Je suis canonnier

Une glace à trumeau située en face de mon fauteuil me renvoie ma gueule catastrophique. J’ai tout du minable. Je suis comme le jongleur aérien qui viendrait de renverser sa tasse de café sur la robe de la souris qu’il cherche à se farcir. Je prépare une collection de noms susceptibles de me résumer, j’en retrouve quelques-uns et j’en invente d’autres, ça me soulage mais c’est pas ce qui rend la liberté à Gisèle.

Il est huit heures du soir et il ne s’est rien produit. Je me tâte : faut-il passer la nuit ici, ou bien dois-je aller me geler les cloches dans les rues avec l’espoir d’y rencontrer un des loustics que je connais ?

Avant que ma décision soit prise, j’entends un frôlement dans le couloir. Une clef fouille la serrure. Vous pouvez croire que mon petit cœur fait toc toc… Je me glisse derrière mon fauteuil. Comme il est placé dans un angle de la pièce, je ne crains d’être découvert que si le visiteur nocturne vient fureter dans ce coin-là.

J’attends, le sang aux tempes, mon Luger à la main…

Une mince silhouette s’insinue dans la pièce. Je réprime un sursaut d’allégresse : le gars qui entre n’est autre que mon agresseur aux cheveux en brosse. Il s’avance tranquillement. Heureusement que je me suis retenu de fumer car il aurait éventé ma présence…

Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? Vous braqueriez votre soufflant dans la direction du copain et vous appuieriez sur la gâchette jusqu’à ce que votre magasin de quincaillerie soit vide. Bien sûr, ce serait le parti le plus sage, mais je ne peux plus me permettre d’être prudent. Si cette crapule est venue dans l’appartement, c’est qu’elle a l’espoir d’y prendre quelque chose… Vraisemblablement ce que Manuel y avait caché. Mon plan est donc de lui laisser trouver ce quelque chose. Mais, allez-vous m’objecter, rouscailleurs comme je vous connais, mais si vous n’avez rien trouvé vous, pourquoi serait-il plus chanceux ?

Eh ben, mes kikis, vous en tenez une couche à ce point épaisse que si un autobus vous rentrait dedans il ne vous ferait pas mal. Mon agresseur a sur moi un avantage écrasant : il sait, lui, ce que mon sosie a planqué ; tandis que le gonze San-Antonio ignore la nature de l’objet qu’il devait découvrir. Peut-être que c’est une tringle à rideaux et peut-être que c’est une baleine adulte, vous pigez ?

L’arrivant se dirige vers le lampadaire situé à côté du divan. Il ôte l’ampoule électrique et l’examine par transparence à la lumière d’une petite lampe de poche.

Mais il n’est pas satisfait et la remet en place. Ensuite il grimpe sur la table et enlève toutes les ampoules du lustre. Une à une il les regarde. Il a dû trouver ce qu’il cherchait car il pousse un petit sifflement satisfait. Je le vois sortir une boîte en carton de sa poche et y déposer l’ampoule.

Puis il remonte sur la table et branche les autres dans les douilles réceptrices. Je n’attends pas qu’il soit descendu de son perchoir. Profitant de ce qu’il me tourne le dos je sors de ma planque et balance un coup de pompe magistral dans la table. Elle bascule et mon rascal se casse superbement la margoulette. Comme il a remis les lampes en place, je tourne le commutateur. Une lumière intense éclate dans la salle à manger. Une scène bidonnante m’apparaît : Tifs-en-Brosse est étendu sur le parquet avec la table sur les jambes en guise de couvre-pieds. En dégringolant il s’est cogné le donjon contre le coin du buffet ce qui lui a produit une entaille aussi large que la fente d’une boîte aux lettres. Il n’a pas perdu connaissance, mais il n’est pas gaillard du tout.

— Coucou ! fais-je. Poisson d’avril !..

Ses lèvres remuent faiblement. Sa main plonge dans sa veste. Seulement si un homme averti en vaut deux, un mec deux fois couillonné en vaut toute une tripotée. Avant qu’il ait achevé son mouvement je lui mets un pruneau bien sec dans le gras du brandillon.

— Tiens-toi tranquille, tête de lard !

La fureur le ranime. Bien qu’il soit plutôt en forme pour une excursion Cook au pays des rêves, il réussit à se mettre sur son séant.

— Encore toi, poulet ! grommelle-t-il.

— Encore moi, oui mon amour. Toujours moi. Tu ne pensais p’t-être pas que j’allais m’engager dans les Waffen SS pour me consoler du kidnapping de ma gosse d’amour ? Mais trêve de boniments, je suppose que tu es assez intelligent pour te rendre compte de la différence qu’il y a entre un pauvre mannequin comme toi dont la bidoche est ouverte à tous les vents et un garçon écœuré par ce qui te sert de physique, bien armé, d’aplomb sur ses gambettes et pas maladroit ? Alors, réponds à mes questions :

« Primo : qu’avez-vous fait de Gisèle et où se trouve-t-elle ?

Il me regarde avec des yeux de loup enragé. Deux plis mettent entre parenthèses ses lèvres serrées.

— Tu ne veux pas répondre ?

Pas un muscle de son visage ne bouge.

— Tu es ballot comme un jeune chien. Si tu ne parles pas je vais commencer sur ta carcasse une de ces séances à grand spectacle dont tu me diras des nouvelles. Tu en seras tellement enthousiasmé que tu voudras que je te note la recette sur un morceau de papier afin de pouvoir l’emporter en enfer.

Je m’approche de lui et lui prends le feu qu’il porte sous le bras. Il est ruisselant de sang. J’ai la frousse qu’il tourne de l’œil.

— Fais pas ta gâcheuse ! ou je vais te sucrer…

J’aime pas chapoter des gnaces blessés, mais la vie de Gisèle est en danger… Aussi, triomphant de ma répulsion je lui mets le canon de mon Luger contre le pouce de son bras malade.

— Si tu ne réponds pas, d’ici dix secondes ton pouce sera pulvérisé.

Il est pâle comme un lavabo.

— Tu sais que je suis décidé au pire ?

Un mauvais sourire se dessine entre ses parenthèses.

Je tire. Il sursaute et pousse un cri rauque. Son pouce a disparu, à la place il y a une bouillie rouge abominable.

— Quand on a commencé un tapin de ce genre, lui dis-je d’une voix faible, on ne sait pas où il peut s’arrêter tu comprends ?

« Les hommes sont plus féroces que les plus féroces animaux. M’oblige pas à te disloquer, voyons ! Ça t’avance à quoi de te laisser transformer en dentelle ? T’as jamais entendu parler des bourreaux chinois ? C’est des mecs qui savent travailler. J’en ai vu un qui avait coupé un jules en cent morceaux et le patient a continué à vivre dans un tonneau de sel.

Il me regarde et, malgré sa souffrance, je découvre avec stupeur de l’ironie dans ses yeux.

— Bavard ! murmure-t-il.

Alors là c’est le bouquet ! On m’y reprendra à faire du sentiment avec un charognard pareil ! Je trotte à la cuisine et je trouve ce que je cherche — pour une fois — du sel. Mon histoire du bourreau chinois m’a donné une idée.

— Rien de tel pour cicatriser les blessures !

J’en verse sur l’entaille de sa tranche. Il pousse des hurlements.

— Tu jouis, petit ?

Je lui en balance une seconde poignée sur la plaie de son bras.

Il se tortille comme une famille de serpents enfermée dans une taie d’oreiller.

— Où se trouve Gisèle ?

S’il ne répond pas je lui écris mon nom dans la peau du ventre avec un couteau.

Il me vient une idée. Je retourne à la cuisine chercher une cuvette d’eau.

— De la flotte sur tes blessures et tu ne ressens plus la douleur causée par le sel…

— Oui ! oui ! halète-t-il. De l’eau, de l’eau !

— Où est Gisèle ?

— Au Vésinet.

Je n’ose lui montrer mon allégresse de peur qu’il n’interrompe ses révélations.

— L’adresse ?

— Avenue de la Gare, 11…

— Que lui avez-vous fait ?

— Rien ! De l’eau !..

C’est fou ce qu’un homme peut faire pour un litre d’eau.

Je lui tends la cuvette mais je feins de me raviser et la pose loin de lui.

— Pourquoi l’avez-vous kidnappée ?

— Pour avoir un otage, au cas où tu aurais trouvé l’ampoule.

Merde arabe ! Je n’y pensais plus à cette damnée ampoule. Je la prends dans la poche de Tifs-en-Brosse.

Je la sors de son carton et l’examine attentivement. C’est, à première vue une ampoule d’apparence innocente.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Il détourne la tête et se tait.

— Bon, je sais être discret et je n’insisterai pas, mais dis-moi à quelle organisation tu appartiens…

Ce disant, je joue avec une poignée de sel.

— Les kangourous, balbutie-t-il.

Je pousse un cri.

— Les kangourous !

Au cas où vous ne seriez pas affranchis, je dois vous dire qu’on appelait ainsi, avant la guerre une bande internationale spécialisée dans le trafic de documents. Son chef avait été abattu à la mitraillette dans les rues de Chi en 38 et depuis lors, la bande n’avait plus fait parler d’elle.

Cette révélation bouleverse toutes les suppositions que j’avais faites jusqu’ici. Moi qui croyais à des manœuvres plus ou moins politiques !

Je passe la cuvette de flotte à mon gangster. Il la prend de sa main valide et me la renverse sur la tête. Je suffoque. Pendant ce temps il se relève. Je vois briller une lame dans sa pogne ; je me baisse et le couteau lancé avec une extraordinaire maîtrise se plante dans le buffet après avoir arraché un morceau de mon faux col.

— Bon Noël ! dis-je.

Mon feu crache des glaves épais. Tifs-en-Brosse les collecte consciencieusement.

Je m’approche de lui. Il a été foudroyé.

— Tu vois, pauvre bidon, mon flingue est encore plus bavard que moi.

Évidemment il ne peut plus m’entendre et c’est bien dommage parce que je me sens en verve. Je pense à la façon dont il m’avait canardé dans le métro. Je voudrais pouvoir lui expliquer que : tout se paie, bien mal acquis ne profite jamais, etc. Puisque dans leur organisation ils ont un faible pour les proverbes…

Je le fouille et mets la main sur son portefeuille. Outre une liasse de biffetons assez importante, il contient des papiers au nom de Ludovic Farous, entre autres un permis de conduire et une carte grise. Je retiens le numéro de la voiture pour le cas où je verrais une bagnole rôder dans ma périphérie. C’est la 446 R N 4. Ce numéro est inscrit dans ma mémoire pour le restant de mes jours. J’empoche le portefeuille et l’ampoule, j’éteins et gagne la sortie. Heureusement, mes coups de pétoire n’ont alerté personne. Mon Luger produit des détonations assourdies, semblables au bruit d’un bouchon de champagne qui saute. Je l’aime beaucoup pour sa discrétion.

Me voilà dans la rue. Je tourne sur la droite. En bordure du trottoir est rangée une auto ; son numéro me saute dans les yeux comme une nuée de moucherons : 446 R N 4.

Il n’y a personne au volant, sans doute Tifs-en-Brosse est-il venu seul. J’appuie sur la manette de la portière ; la lourde s’ouvre sans hésiter. Comme je suis un citoyen sans façons, je prends place au volant.

Hue cocotte ! En route pour Le Vésinet.

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