Trois jours avant Noël, je suis assis sur une banquette du Merry Bar, rue du Colisée. J’ai les guiboles en pâte d’amande et mes joues ont autant de couleur que la page de garde de ce bouquin ; mais néanmoins je me sens d’attaque. Ma convalescence s’achève. Il y a huit jours que je suis sorti de l’hosto et je commence à trotter comme un lapinoscof. Pendant que j’étais parallèle au plafond, je n’ai pas battu le dingue. J’ai au contraire envisagé les choses bien calmement. Ce qu’on peut devenir philosophe quand on est dans un plume pour longtemps ! L’existence vous apparaît grandeur nature. On comprend alors que la fatalité régit nos actes. Nous ne sommes qu’une bande de pégreleux qui se font enchetiber par la vie. Ainsi, regardez cet endoffé de San-Antonio : il s’est tenu bien peinard depuis le début de l’Occupation. Il a rendu ses pions parce qu’il ne voulait plus jouer, mais le destin qui est un sacré enfant de garce, est venu le chercher au milieu de son petit train-train de rentier. On n’échappe pas à son destin, les gars. Allez chercher un marteau et enfoncez-vous bien ça dans la tronche…
Mon rôle, c’est de distribuer des cartes d’abonnement pour la Santé ou… pour le paradis. J’ai voulu abandonner la partie, conclusion : j’ai failli faire mon pacson pour le coin du ciel qui m’est destiné et d’où la plus belle des gosselines ne peut pas m’être plus utile qu’une pompe hydraulique. Il ressort donc de tout ça que, ce que j’ai de mieux à faire c’est de planquer mes pantoufles et de rentrer dans la bagarre. Pour commencer, j’ai un vieux compte à régler avec le type aux cheveux en brosse. Ce gars-là, aussi malin qu’il puisse être, je prends d’ores et déjà une hypothèque sur sa peau. Je me promets bien, lorsque je le rencontrerai, de lui mettre suffisamment de morceaux de plomb dans le bide pour qu’il ne puisse jamais plus faire la planche ; quand bien même il serait en Celluloïd. À partir de maintenant, je me consacre entièrement à sa recherche.
J’en suis là de mes réflexions lorsque Gisèle entre dans le bar. Ça me fiche une secousse de la voir sapée en princesse. Jusque-là, je ne l’ai pas vue vêtue autrement qu’en infirmière. La toilette lui va aussi bien que le voile blanc. Elle s’est fardée et elle ressemble de plus en plus à une môme sensationnelle.
— Alors, fait-elle, en me tendant la main, comment se porte mon malade ?
— Pas tellement mal. Dites donc, c’est rudement chic à vous d’avoir accepté ce rendez-vous.
Elle ne répond pas et s’assied à côté de moi.
— Et ce ventre, il est ressoudé ?
Je lui prends la main.
— Ne vous bilotez pas pour ma géographie, Gisèle. Ça n’est pas le premier coup dur que j’essuie. Si vous me voyiez à poil, mon corps ressemble à la photo aérienne d’une région bombardée.
Gisèle éclate de rire et commande un Martini-gin. Je la regarde siroter son glass. C’est un spectacle qui me plaît. Elle ressemble à une petite chatte.
Je lui demande brusquement :
— Alors, on va à la graine ? On m’a refilé l’adresse d’un restaurant où il est possible de se taper une escalope panée sans risquer le bagne perpétuel.
— Croyez-vous qu’il soit raisonnable de votre part de commencer une vie de noctambule ?
— Écoutez, mon chou, je n’ai pas de mauvaises fréquentations ; il y a belle lurette que la raison et moi nous nous sommes séparés pour incompatibilité d’humeur. Avant votre arrivée, j’étais justement en train de regretter la petite réconciliation que j’avais eue avec elle depuis l’armistice. À chacun son élément. Nous autres, nous trouvons la terre épatante, mais un poisson n’est pas du tout de cet avis. Pour la raison c’est du kif, il y a ceux qui ne se nourrissent que d’elle et ceux, comme moi, qui se latchavent dès qu’on prononce son nom.
Je règle les consommations et nous sortons.
La nuit est froide et obscure. Nous nous dirigeons vers les Champs-Élysées pour y prendre le métro. Par chance, j’aperçois un fiacre vide. J’y pousse ma compagne.
— C’est un enlèvement ! s’exclame-t-elle.
— Exactement, lui dis-je. Mon père me disait toujours qu’une balade en fiacre est un truc épatant quand on s’est mis dans l’idée de prendre une belle gosse dans ses bras pour lui raconter des histoires de fées.
— Parce que vous avez l’intention de me raconter des contes de fées ? Je croyais pourtant que votre spécialité c’était le roman d’espionnage et de gangsters…
— Justement, je lui réponds, avec une fille comme vous, Gisèle, j’oublie la mitraillette pour ne plus penser qu’au clair de lune.
Je lui prends la main et la porte à mes lèvres. Elle ne la retire pas. Malgré que vous soyez une bande de pieds nickelés, vous devez bien penser qu’en pareille circonstance, un gars qui connaît un tant soit peu les bonnes femmes profite illico du terrain acquis. C’est ce que je m’empresse de faire. Justement, ce fiacre est un toboggan qui nous jette sans cesse l’un contre l’autre. Je mets à profit un des cahots pour embrasser Gisèle.
— Vous allez vite…, murmure-t-elle.
— La vie est si courte !
— En somme, vous êtes un opportuniste.
— Pourquoi cherchez-vous à analyser ce que je suis ? Y a un vieux proverbe latin qui dit : « Vivons l’instant. » Je peux pas vous le réciter en latin, because je ne suis pas doué pour les langues étrangères ; mais j’ai la certitude que le zigoto qui a donné ce conseil au bon populo savait vachement ce qu’il disait.
Gisèle se pelotonne contre ma poitrine et me tend ses lèvres. Faites-moi confiance : j’en fais bon usage. Comment qu’elle s’y connaît cette poulette ! Je ne sais pas ce qu’on leur apprend dans les écoles d’infirmières, mais si on ne leur donne pas des cours d’amour, comme dans les universités américaines, celle-ci a dû prendre des leçons par correspondance.
Quand elle se recule, je suis à bout de souffle.
— San-Antonio, murmure-t-elle d’une voix aussi tremblante que celle d’un centenaire transi de froid, San-Antonio, je sens que vous allez me rendre folle.
J’aspire une grande goulée d’air, comme le fait un pêcheur d’éponge avant de plonger, et puis je me fais inscrire pour un deuxième baiser encore plus complet. Des machins dans ce genre, il n’y a rien de mieux pour développer les facultés respiratoires.
Au bout d’un certain temps, je m’aperçois que notre carrosse ne roule plus. Le cocher est debout devant la portière et il se marre comme une bouche d’égout.
— Non mais, des fois, je lui dis, tu te crois au cinéma ?
— Presque, me répond-il.
Comme je n’aime pas les petits dessalés dans son genre, je descends de sa boîte à sucre et je l’empoigne par sa limace.
— Hé là, patron ! s’écrie-t-il. Pas de blague. Après tout vous êtes dans ma voiture et j’ai bien le droit de regarder ce qui s’y passe.
Gisèle me fait signe de mouler et je règle la course. Le type remonte sur son siège. Avant qu’il ait le temps de dire « hue », son bourrin démarre au triple galop, comme s’il venait de décider de gagner le sweepstake. Le cocher se cramponne aux guides pour essayer de le retenir, mais le bidet fonce à une telle allure qu’il faudrait une voiture de course pour le rattraper.
— Qu’arrive-t-il ? questionne Gisèle.
— Je ne sais pas, dis-je.
Je fais mine de réfléchir avant d’ajouter, d’un air faussement innocent :
— À moins que ce soit à cause de ma cigarette que j’ai enfoncée en douce sous la queue de ce canasson…
Gisèle éclate de rire. Elle s’arrête soudain et me tend encore ses lèvres. Si elle continue à ce train-là, d’ici huit jours je vais faire de l’aérophagie… Néanmoins je profite de sa distribution. Comme le dit je ne sais plus qui : « Une occasion de bouillaver, ça ne se refuse pas. »
Nous entrons au restaurant. Imaginez une salle de patronage avec des guirlandes et des lampions. À une table centrale se trouvent deux mariés ; lui est en habit et elle en blanc.
— Veine ! s’écrie Gisèle, nous tombons sur un mariage.
Je la rancarde aussitôt.
— C’est un mariage au flan.
— Comment ?
— Je vous dis qu’il ne s’agit pas d’un véritable mariage. Les deux gars en tenue de prends-moi-tout sont des figurants payés par l’établissement. Le gérant du restaurant a eu cette idée qui lui permet de couillonner le contrôle éconocroque. Si les condés entrent pour renifler dans les gamelles, il leur dit qu’il célèbre le mariage de sa nièce. Il leur offre des dragées et une flûte de champagne et les gars se taillent sans insister après avoir présenté leurs vœux aux nouveaux époux. Y a pas à dire, c’est une fine astuce…
Gisèle n’en revient pas. La pauvrette n’est pas très documentée sur les mystères du marché noir.
Nous nous installons à une extrémité de la tablée et nous commandons une croque confortable.
Les peigne-culs qui vous racontent que les amoureux se nourrissent d’amour et d’eau fraîche feraient mieux d’aller se faire opérer de l’appendicite. Parce que je peux vous assurer qu’ils débloquent à perte de vue. Pour ma part, rien ne me met plus en appétit que l’amour. C’est à un tel point que, dès que mon palpitant fait des heures supplémentaires, je rêve à du poulet chasseur ou à des rognons sauce madère. Les autres types qui jouent à l’amour immatériel sont tous des tocards, des bourreurs de crâne qui se croient obligés de faire le grand jeu à la cocotte de leur choix. Ils prennent des poses de poètes extasiés, mais dès qu’ils ont quitté leur gosseline, ils se précipitent dans un milk-bar afin de morfiller une choucroute. Et comment qu’ils se la font garnir ! Tas d’hypocrites !
Je fais part à Gisèle de mon point de vue et elle se déclare d’accord avec moi. Les mousmés sont toujours d’accord avec vous dès l’instant où vous leur offrez quelque chose.
Le garçon nous sert une pelure d’oignon honnête. Tout va bien ; avec la bonne chère et des calembours on parvient souvent à ses fins. Les miennes, vous vous en doutez, consistent à décider la petite infirmière à m’accompagner dans un endroit peinard où je pourrai, en toute tranquillité, lui raconter ce que Rodrigue a fait à Chimène après qu’il eut bigorné son vieux.
Mon affaire n’a pas l’air de trop mal se goupiller. Gisèle me regarde de plus en plus tendrement. J’en connais un qui ne va pas s’embêter tout à l’heure…
Elle me plaît cette petite. Si j’étais un type comme tout le monde, je n’hésiterais pas à me déguiser comme le bâfreur en habit de la grande table et à la mener devant le maire. Mais ça ne serait pas de la postiche ; on serait marida pour de bon et on ouvrirait un bouclard. Gisèle moulerait l’hosto pour tenir la caisse. Elle tricoterait des kilomètres de chaussettes qu’elle remonterait de derrière le comptoir tous les trois mois. Quant à ma pomme, je verserais à boire et je taperais la belote avec les clients. Ce serait le rêve d’un paquet de gougnafiers… Seulement San-Antonio est fait pour une autre vie. Toujours la question de la destinée et de la mission de chacun, quoi ! Machinalement, je porte la main à mon postère pour vérifier si mon feu s’y trouve. Depuis que je suis sorti de la clinique je ne m’en sépare pas. Il y est. Je lui caresse doucement le museau. C’est une brave bête que j’aime bien ; tous les deux, nous faisons une paire d’amis.
Au dessert, un mec sapé en bouseux se pointe et demande si les convives de la noce aimeraient un peu de musique. Bien entendu, il y a une tripotée de tordus pour hurler que oui.
Alors le zig fait un signe à un autre copain et les voilà qui grimpent sur une table ; le premier avec un accordéon, le second un saxophone. Aussi sec, ils exécutent la Marche turque.
Ils ne se défendent pas mal. Les convives applaudissent… À ce moment-là, l’accordéoniste dit que, si l’honorable société le permet, son copain va jouer en solo un petit truc de sa composition. L’honorable société permet tout ce qu’on voudra. Le saxophoniste entame sa ritournelle. Son truc tient de la musique arabe. C’est une sorte de mélopée lente, qui s’interrompt tout net pour laisser place à des bredouillements. J’écoute attentivement ces bredouillements pour essayer de trouver ce qu’ils peuvent avoir de mélodieux.
— Ce truc est une pâle imitation du jazz de La Nouvelle-Orléans, me dit Gisèle.
Je lui fais signe de se taire. Prestement je sors un crayon d’une de mes poches et je m’amuse à noter des signes sur la nappe. Pas d’erreur : ce saxophoniste à la gomme ne cherche pas du tout à imiter les négros américains ; ce qu’il maquille, je vais vous le dire : il s’amuse simplement à faire du morse. Comme je connais à fond la question, je transcris fidèlement sa petite émission. Pour une combine astucieuse, vous avouerez que c’en est une ! Gisèle me regarde aligner des traits et des points sans comprendre. Elle va pour me poser une question, mais je lui fais signe de se fourrer un édredon dans le bec.
Enfin, le musico-radio achève son petit morceau de société et, accompagné par son pote, entame La Rue de notre amour. Je commande du Cointreau pour Gisèle et un double cognac pour le môme bien-aimé de Félicie. Tout en torchant mon glass, je mets le message en clair ; je n’en ai pas pour longtemps. Voilà ce que ça donne :
Ce soir, 14, rue Joubert, 3e étage, porte à gauche.
— Cette fois, me dit Gisèle, vous allez m’expliquer ce que tout cela signifie.
Pour la satisfaire, je lui raconte ma découverte. Elle est médusée.
— Mince alors ! s’exclame-t-elle, vous avez trouvé cela tout seul.
Je ne réponds pas. Je regarde les dîneurs en me demandant auquel s’adressait le saxophoniste. Il est impossible de se faire une opinion. Tous ces mecs ont des trompettes enluminées comme des missels. Ils ont tous l’air de bons viveurs, soucieux de savourer la truite au bleu et la pelure d’oignon.
— Vous pensez qu’il s’agit d’un truc de résistants ? questionne la jeune fille.
— Ma foi, ça m’en a tout l’air.
— À votre avis, pourquoi ce saxophoniste a-t-il fait du morse au lieu de glisser un petit billet, beaucoup plus confidentiel, au moment de faire la quête ?
— Probable qu’il ne connaît pas la personne à laquelle s’adresse son message…
Elle est prodigieusement excitée, cette petite. C’est la grande aventure de sa vie… Elle ne donnerait pas sa gâche pour un emploi de chaisière à l’église Saint-Augustin. Moi, cette histoire me rend nerveux. Je renifle l’aventure comme un clébard affamé renifle une côtelette faisandée. Mon inaction de ces dernières années m’écœure. J’ai des démangeaisons sous la plante des pinceaux et dans le creux de la main.
— Qu’allez-vous faire ? demande Gisèle.
Sa question m’embête, car justement, elle renforce mon incertitude.
— Et que voulez-vous que je fasse, dis-je avec un peu d’humeur. Que je trotte à la Gestapo pour les affranchir sur ce qui se manigance ici ? Je ne suis pas un indic, et encore moins un traître…
Elle est déconcertée par ma sortie.
— Allons, ma petite Gigi, pardonnez-moi. Vous devez comprendre que la situation est délicate. Certes, si avant-guerre j’avais découvert un toutime de ce genre, j’aurais fait un sacré barnum, parce qu’alors, il n’y aurait pas eu de confusion possible : ce procédé aurait indiqué une quelconque organisation secrète et je me serais régalé, je vous le garantis… Seulement les temps ont changé, ma pauvre chérie ; nous sommes en guerre et il y a un tas de chics types qui se bagarrent en douce…
Elle a un soupir qui tend son corsage. J’en profite pour bigler ses roberts et, comme par enchantement, mes idées changent de tournure.
— On se fait la paire, Gisèle ?
— Si vous voulez…
Nous nous retrouvons dans la rue de l’Arcade. La nuit est de plus en plus noire et de plus en plus froide, ce qui est le droit intangible d’une nuit d’hiver. Nous avançons, bras dessus, bras dessous, précédés par la vapeur blanchâtre de nos respirations.
— Où m’emmenez-vous ? demande Gisèle.
— Vous ne trouvez pas qu’on serait bigrement mieux dans un endroit douillet ?
Je risque le paquet :
— On pourrait aller chez un copain à moi qui tient un hôtel dans le secteur. Il a des petits salons au poil où nous serions bien pour discutailler.
— Quelle horreur ! s’exclame Gisèle. Avec toutes les descentes de police… Non, venez plutôt chez moi. J’ai un petit studio très gentiment arrangé.
Elle rigole et ajoute :
— Il y a du feu et du cognac…
Je la prends par les manettes et je lui déclare qu’elle n’a qu’à m’emmener et que je la suis comme un aveugle.
Sa crèche se trouve rue de Laborde. Comme elle l’a annoncé, c’est un véritable bijou. Imaginez une carrée tendue de cretonne, avec des meubles modernes en bois clair, des bouquins et un poste de radio tout blanc comme la vertu d’une tourterelle en bas âge. Un radiateur électrique répand une chaleur confortable.
Gisèle prend mon pardessus et me désigne le divan. Je m’y installe comme si je devais y attendre la fin des hostilités. Je mets la radio en marche. Un slow s’insinue dans le studio. Je souris d’aise.
— Cognac ou fine champagne ? demande Gisèle.
— Vos lèvres !
C’est peut-être pas un chef-d’œuvre d’originalité, mais ça fait plaisir à ma petite infirmière. Elle vient s’asseoir à côté de moi sur le divan.
Si vous le permettez, je vais tirer le rideau. D’abord parce que ce qui se passe à partir de ce moment ne vous regarde pas, ensuite parce que si je vous le racontais, vous poseriez ce bouquin pour demander à votre femme si elle veut faire une partie de Tu-me-veux-tu-m’as. Ce que je peux vous confier, sans faillir à la discrétion en vigueur chez un gentleman, c’est que ma petite Gisèle n’a pas que les châsses et les roberts à la hauteur. Oh là là ! Mesdames, si vous pouviez bigler son prose vous iriez faire la mangave pendant dix ans pour pouvoir vous offrir le même. Je ne peux pas m’arrêter de le renoucher.
Comme infirmière elle n’est pas mal, mais comme amoureuse, c’est un feu d’artifice. Je ne me plains pas du tout d’avoir pu bénéficier de ses services dans l’un et l’autre cas.
Quand je trempe mon distillateur dans un verre de fine, il est plus de dix heures du soir. La radio continue de jouer sans qu’on y prête attention. C’est un fond sonore devant lequel on peut se dire des choses vibrantes sans craindre les silences qui flanquent le trac. Mais la musique s’arrête. Un gnace explique qu’il va donner les informations.
— Ferme-lui la bouche ! me demande Gisèle. J’ai horreur des informations que nous donne cette radio pourrie.
Je tends la main pour obéir, hélas, je fais un faux mouvement et renverse mon verre d’alcool sur la jambe de mon pantalon.
— Maladroit !
— Ce n’est rien, dit ma poulette, avec un peu d’eau froide je vais vous enlever ça.
Elle va à la cuisine et en revient, en tenant un linge mouillé. Pendant qu’elle s’excrime sur la tache, le speaker dégoise à plein chapeau. Il raconte que la Luftwaffe a bousillé tous les avions anglais et que les Ricains vont être vidés de l’Afrique du Nord en moins de temps qu’il n’en faut pour faire cuire un œuf à la coque. Tout ça ce sont des charres qu’on entend et qu’on lit à chaque heure de la journée. Pas la peine d’y prêter attention. Puis voilà que ce pégreleux, ses mensonges débités, marque un petit temps d’arrêt.
« Dernières nouvelles, annonce-t-il. Nous apprenons à l’instant que le corps du fameux commissaire San-Antonio, vient d’être découvert rue Joubert par une patrouille de gardiens de la paix. Le malheureux policier était criblé de balles dont deux s’étaient logées en plein cœur. On suppose qu’il s’agit d’une vengeance. Rappelons que San-Antonio s’était rendu célèbre avant-guerre par ses dons exceptionnels d’enquêteur. »
Je ne sais pas si la chose vous est déjà arrivée, mais je puis vous assurer que ça fait un curieux effet d’entendre prononcer son éloge funèbre. Surtout lorsque vous vous trouvez en compagnie d’une souris à laquelle vous venez de prouver que vous êtes on ne peut plus en vie !
Gisèle me regarde avec les yeux que devait avoir Hamlet lorsqu’il a biglé le spectre de son daron.
— Tony ! s’écrie-t-elle. Tony chéri, que se passe-t-il ?
Je me lève.
— As-tu le téléphone ?
Elle me conduit à l’appareil qui se trouve dans sa chambre à coucher. Je me hâte de faire mon propre numéro afin de rassurer Félicie pour le cas où elle aurait été à l’écoute. Ceci fait, je demande mon pardessus à Gisèle.
— Où vas-tu ? interroge-t-elle.
— Voir « ma » dépouille.
— Oh ! emmène-moi…
J’hésite ; je n’aime pas beaucoup traîner une sirène sur mon porte-bagages lorsque je me lance dans une affaire où il pleut des dragées en acier calibré. Mais cette pauvre Gisèle est le témoin de choses tellement bizarres depuis quelque temps que si je lui refuse cette satisfaction, sa pipelette la trouvera morte de curiosité demain matin en lui montant son courrier.
— Prends ton manteau.
Elle ne se le fait pas répéter. En général les gonzesses mettent de deux heures à trois mois pour se harnacher, mais elle se poile tellement vite que je crois voir un dessin animé. Dix minutes plus tard, nous sommes à nouveau dans les rues. À grands pas, nous gagnons le commissariat de police de la rue Taitbout. Vu l’heure tardive, le commissaire n’est pas là, mais il y a son secrétaire : Vilent, un petit gars que je connais très bien. En m’apercevant, il écarquille les mirettes. Il devient aussi vert qu’une pelouse de printemps. Je constate que ses pognes tremblent sur son buvard.
— Alors, mon petit Vilent, ça ne gaze pas ? demandé-je en riant.
— Mais ce… ce n’est pas possible ! s’étrangle-t-il.
— Tout est possible. Je viens reconnaître mon cadavre.
Il est long à se remettre.
— C’est la plus prodigieuse ressemblance que je connaisse, murmure-t-il enfin. Je viens de faire les premières constatations, rue Joubert. Pas beau à voir… J’ai cru que c’était vous… La preuve c’est que j’ai moi-même donné les indications à la presse.
Je propose un siège à Gisèle et je m’assieds sur le coin du bureau.
— Remettez-vous, mon vieux. Vous le voyez, je me porte bien, comme dit l’académicien de l’Habit vert.
« Vous avez su l’“accident” qui m’est arrivé, il y a deux mois ?
Vilent fait un signe d’assentiment.
— Justement, dit-il, j’ai d’autant moins hésité à vous identifier tout à l’heure qu’il y avait eu ce précédent.
— Je conçois que, pour vous, la situation s’épaississe, mais pour moi elle s’éclaircit tellement que ça devient comme une aurore boréale. J’avais un sosie. Quelqu’un voulait supprimer l’un de nous deux. Il s’est trompé une fois. Est-ce lorsqu’il a tiré sur moi, ou bien est-ce quand il a tiré sur le copain qui me ressemble ? That is the question. Je pencherais à croire que c’est en m’assaisonnant qu’il s’est gouré le gars. Maintenant soyez gentil et éclairez ma lanterne.
Vilent y va de sa romance :
Il a été alerté vers neuf heures du soir par un coup de tube l’informant que des hirondelles à pédale avaient trouvé un macchabée rue Joubert en faisant leur ronde. Il s’est rendu sur les lieux.
Je l’interromps :
— Ce ne serait pas devant le 14 de la rue Joubert ?
Il me regarde comme si je venais de me transformer en chat siamois.
— Comment le savez-vous, chef ?
— J’ai un petit doigt qui n’a pas de secrets pour moi.
« Continuez, mon petit.
Je jette un coup d’œil à Gisèle. La mignonne boit du petit-lait. Elle devait croire que les aventures de ce genre n’existaient que dans les romans.
— La concierge de l’immeuble, alertée, a déclaré que la victime s’appelait Louis Durand et demeurait…
— Au troisième, la porte à gauche, murmure Gisèle.
J’éclate de rire. Elle mord au truc. Vilent paraît la découvrir. Il la regarde comme il vient de me regarder. Quand il va raconter ça à sa femme en rentrant chez lui, elle va lui balancer un seau de flotte à travers la bouille parce qu’elle croira qu’il est chlass.
— Voyons, chérie, dis-je à la poupée, en lui télégraphiant une œillade, laisse parler monsieur.
Vilent hausse les épaules.
— Que voulez-vous que je vous raconte, grommelle-t-il, puisque vous connaissez l’histoire mieux que moi !
Je n’aime pas tellement qu’un subordonné prenne ce ton-là.
— Nous en étions à la concierge, fais-je sèchement.
Il pique son fard et poursuit :
— Je ne me suis pas étonné de ce nom de Louis Durand que j’ai pris pour un nom d’emprunt. J’ai fait transporter le corps dans l’appartement, car les Allemands ont réquisitionné toutes les ambulances de Paris ce soir. La P.J. doit être sur les lieux.
— Des premières constatations, que résulte-t-il ?
Il a un geste vague.
— Pas grand-chose. Personne n’a rien entendu.
— Parbleu ! l’assassin a tiré à travers la poche de son bénard…
Je me lève.
— Puisque je suis ici, dis-je, vous allez être assez bon pour nous faire établir un ausweis, à mademoiselle et à moi. J’ai dans l’idée que nous serons encore dans les rues après le couvre-feu, et nous n’avons pas envie d’aller cirer une douzaine de bottes dans un poste de garde, au milieu des sulfatés.
Il s’empresse de me donner satisfaction.
— À l’avenir, quand vous vous trouverez en présence d’un cadavre que vous estimez être le mien, pour avoir la preuve formelle que vous ne vous trompez pas, regardez-lui la poitrine.
J’entrouvre ma limace.
— J’ai deux mètres vingt de cicatrices depuis le menton jusqu’aux genoux.
J’ajoute, d’un ton très sérieux :
— Je suis tellement troué que les petites dames qui m’accordent leurs faveurs, croient, en se réveillant, qu’elles ont fait dodo avec quatre-vingt-dix kilos de gruyère, c’est vous dire…
Je tends galamment mon aileron à Gisèle. Et nous sortons sous le regard ahuri de Vilent. Je vous parie une jambe de bois contre un téléphérique qu’il est persuadé que j’ai du mou dans ma corde à nœuds.
La plupart des gens sont comme ça : sitôt que vous vous payez leur bol, ils croient que vous avez un train mécanique en liberté sous la coupole.