’y a que des jumeaux pour se ressembler ainsi, dit-il. Guillaume renchérit. Il me serre la main avec effusion.
— Ce que je suis heureux que vous soyez vivant, chef. Vous voyez : malgré qu’à cette fichue époque le cadavre d’un homme ne compte pas, nous avions décrété le branle-bas de combat.
— Merci de cette touchante attention.
Gisèle toussote. Les pépées, dès qu’on cesse une minute de faire attention à elles, elles se foutent en renaud et sont prêtes à tirer un feu d’artifice dans leur culotte pour récupérer les regards de l’honorable société.
Assez gêné, je la présente à ces messieurs :
— Mademoiselle Gisèle Maudin, mon infirmière.
Elle ramasse les hommages des policiers et s’approche du canapé. Pourvu qu’elle ne fasse pas un cirque ! Heureusement non. Il est vrai que, de par sa profession, elle a l’habitude des morts. Elle regarde cordialement la victime.
— Inouï !
Ouf ! J’avais peur qu’elle déclame des trucs immortels sur le hasard, les phénomènes de mimétisme et la suite…
Pour détourner l’attention, je questionne :
— Vos conclusions, toubib ?
— Deux balles dans la région du cœur, tirées de bas en haut. Je suppose que cet homme descendait ses escaliers lorsqu’on l’a assailli. Il n’est pas mort sur le coup. Il a eu le temps de gagner la rue et c’est là qu’il est tombé, foudroyé.
Guillaume ajoute :
— Le plus curieux, c’est que personne ne le connaît dans l’immeuble. La concierge ne l’avait vu qu’une ou deux fois. Il n’habitait ici qu’épisodiquement. Étant persuadé qu’il s’agissait de vous, je pensais que vous aviez loué ce pied-à-terre sous un pseudonyme pour l’utiliser lorsque vous ne pouviez pas rentrer chez vous…
Je le regarde en souriant.
— Pas du tout, mon cher Guillaume, vous pensiez que j’étais mêlé à des histoires de Résistance et que la Gesta venait de me régler ma note. Depuis l’attentat dont j’ai été victime, vous chuchotez tous ça à la grande maison, hein ?
Il rougit et ne répond pas.
Pour le mettre à l’aise, je lui administre une claque dans les reins, assez forte pour lui faire cracher ses poumons s’ils ne sont pas bien accrochés.
— Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?
— Rien, chef. Cet appartement est impersonnel. Ce type ne devait l’utiliser que très rarement comme l’assure la concierge.
L’Everest de viande et de connerie s’approche de nous.
— Regardez ce que j’ai trouvé, dit-il.
Il ouvre une main large comme un saladier de pension de famille. Nous nous penchons et découvrons un canif au manche en corne sur lequel est écrit un mot : Venganza.
— C’est de l’espagnol, affirme Guillaume, cela signifie : « vengeance ».
— Vous permettez que je le conserve ? Mettons en souvenir de ma mort…
— Je vous en prie, monsieur le commissaire.
J’empoche le minuscule couteau.
— En somme, demandé-je, vous concluez à quoi ?
— Officiellement : crime d’un apache… C’est mieux, n’est-ce pas ? me dit l’inspecteur. En ce moment tout est déréglé. On ne sait pas différencier les crimes des exécutions, les honnêtes gens des voleurs et les héros des traîtres. Je comprends pourquoi vous vous êtes fait mettre en disponibilité. Ce n’est pas drôle d’exercer un métier comme le nôtre à notre époque.
Nous échangeons quelques futilités sur des sujets généraux, après quoi nous quittons tous l’appartement.
— Je vais laisser deux gardes en faction chez la concierge cette nuit, déclare Guillaume, et demain nous ferons transporter votre sosie à la morgue. C’est égal, vous m’aurez fait peur, patron.
Sur le palier, le médecin, qui est un gros vieux à moustaches blanches se met à enguirlander les locataires qu’il traite de sadiques, de vicieux et de névrosés. C’est la débandade. Là où les rebuffades des agents n’ont pu réussir, les sarcasmes du médecin légiste font merveille. En maugréant, tous ces charognards, ces morfilleurs de cadavres, ces locdus, regagnent leurs puciers.
Les moukères se drapent dans leurs robes de chambre et remisent leur triperie. Le vieux suppositoire retire sa paluche du dargeot de la petite brune. Les vioques vont voir si ce putain de roi de pique va ramener sa couronne dans les treize premières brèmes. Les pondeuses pensent brusquement à leurs moujingues qui sont en train de se l’accrocher. La cage d’escalier se vide comme un cinéma après que Tyrone Power a roulé un vache et ultime patin à sa partenaire.
Nous gagnons la rue. Guillaume donne ses instructions à ses sbires, puis il se tourne vers nous.
— Que puis-je faire pour vous, patron ?
Je fais la moue.
— Si vous pouviez mettre une voiture à ma disposition pour une heure ou deux, vous seriez la crème des flics.
Il sourit.
— Venez avec nous jusqu’à la boîte. Après je vous laisserai l’auto.
Nous nous installons dans la traction. Gisèle se met devant, à côté du chauffeur. Les hommes s’entassent derrière, ce qui est une belle cérémonie car le gros zèbre de Guillaume fait partie de la charrette.
— Il est marrant votre bonhomme Michelin, dis-je à Guillaume. Par où est-ce qu’il se dégonfle ?
— Riez bien, il n’empêche que c’est un auxiliaire de premier ordre en cas de coup dur.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons à la tour pointue. Il y a l’inévitable distribution de poignées de main et, enfin libre, je prends possession de la calèche.
— Quel est le programme ? s’inquiète Gisèle.
— Primo : votre cabane où je vais vous coucher comme une petite fille raisonnable que vous êtes, secundo je vais rendre une visite nocturne.
La poulette pince ses lèvres.
— Ne faites pas le gros méchant loup, Tony. Vous n’allez pas me laisser choir maintenant.
— Je vais le faire, gente dame, aussi vrai qu’Hitler est l’empereur des naves.
Elle ne répond rien. Je crois qu’elle boude, mais j’aperçois deux grosses larmes qui dégoulinent sur ses joues. Les désespoirs muets m’ont toujours ému. D’ordinaire, quand une poupée rouscaille et fait des épates, je lui mets une paire de mornifles sur la tranche, histoire de guérir ses fluxions dentaires si elle en a. Mais des larmes silencieuses m’épouvantent.
— Bon Dieu, quoi ! soyez raisonnable, Gigi. Jusqu’ici, je vous ai emmenée avec moi parce qu’il n’y avait aucun danger. Mais maintenant ça va peut-être changer d’aspect. Remarquez que je n’en suis pas certain. Seulement, si par malheur il vous arrivait un pépin, j’aurais bonne mine…
— Voulez-vous que je vous signe une décharge ?
Du moment qu’elle le prend à la rigolade, je suis d’accord.
— Eh bien, c’est entendu, je vous emmène. Tant pis pour votre derche s’il y a du vilain.
Je mets pleins gaz en direction de la rue de l’Arcade. Mon idée, je vais vous l’exposer par le menu : Laissez-moi au préalable vous affranchir sur mes sentiments intimes. Ce branle-bas de la soirée a déclenché mon besoin de bagarre qui couvait. Je sais bien que ma ressemblance avec le gars qui a été dessoudé est une simple coïncidence, mais tout de même, je voudrais bien connaître les tenants et les aboutissants de l’affaire. C’est mon droit, je crois, non ? Merde arabe ! qui est-ce qui a bloqué de la ferraille dans la brioche ? C’est le petit San-Antonio ou c’est le duc de Windsor ? Je veux bien que le buteur se soit mis le doigt dans l’œil jusqu’à toucher le fond de son caleçon, c’est pas ce qui m’empêchera, si je le trouve, de lui montrer comment on s’y prend pour transformer un pékin en pâte à raviolis ; ne serait-ce que pour lui faire comprendre qu’avant de presser sur une gâchette il convient de s’assurer de l’identité du monsieur qui vous fait vis-à-vis.
Or l’occasion que j’attendais de pouvoir obtenir un entretien de ce macaque s’offre ce soir. Je viens par un hasard miraculeux de plonger mon grand blaire dans l’assiette d’une drôle d’équipe. Dans cette aventure, il y a, jusqu’à présent cinq mectons : je les énumère, d’abord le bibi à qui on octroie deux mois d’hosto gratis, puis le foie blanc aux tifs en brosse qui ne craint pas de percer les poches de ses grimpants, ensuite mon sosie, lequel trône dans sa salle à manger, et enfin le saxophoniste-radio et l’inconnu auquel s’adressait son message.
Procédons par élimination : mon sosie est aussi mort qu’un filet de hareng, le type qui attendait le message dans le restaurant je ne le connais pas, reste, pour remonter à mon agresseur, le saxophoniste. Ce type a servi d’intermédiaire, c’est sur lui que je dois mettre la pogne, y a pas d’erreur !