Je fais mon Paganini

Je ne suis pas curieux, mais je voudrais savoir si vous entravez quelque chose à ma façon d’agir. Noix comme vous êtes, vous lisez ce que j’écris comme vous liriez votre déclaration d’impôts. Vous ne cherchez pas le mobile de mes actes. Vous attendez que je vous dise tout, depuis A jusqu’à N (qui est naturellement la lettre terminant ce bouquin). Ça vous liquéfierait la matière grise, de faire un peu de psychologie, hein ? Bande de miteux ! Vous vous feriez sortir les boyaux de la tête en réfléchissant. Y aurait jamais assez d’aspirine chez votre pharmago pour dissiper votre mal de tronche… Tenez, vous me faites pitié. Je vous sens tous là, à mijoter dans votre petite sphère sordide ; encroûtés, veules, mal rasés et la coupole aussi vide que la conscience d’un général… Sapristi ! faites donc un effort. Je vous ai dit que j’allais donner une petite représentation au restau de la rue de l’Arcade, avec le concours bénévole de la toute charmante Gisèle, et l’idée ne vous a pas effleurés que si j’agissais de la sorte, ce n’était pas pour le plaisir de me produire en société. Sans blague, vous croyez que j’ai un violon d’Ingres et que je vais en jouer dans les cours pour satisfaire mon besoin d’évasion !.. Non mais, des fois !..

Alors, écoutez-moi, au lieu d’ouvrir grands vos châsses comme si on allait faire défiler devant vous les girls des Folies confortablement vêtues d’une plume dans le prose. Écoutez-moi et laissez tomber vos préoccupations du moment — soyez tranquilles, elles ne se casseront pas.

En exécutant ce petit numéro, j’espère pouvoir trouver le fil conducteur qui me mènera au zèbre qui m’a tiré dessus. Car il doit y avoir dans le restaurant un habitué affilié à la bande des buteurs. Ce mec reçoit ses instructions de la façon que vous connaissez. Pour l’identifier je ne vois qu’un moyen : lui filer un rancard par le truchement du morse symphonique. Ça peut prendre comme ça peut foirer. Si ça prend tant mieux, je lui mets la pogne au colbak et je lui joue Lily Marleen sur la pomme d’Adam jusqu’à ce qu’il me donne le moyen de trouver l’homme aux cheveux en brosse. Si ça foire, j’en serai quitte pour avoir fait le zouave en vain.

À l’heure dite, le lendemain soir, je passe prendre Gisèle at home. C’est là que la partie de marrage commence. Nous nous déguisons avec des fringues que j’ai louées chez un vieux Youde de mes relations, lequel se fait appeler Dubois depuis quelque temps.

En dix minutes je nous transforme en chanteurs des carrefours. Gisèle est criante de vérité. Si vous la rencontriez dans la rue, vous lui refileriez une demi-jambe pour qu’elle aille s’acheter du gros rouge. Quant à moi, avec mes bacchantes vineuses, mes lunettes auxquelles il manque une branche, mon pardessus rapiécé, et mon instrument, j’ai l’air d’un ancien professeur de violon tombé dans la débine à la suite d’un attentat à la pudeur.

— Vous avez préparé votre message ? me demande ma petite infirmière.

— Et comment !

— Où avez-vous fixé le lieu du rendez-vous ?

— À l’angle de la rue de Clichy et de la place de la Trinité…

Elle hausse les épaules d’une façon méprisante.

— En plein air ! Et vous croyez que ça va être pratique pour le harponner. D’abord, ne pensez-vous pas que ça lui semblera louche ?

— Évidemment, mais où voulez-vous que je l’attire ?

— Ben… ici !

— Ici ?

— Pourquoi pas ? C’est tranquille, vous ne trouvez pas ?

Je repousse la tentation.

— Vous êtes dingue !

Mais ma voix sonne faux. Gisèle devine que je ne serai pas duraille à décider.

— D’abord, fait-elle, il faut prendre une décision quant à notre conversation : tantôt nous nous tutoyons et tantôt nous nous vouvoyons, cette incertitude la fiche mal devant des tiers. Ensuite, vous savez bien que ce que je vous propose est correct. Ici, vous n’avez pas à redouter d’indiscrétion de la part des passants.

— Bien sûr, mais ça peut être dangereux.

— Allons donc…

Je me fais véhément.

— Sapristi, je sais mieux que toi où se trouve le risque. Si je te dis que ça peut être dangereux, c’est que c’est vrai. Nous ne connaissons rien des types en question, rien sinon qu’ils tirent dans le bide de leurs contemporains avec la facilité que vous avez pour vous mettre du rouge à lèvres.

« Avoue que ça donne à réfléchir…

— C’est tout réfléchi, je sais qu’avec toi je ne risque rien… On a beau avoir l’habitude d’entendre les souris vous passer la pommade, des paroles pareilles vous font drôlement plaisir.

J’ai connu un mec qui a enjambé le premier étage de la tour Eiffel, sans prendre garde qu’il y avait une fameuse marche, simplement parce qu’une grognasse platinée lui avait débité des salades comme quoi il était le jules le plus extraordinaire de la création. Vous allez me dire que ce zig devait trimbaler une bath araignée au plafond, et je suis d’accord avec vous pour une fois. Il n’empêche que cette anecdote vous prouve que des boniments de poufiasse ont souvent plus d’effet sur nous, les gars de la reproduction, que les déclarations des droits de l’homme et du citoyen.

Je me sens galvanisé, comme la tôle servant à fabriquer les ustensiles ménagers.

Je ne doute plus de mes possibilités. Gisèle me dirait d’aller tirer un ramponneau dans la trombine du général allemand commandant la place de Pantruche que j’irais en courant et que Pujazon ne pourrait pas me rattraper.

Je me penche sur ma petite gosse.

— Très bien, chérie. C’est O.K., nous allons essayer d’attirer le gars chez toi. S’il y a de la casse, je décline toute responsabilité.

Elle hausse les épaules.

— L’heure tourne. Vous êtes plus bavard qu’un perroquet.

Là-dessus j’éclate de rire et je raconte à Gisèle que mon oncle Gaston, l’instituteur en retraite, celui qui prend un bain de pieds le premier samedi de chaque mois, possède un cacatoès aussi muet qu’un tampon buvard. Cet oiseau n’a dit qu’un mot dans sa vie et ce mot était tellement salé que ma tante a gardé la chambre pendant deux mois en l’entendant.

Il ne faut pas longtemps pour arriver rue de l’Arcade. Le gérant joue son rôle de première. Il fait mine de ne pas s’intéresser à nous. Nous avançons dans la salle de restaurant qui est bondée. Au milieu de l’indifférence générale, Gisèle annonce qu’elle va pousser une goualante. Elle a choisi La Rue de notre amour, because les gonzes de l’autre jour l’ont jouée. Elle toussote un peu et démarre. Je l’accompagne comme je peux sur mon crin-crin. Je vous garantis que je préférerais l’accompagner dans un dodo. La musique et moi, on est parents à peu près comme le sont une panthère noire et un canard de Barbarie. Néanmoins, mes leçons de jadis me reviennent en mémoire. Bien sûr, je fais des fausses notes ; pour être franc, je ne fais même que ça. Mais ça fait plus vraisemblable.

Gisèle a une gentille voix de soprano. Bien sûr si elle auditionnait à la Scala de Milan, tout ce que le directeur pourrait lui proposer, c’est un emploi au vestiaire ou aux waters, mais son petit filet suffit dans ce bruit de fourchettes et ces glouglous. Comme elle est jolie, y a quelques vieux faunes qui la renouchent en loucedé. En sciant mon jambon j’observe l’assistance ; je cherche à deviner qui, dans cette foule de convives est l’homme qui m’intéresse. Mais s’y trouve-t-il seulement ?

Je me fends la poire en pensant que nous sommes en train de faire les cornichons pour peut-être balle-peau.

Lorsque Gisèle a terminé sa beuglante, elle fait un petit salut et annonce que son camarade Antoine va interpréter un morceau de sa composition.

C’est à mon tour de tenir la vedette. Je prends une pose inspirée et je fais mon Paganini. Je ne sais pas au juste ce que je musique… C’est un air qui me revient, du plus profond de ma mémoire. Je crois bien que le mec Chopin a composé ce machin. Je m’en tamponne les amygdales. Le mec Chopin ne risque pas de venir rouscailler. D’abord parce qu’il est clamsé depuis belle lurette, ensuite, parce que, de la manière que j’exécute son morceau, il ne pourrait pas le reconnaître.

Au milieu du morceau je marque un temps d’arrêt. Je me concentre et laborieusement je passe mon message. Voici ce que je transcris en morse :

Urgent — Rendez-vous — Ce soir 10 heures

Maudin — 24, rue de Laborde

Après quoi j’achève mon récital.

Quelques applaudissements parcimonieux retentissent. Nous remercions l’honorable société, et nous passons à la mangave. La recette est bonne. Nous nous faisons quatre cents balles.

— Décidément, me dit Gisèle, j’ai de plus en plus envie de lâcher l’hôpital et de me consacrer au lyrisme de restaurant.

Nous faisons un clin d’œil au gérant, et nous nous taillons sans plus attendre.

Je regarde l’heure à Saint-Lago : neuf heures.

Je propose à Gigi de torcher un grog dans une brasserie avant de regagner ses pénates. Il faut boire la recette. C’est curieux comme les types sont généreux avec les cloches, quand ils s’empiffrent dans un truc à marché noir…

— Vous croyez qu’« il » viendra ? demanda Gisèle.

— S’il était dans la salle, y a pas d’erreur…

— Mais y était-il ? J’ai bien regardé, je n’ai pas vu un seul type correspondant au portrait d’un assassin.

Je lui caresse le poignet.

— Petite fille ! Les assassins ne ressemblent presque jamais à des assassins. Moi aussi, j’ai biglé les dîneurs… Et je n’ai pas pu me faire une idée.

— Alors ?

— Alors, attendons.

— Je suis frémissante.

Je souris et commande deux autres grogs.

— Je vais être tournée, me dit Gisèle.

— Ne vous bilotez pas. Ce sont vos premières armes dans les services secrets. Il s’agit de ne pas flancher. Le meilleur moyen de se doper est encore de pinter un bon coup.

« C’est le secret de mes succès.

Au bout du quatrième grog, elle est bien à point. Je la finis par un verre de calvados. Le froid fait le reste. Lorsque nous pénétrons dans son appartement, elle est aussi guillerette qu’une tranche de veau. Je la couche et elle se met à pioncer. Ouf ! J’ai le champ libre. De cette façon, je vais pouvoir manœuvrer à ma guise. La môme Gisèle est la crème des filles, d’accord ; mais ça n’est pas une raison pour l’avoir sur les fumerons d’un bout à l’autre de l’affaire. Pendant qu’elle cuvera sa malouze, je m’occuperai du mec, si, comme je le souhaite, il se pointe à mon rancard…

Je regarde ma montre. Ça colle, j’ai encore le temps. Le temps de quoi faire allez-vous penser ? Pardine ! le temps de mettre la paluche sur la bouteille de raide de Gisèle. Elle n’est pas duraille à trouver. Je la débouche et je m’en téléphone un vieux coup dans l’estomac. C’est plus rigolo de se mettre un goulot entre les lèvres que de se faire enlever les cors aux pieds… Comme le trou que je porte sous le nez n’a pas été créé pour établir un courant d’air, je réitère mon geste auguste. Illico, je me sens enclin à l’optimisme. Je sors mon Luger et je le glisse sous un journal jeté sur le divan.

Plus que cinq minutes. Viendra ? Viendra pas ?

Mon palpitant se met à cogner. Je me sens intimidé comme lors de ma première enquête. C’est nerveux, faut attendre que je sois rodé. Voilà ce que c’est de se laisser aller. On devient ramolli de l’intérieur et de l’extérieur…

Le niveau baisse dans le litron. L’heure tourne. Mon cœur bat… Voilà les caractéristiques du moment. Et toujours, dans mon boîtier les mêmes pensées vont et viennent, au point de me donner le mal de mer : Viendra ? Viendra pas ?

Un pas dans l’escalier. Est-ce pour moi ?

Oui, le pas s’arrête devant la lourde. On sonne.

Alors mon palpitant se calme comme par enchantement. Je retrouve tout mon calme, comme l’acrobate qui va accomplir le saut de la mort… San-Antonio est un mec entier. Je sais me récupérer le moment venu. Or, pour être venu, il l’est, le moment. Je liquide la bouteille de cognac pour dire de ne pas avoir de remords s’il m’arrive quelque chose. Je vais ouvrir la lourde.

Je ne sais pas si vous avez jamais vu de film d’épouvante. De ces films qui vous flanquent les flubes pendant une semaine… Si vous en avez vus, vous avez dû remarquer que l’impression d’effroi provient souvent d’un contraste entre l’intensité de la peur redoutée et l’aspect innocent de celui qui la provoque. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre… Vous êtes tous tellement pochetés que pour vous faire entrer quelque chose dans la matière grise, il faudrait un marteau-pilon. Ce que je veux dire, c’est que ce qui transforme la peur en épouvante, c’est qu’elle est provoquée par quelque chose d’insolite. Ainsi, il est normal d’avoir peur d’un gros caïd en colère, mais quand au lieu d’un gros caïd, c’est un petit vieux bien propre qui vous fout les jetons, ce qu’on éprouve n’est plus de la peur, mais de l’épouvante. Cette fois, est-ce que vous mordez ?

J’ouvre la lourde.

Je ne peux réprimer un sursaut. Dans l’encadrement de la porte il y a… un petit garçon. Ce petit garçon, je l’ai aperçu tout à l’heure au restaurant de la rue de l’Arcade. Vous vous en doutez, je ne lui ai pas accordé la moindre attention. Je suis tellement ahuri que je reste là, la bouche ouverte, les bras ballants.

Le petit garçon peut avoir une dizaine d’années. Il est trapu et a une tête d’hydrocéphale. Son regard est candide…

— Bonjour, m’sieur, fait-il.

Je bouge la tête.

— Bonjour…

Il n’est pas pressé de rentrer. On dirait qu’il est timide.

— Qui êtes-vous ?

Avant de me répondre, il s’assure qu’il n’y a personne dans le couloir.

— La pluie du matin n’arrête pas le pèlerin, murmure-t-il.

Aïe ! ma douleur ! C’est un mot de passe. S’il faut répondre quelque chose je suis marron.

Pour gagner du temps, je prends un air extrêmement rassuré.

— Parfait, parfait, murmuré-je.

Je m’efface et il entre.

Entre nous je suis sérieusement empoisonné. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter à ce loupiot ? Tant que je croyais avoir à faire à un homme, tout était réalisable. Mais quelle ressource puis-je avoir avec un morbach ?

Je referme la porte et j’indique le studio au bibace. Il y pénètre sans se faire prier. Alors je pige tout : ce petitout n’est pas un gamin mais un nain. Malgré qu’il porte un costume marin et un pardessus de premier communiant il a une démarche d’homme. Une démarche de nain, massive, trébuchante ; la démarche d’un nain aux jambes arquées…

Quand nous sommes dans le studio, je m’assieds nonchalamment.

— Une cigarette ? proposé-je.

Il secoue sa grosse tête d’anormal.

— Alors, un sucre d’orge, peut-être ?

Je le vois blêmir. Un nuage sanglant passe dans ses yeux de chat.

— L’habit ne fait pas le moine, dit-il d’un air méfiant.

Ces simagrées commencent à me fatiguer. Je vois bien qu’il me pousse une colle, mais la moutarde me monte au nez.

Je lui dis :

— Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. En mars et en avril ne te défais pas d’un fil…

Il est suffoqué.

— Enfin quoi ! éclaté-je. Tu ne vas pas passer en revue tous les proverbes… Si c’est une anthologie que tu fais, je vais te donner un coup de main.

Soudain, je ferme ma grande gueule : cette demi-portion tient un feu dans la main. Un bath rigolo à crosse de nacre.

— C’est un piège, grince-t-il.

— Ne t’excite pas, géant, et rengaine ton soufflant, tu pourrais te blesser.

Il a un rictus abominable. Je n’ai jamais rien vu de plus immonde que ce nabot. Je voudrais pouvoir l’écraser à coups de talon. En tout cas, l’instant critique est arrivé plus tôt que je ne le pensais. M’est avis qu’il va falloir jouer serrer.

— Comment avez-vous eu notre code ? demande le nain.

— Par un vieux système d’information.

— Lequel ?

— Mon petit doigt, figure-toi. Je le branche de temps à autre, et il me raconte un tas de choses qui ne sont pas dans les journaux.

Je vois son doigt se crisper sur la gâchette.

— Ne fais pas le pierrot, je te dis !

Il paraît ne pas entendre. Le pistolet tremble dans sa menotte.

Ce qu’il doit être nerveux ce chérubin !

— Parle ! fait-il. Et sa voix émet un bruit de girouette rouillée.

Je hausse les épaules.

— Tiens, veux-tu que je te dise ? Tu me fais marrer… Je te convoque ici pour avoir une discussion avec toi et voilà que tu me flanques ton artillerie sous le nez en me disant de parler. Tu ne trouves pas ça crevant, toi ?

Son visage reste impassible.

Je me dis qu’il vaut mieux ne pas contrarier ce loustic. S’il remuait un tant soit peu l’index droit, placé comme je suis, je dégusterais du plomb brûlant dans la poitrine.

— Après tout, si tu y tiens, je peux bien t’affranchir.

Je lui raconte toute l’affaire, vue sous mon angle depuis l’attentat dont j’ai été victime en octobre jusqu’à la cérémonie de ce soir en passant par ma découverte du morse musical.

Il a un rire mauvais.

— Compliments ! siffle-t-il. Tu n’as pas la tête dans ta poche.

— Tu saisis, dis-je, conciliant. J’en ai ma claque de dérouiller. Je viens de me tasser deux mois d’hosto et je voudrais au moins trouver le zig aux crins en brosse pour lui dire ce que je pense de lui…

Le nain réfléchit.

— T’es trop marle… Alors tu te figures que j’allais allonger mon pote ? Poulet, va !

— Poulet ?

Je m’applique à faire l’étonné.

— Dame ! Tu viens de me dire que c’est sur toi qu’on a tiré la première fois à cause que tu ressemblais à Manuel. Or les journaux ont assez répété qu’on avait tiré dans le métro sur San-Antonio, l’as des as… On s’est même assez marré d’avoir failli dessouder un flic par erreur.

Je feins de prendre la chose du bon côté.

— D’accord, c’était un hasard curieux…

— Je regrette qu’une chose, affirme le nain.

Je lève un sourcil pour marquer ma curiosité.

— C’est que tu ne sois pas claqué…

Je m’incline.

— Trop aimable…

Ce nénuphar d’urinoir tord ses lèvres.

— Heureusement qu’il est temps de réparer cette malfaçon…

Qu’est-ce à dire ? Je regarde mon petit bonhomme et je me rends compte qu’il est vachement déterminé. Si je n’agis pas prestement je risque fort de me réveiller dans un coin plein d’anges et de roses odorantes. Maintenant si vous désirez que je vous révèle à quel signe on reconnaît le gars déterminé à vous envoyer dehors, ouvrez grand vos plats à barbe. Le type qui va tuer, je vous l’ai dit plus haut, a un quelque chose dans les yeux d’assez particulier. Mais y a pas que ses châsses pour annoncer le casse-pipe ; y a toute sa poire. Ses lèvres sont tirées comme les babines d’un chien enragé, son nez est pincé et sa pomme d’Adam monte et descend comme l’ascenseur d’un hôtel le jour où il y a la foire dans le patelin.

Ce magot m’a l’air rusé. Si je peux attraper mon feu qui se trouve sur le divan, cela ne me servira à rien car il tirera avant que j’aie eu le temps de repousser le cran de sûreté.

Que faire ? Mon Dieu…

J’ai la bouche sèche. Et soudain, j’ai une idée. Ça me vient sans que je le veuille, c’est comme la sonnerie d’un réveille-matin, elle se déclenche dans ma montgolfière à toute berzingue. Pour ce que je veux tenter il me faut de l’alcool. Hélas ! j’ai sifflé le restant de la bouteille, mais il y a sur l’entourage du cosy un flacon d’eau de Cologne. L’étiquette est tournée du côté du mur, par conséquent, mon nain ne peut connaître la nature du liquide.

Je prends la moue désabusée du polyte qui s’apprête à trinquer.

— Tu ne vas pas me bousiller, dis donc ?

— Je vais me gêner…

— C’est pas possible…

Je réprime des sanglots. Il s’agit d’offrir des sensations rares à ce faux petit garçon afin qu’il prolonge notre tête-à-tête. Pour moi, le jeu consiste à attraper le flacon de parfum sans que le nabot prenne ombrage de mon geste.

— Ne fais pas ça ! supplié-je en haletant. Enfin, tonnerre ! je n’ai rien fait. Vous m’avez mis en l’air une fois…

Je roule des bigarreaux hallucinés. Lentement je porte la main vers la bouteille vide, comme si j’avais besoin de m’en aligner une giclée. Puis je feins de m’apercevoir qu’elle est vide. Il faut absolument que l’autre ne se doute de rien. Toujours tremblotant je me détourne légèrement afin d’empoigner l’eau de Cologne. Ce que j’appréhende… Je peux pas vous l’expliquer. Il me semble que le feu va cracher épais. Du plomb dans les tripes, y a rien de plus gênant. Vous ne pensez plus à grand-chose lorsque c’est dans le prosper que ça vous arrive. Rien que le choc vous coupe net le sifflet… Il ne se passe rien.

Faut pas croire que ces faits et gestes se déroulent au ralenti. Seulement la pensée va si vite ! Entre la pensée et le mouvement il y a quelquefois la même différence de vitesse qu’entre la lumière et le son.

Enfin je tiens mon flacon.

— Je veux pas que tu me butes !

— T’avais qu’à tenir tes pieds au sec. Qu’est-ce que c’est que ce poulet qui vient jouer au petit soldat et qui se plaint quand on en a marre de sa gueule !

Mon tremblement s’accentue. Je débouche le flacon et me le colle sous le tarin.

— C’est ça, approuve le nain, à ta santé !

Peut-être que dans votre garce d’existence il vous est déjà arrivé de boire de l’eau de Cologne par erreur ? Alors vous devez savoir que ça ne vaut pas du chambertin. Pour ma part, je ne connais rien de plus tocasson. Je précise cependant que cette eau de Cologne je ne l’avale pas. Je m’en emplis la bouche seulement, comme si je voulais m’en gargariser… Je combine bien mon petit truc et vlan ! je la recrache dans les mirettes du gnome. Mince de binz. Le gars Mabotte hurle comme un goret auquel on vient d’enfoncer une barre rougie dans le rectum. Il se frotte les châsses et les écrase sous ses poings miniatures.

Si vous pensez que je me tire les cartes pendant ce temps, vous vous gourez comme quinze poux les uns sur les autres. Rapidos, je le désarme et récupère mon Luger. Avec un pulvérisateur dans chaque paluche on se sent quelqu’un, surtout lorsqu’on n’a en face de soi qu’un monsieur d’un mètre trente.

— T’es encore trop jeune pour vouloir dorcer San-Antonio, mon chéri. Tu devrais rester chez toi pour y jouer avec ton Euréka à fléchettes. Dis donc, tu croyais avoir à faire à quel branque ?

Il commence à ouvrir les yeux. Il pleure comme si on avait fait partir sur ses genoux une bombe lacrymogène.

— Sale poulet ! grince-t-il.

— T’excite pas ma beauté. La roue tourne tu le vois. Par moments elle tourne tellement vite qu’on ne peut plus apercevoir les rayons. Ainsi, il n’y a pas une minute tu jouais à Nick Carter avec ce flingue et maintenant c’est moi qui tiens les brèmes. Conclusion ? Tu vas jacqueter… C’est d’une telle simplicité qu’il n’y a pas besoin de te faire un dessin.

— Tu peux toujours courir.

— Si tu ne réponds pas à mes questions illico je te casse les ailes.

Il hausse ce qui lui sert d’épaules.

— Tu peux toujours y venir.

La rage me prend. Je pose les deux feux sur un rayon de bouquins hors de la portée du nabot et je m’avance sur lui. Ce macaque m’a assez couru sur l’haricot comme ça. Je vais sans plus attendre lui passer une danse de première. Je tends ma main vers lui mais il fait un saut de côté. Avant que j’aie eu le temps d’agir il fonce sur moi comme un bélier et me rentre dans l’œuf la tronche la première. J’en ai le souffle stoppé net. D’autant que mon ventre est encore très fragile. Lui ne perd pas de temps : profitant de ce que je suis courbé par la douleur, il me fait un truc japonais lequel consiste à m’enfoncer deux doigts en fourche dans les châsses. Je hurle à mon tour. Je suis aveuglé, débordé, pigeonné. Une grêle de coups s’abat sur ma tête. Ça carillonne sous mon dôme comme dans un clocher un jour de Pâques. Une nausée me noue la gorge.

« Sacré tonnerre de bon sang, par un nain ! Par un nain ! Par un bon Dieu de nabot… »

Voilà ce que je répète tandis que je rue désespérément.

Je défaille. Je me liquéfie. Le petitout va sortir mes tripes et les aligner sur le parquet pour voir si le compte y est.

Bing !

Un bruit de verre brisé. La grêle de coups s’arrête. Que se passe-t-il ? J’ouvre les yeux tant bien que mal. Juste assez pour apercevoir Gisèle, debout au milieu de la pièce avec, dans la main un tronçon de bouteille.

Sa présence me dope. Je me mets sur mon séant.

— C’est… vous ? dis-je bêtement.

À mes pieds il y a le nain. Il a son compte le salopard ; un chouette œuf d’autruche pousse sur son crâne.

— Gisèle…

Je suis prêt à débloquer. Alors elle se met à se marrer comme une folle. Jamais mon orgueil n’a été mis à aussi rude épreuve… Ah ! il est balaize le commissaire San-Antonio. Se laisser filer une rouste par un bonhomme ne mesurant pas un mètre trente ! Si mes collègues apprenaient ça, ils rigoleraient vachement et ils auraient raison. Je suis tellement humilié que pour un peu je décrocherais la suspension et je me pendrais à la place…

— Je suis arrivé à temps, hein ?

Je la regarde et je me sens incapable de parler.

— Il vous a bien arrangé, continue-t-elle. Venez dans la salle de bains… Je vais vous mettre du collyre dans les yeux, on dirait que vous avez deux escargots sur la figure.

Je la suis docilement. Je me laisse soigner.

— Gigi, murmuré-je enfin, Gigi je suis le plus fameux tocasson de la police. Ma carrière est finie ! M’être laissé filer une trempe par un nain ! Je vais en crever de rage.

— Allons, me dit-elle. Ne soyez pas si pessimiste. J’ai vu comment les choses se sont passées. Il vous a eu par surprise. Justement, Tony, vous n’avez pas l’habitude des adversaires de ce format…

— Vous avez tout vu ?

— Oui, enfin presque. Ce sont ces cris à lui qui m’ont réveillée. Dites, vous m’aviez salement saoulée. J’étais ronde comme trois Polonais…

Elle m’embrasse. Moi j’ai autant envie de lui faire un mimi mouillé que d’ouvrir une épicerie fine au pôle Nord.

— Pouah ! Vous avez bu de l’eau de Cologne !

Je la mets au courant des chapitres précédents et elle me félicite pour ma présence d’esprit.

Un peu réconforté je m’ébroue.

— Occupons-nous de ce démon, Gigi. Je vais lui dire ce que je pense de ses procédés.

Nous sortons de la salle de bains. Ma compagne pousse un cri.

— Il est parti !

Je me précipite.

— Quoi ?

Le studio est vide. Je vais à la porte du palier et j’arrive juste à temps pour entendre claquer celle de l’entrée.

L’oiseau s’est envolé. San-Antonio vient de connaître la plus grosse défaite de sa carrière.

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