Le canardage dure quelques instants encore, puis cesse brusquement. Je comprends que les Frizous sont en train de sauter dans leurs voitures. Va y avoir une drôle de corrida, moi je vous le dis.
En effet, une caravane de phares balaie la route derrière nous. Je mets toute la sauce et, fort heureusement, avec une bagnole comme celle-ci ça signifie quelque chose… Parvenu au croisement de la grand route de Paris, je vire à gauche, du côté de Saint-Germain. Je préfère filer en direction de la nature car les risques d’encombrement sont moins grands que du côté de la capitale.
À cent dix à l’heure nous franchissons la Seine et nous nous ruons dans la montée du Pecq. Saint-Germain est atteint en moins de temps qu’il n’en faut pour faire cuire un œuf dur. Dans le dédale des petites rues, ça va être du sport pour mouler ces gougnafiers ! Seulement les poursuivants ne peuvent pas nous bombarder à leur aise… Mais j’ai beau écraser le champignon au point d’attraper des fourmis dans les tartines, sans cesse les phares puissants réapparaissent derrière nous. Inutile de vous dire que les doryphores ne perdent pas une occasion de nous tirer dessus.
— Plus vite ! plus vite ! trépigne Gisèle qui s’est relevée.
Je n’ose pas lui dire ma façon de penser parce que j’aurais peur d’être injuste. Si elle pense que je me crois à une surprise-partie elle se met les salsifis dans les châsses ! pardon…
Une grave question se pose : où cette poursuite va-t-elle aboutir ? Je ne sais pas si notre tank comporte suffisamment d’essence pour nous mener de l’autre côté de la planète… De plus, les balles qui cinglent l’arrière de l’auto ne doivent pas tellement la réparer et à chaque instant, elle peut se mettre à genoux. Par exemple, si un des pneus éclate ; à l’allure où nous marchons, ça va donner quelque chose d’extrêmement gracieux en fait de trajectoire.
Toutes les deux secondes je me retourne afin de voir où en sont nos affaires, chaque fois je constate que l’écart qui nous sépare a tendance à diminuer.
Nous retrouvons la route, celle de la forêt. Elle est large et plate : une vraie piste pour course automobile…
Je me mords les lèvres. Sur cette voie, ils vont avoir beau jeu pour nous donner la chasse. Mais il est trop tard pour modifier la direction. Nous ne sommes pas en promenade avec une carte Michelin sur les genoux… Le mieux que j’ai à faire c’est d’essayer de dépasser la vitesse du son, tout en réfléchissant pour trouver une solution quelconque…
Désespérément je bigle le tableau de bord pour voir où en est le niveau d’essence, mais le compteur est détraqué.
— Écoute, petit, dis-je soudain à Gisèle. On va tenter de te tirer de là. Je vais tourner dans une des grandes allées de la forêt, j’arrêterai et tu sauteras, puis tu te planqueras sans traîner dans le fossé. Compris ? les Boches continueront à me cavaler au derche…
— Je ne veux pas te laisser !
Elle est décidément au poil cette gamine.
— Obéis ! Et ne déconne pas. À quoi ça servira si on se fait passer au presse-purée tous les deux ? Au contraire, toi hors de cause, c’est un atout sérieux. Tu as entendu ma conversation avec Fred, tout à l’heure, au sujet d’une certaine ampoule ? Bon, eh bien dès ton retour à Paris va trouver mon ami Berliet, celui que tu as vu à l’hôpital. Raconte-lui tout ce que tu sais et dis-lui que l’ampoule est déposée au commissariat de l’Étoile…
Je regarde encore dans le rétroviseur. Les phares sont toujours là.
— Tu vois le chalet, là-bas ? Il y a un chemin juste derrière, je le connais parce qu’un de mes amis s’était arrêté là un jour pour s’expliquer avec une langouste récalcitrante. Je vais le prendre, commence à ouvrir ta portière.
— Tony !
— Du cran, chérie !
Voilà le chalet champêtre pour bal musette ; le chemin…
— Cramponne-toi aux rideaux, cocotte !
Je vire sur les bouchons de roues ! Les pneus miaulent comme une centaine de chats en chaleur.
Les phares quittent mon rétroviseur. Je freine.
— Saute et cavale dans le fossé ; il ne faut pas qu’ils se doutent de quelque chose sans cela tu vas la sentir passer…
Elle saute boulée, comme les parachutistes. Je ne perds pas mon temps à lui envoyer des baisers… Je referme sa portière à toute volée et redémarre comme un fou. Je n’ai pas parcouru deux cents mètres qu’à nouveau les sacrés phares apparaissent. Ils ne s’arrêtent pas, en conséquence Gisèle s’est tirée de l’aventure…
Je me sens plus léger. Ça me faisait transpirer le cerveau de risquer la peau de cette petite. Maintenant me v’là en tête à tête avec les gars mézigue. Si mes carottes sont cuites, tant pis : je vais les grailler… Mais du moins je vais pouvoir jouer ma pièce à ma façon…
Le chemin zigzague à travers bois. L’air de la forêt siffle plus fort que des serpents à sonnette. Si je savais je foncerais dans le sous-bois, arrêterais l’auto et me taillerais à pinces dans la forêt… Ça ne serait pas si stupide que ça en a l’air mais ça présente l’inconvénient de stopper mes poursuivants non loin de l’endroit où j’ai débarqué Gisèle. Pour peu que le hasard s’en mêle, elle est chiche de se faire pincer. Non, tant pis pour moi, je dois continuer afin d’entraîner les poursuivants le plus loin possible…
Je vire dans une autre allée, puis dans une autre encore et je finis par me retrouver sur la grand-route. Une descente s’amorce. Une pancarte indique : Poissy. Les phares se rapprochent… Une grêle de balles s’abat sur la carriole. Je fais une embardée terrifiante… Ma direction devient toute raide. À ce train-là dans quatre minutes je serai rejoint…
Jamais j’ai pensé à tant de choses à la fois. Mon dôme ressemble à un hall de gare : y a un brouhaha du tonnerre là-dessous !
Je traverse Poissy et emprunte le grand pont qui traverse la Seine. Les voitures allemandes ne sont plus qu’à une vingtaine de mètres. Je me rends compte alors combien cette fuite est stérile. Ces Boches sont entêtés comme des morbacs ; ils ne me lâcheront que lorsque j’aurai le gésier rempli de plomb. Alors : à quoi bon lutter davantage ? Dois-je me laisser assaisonner sur cette route, ou bien au contraire dois-je me rendre ?
Me rendre !
J’arrête la voiture pile au milieu du pont ; je sors en levant les bras.
Vous pouvez croire que je n’en mène pas large… Supposez que ces tocassons soient énervés par la promenade que je leur ai fait faire et qu’ils me règlent mon compte sans attendre ! Je ne les connais pas encore… Ils sont bien trop vicelards pour m’expédier en vitesse. Prestement ils descendent de leur calèche. Non décidément, leurs trompettes ne me reviennent pas !
Les bras toujours levés je recule vers le parapet. Puis avec une rapidité dont je suis le premier ébloui, j’enjambe le garde-fou et pique une tête dans le bouillon.