Ce vieux Fred !

Il ne faut pas cent trente-trois ans pour arrêter un plan d’action.

— Tu m’excuseras, dis-je à Greta, mais je suis obligé de te laisser seule pour une heure ou deux. Comme je tiens absolument à te retrouver à mon retour, je te laisse attachée. Et puis je vais te remettre ton bâillon, pour le cas où tu serais tentée d’ameuter les paisibles locataires de cet hôtel. Mais ce sont des précautions superflues car si tu n’étais pas sage, j’enverrais aussitôt à l’ami Karl ce que tu sais.

Ceci mis au point, je lave ma blessure, je me panse tant bien que mal et je descends. Avant de quitter l’hôtel, j’interpelle le garçon d’étage :

— Vous avez fait ma course ?

— Depuis un moment déjà, oui, monsieur.

— O.K. Dites donc, la petite dame qui m’a rendu visite pique un somme. (Je lui fais un clin d’œil.) Donc laissez-la se reposer tranquillement.

— Certainement, monsieur.

Je prends le large.

Dix minutes plus tard je débarque rue des Saussaies et je demande à parler à Berliet. Il me reçoit dans son vaste bureau presque ministériel. Il est en train de caresser un gros lézard vert, car Berliet a la passion de ce genre de bestioles.

— Je n’y comprends rien, me dit-il, avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche. Théodore ne s’est pas endormi cette année. Habituellement il hiverne début novembre…

— Mon grand, lui dis-je, si ça ne te tracasse pas trop, remise ta ménagerie et écoute-moi.

Je lui raconte par le menu toute l’affaire. Il m’écoute sans m’interrompre ; sans cesser non plus de me fixer.

Quand j’ai terminé :

— En somme, dit-il, tu es déjà dans la poêle avec un morceau de beurre et tu attends que ces messieurs te fassent cuire ?

J’en conviens :

— Y a de ça, oui… Alors j’ai envie de jouer mes cartes dans l’ordre. Pour cela, j’ai besoin d’un coup de main.

— Je ferais l’impossible, mais j’ai peur que ce ne soit pas grand-chose…

— J’ai à te demander deux choses très précises : primo, peux-tu faire parvenir d’urgence cette ampoule à sir Montlew de l’Intelligence Service, avec un mot que je vais faire, et deuxio, connais-tu une combine pour passer en Angleterre ?

Berliet prend l’ampoule et la glisse dans un tiroir. Puis il me tend un bloc de correspondance et une enveloppe.

— Écris ta lettre, mon petit père. C’est d’accord. Quant à ton coucou, il te le faut pour quand ?

Je réfléchis.

— Pourrais-tu m’indiquer un terrain clandestin où un avion se poserait toutes les nuits à partir de demain soir ? Je ne sais comment je vais sortir Gisèle de ce merdier ; je ne suis même pas sûr que la chose soit possible… En tout cas cela peut se faire très vite comme cela peut traîner en longueur…

— Je comprends… Eh bien je vais demander des instructions à Londres. Où puis-je te toucher ?

— Je préfère t’appeler d’un Taxiphone…

— Entendu.

Pendant que j’écris ma lettre à sir Montlew, mon ami fouille dans ses tiroirs. Il empile sur son fauteuil un tas d’objets auxquels je ne prête pas attention. Il en fait un paquet et me le met sous le bras avant que je parte.

— Je te dis merde ! murmure-t-il en me serrant la pogne. À bientôt.

Greta n’a pas bougé.

— Tu ne t’es pas trop fait tartir ? demandé-je en la détachant. Tu vois que je suis fidèle à mes promesses : je n’ai pas mis plus d’une heure. Tu as tiré des plans sur la comète ?

Elle frotte ses poignets meurtris.

— Fils de chien ! grommelle-t-elle.

Je la prends par la taille et lui colle un gros baiser vorace dans le cou.

Elle me repousse comme si j’étais un crapaud.

— Ben quoi ! lui dis-je, tu es fâchée ?

Elle secoue la tête et porte son index à sa tempe.

— Ma parole, tu dois être jojo ! Tu me brûles la plante des pieds, tu m’attaches pendant des heures à des barreaux de lit et tu voudrais que je te presse contre ma poitrine en t’appelant mon cher amour !

— Les affaires n’empêchent pas les sentiments… Revenons donc à nos moutons : le B Z 22 est en route pour Londres. J’espère qu’il ne fait que nous précéder, Gisèle et moi…

— L’espoir fait vivre…

— T’as raison : l’espoir fait vivre. Si tu tiens à ta peau on va p’t-être pouvoir collaborer.

Elle hausse les sourcils.

— Parfaitement ! c’est un mot qui te choque ?

— Allez, accouche !

— Eh bien je te propose le fameux enregistrement et… une grosse prime en argent liquide en échange de la liberté de Gisèle.

Elle éclate de rire.

— Tu me prends pour une petite fille ?

— Pas du tout. Je te répète que le B Z 22 est en sûreté. Ni toi, ni moi, ni Karl ne pouvons espérer lui remettre la main dessus. Donc, je suis dans une impasse. C’est une évasion qu’il faut mettre sur pied pour libérer Gisèle, il n’est plus question de transactions quelconques — lesquelles d’ailleurs se seraient terminées de la même façon pour la petite et pour moi, tu l’as dit tout à l’heure. Si je sors la petite du trou, je file de l’autre côté de la Manche. J’aurai la possibilité, grâce à l’ampoule, d’avoir tout le fric que je voudrai. Je te propose un million de francs contre ton aide. De cette façon, tu n’auras pas tout perdu…

— Quelle garantie puis-je avoir que tu m’enverras l’argent ?

— Aucune garantie, dis-je, très loyalement, aucune garantie, mon oiseau des îles. Tu devras te contenter de ma parole. Si tu ne marchais pas et qu’il arrive malheur à Gisèle, Karl recevrait aussitôt les disques. Ce qui fait que tu passerais un sale quart d’heure. Si tu fuis, tu seras traquée par une police extrêmement habile, tu le sais mieux que quiconque, et qui aura l’avantage de te connaître à fond. Tu n’auras pas de pognon, ce sera très triste et ça finira très mal.

— C’est bon, je marche, soupire-t-elle.

Elle paraît soudain très lasse…

— À la bonne heure… Tu vas me donner des renseignements sur la boîte. D’abord, où Gisèle est-elle enfermée ?

— Dans un des cachots du sous-sol.

Je lui donne un crayon et du papier.

— Fais-moi un plan.

Je repère facilement car je connais les lieux.

— Par où faut-il passer pour parvenir à elle ?

— Par l’entrée principale, puis emprunter l’escalier qui prend dans le poste de garde.

— En somme, c’est d’une facilité…

Elle sourit.

— Oh, nous faisons bien les choses… Si tu crois la sortir de chez nous comme d’un couvent, tu te fourres les dix doigts dans l’œil !

— Il faudra bien cependant que je trouve une combine… Dis-moi, il y a beaucoup d’hommes dans le poste de garde ?

— Une cinquantaine.

— Et en bas, dans le sous-sol ?

— Il y a deux gardiens en permanence.

Décidément, il n’y a pas de quoi être optimiste.

— Quels sont les civils français qui ont une chance de pénétrer librement dans le bâtiment ?

— Les fournisseurs. Et encore sont-ils fouillés à l’entrée.

— Ouais… Enfin, je vais réfléchir à tout ça. Il va me falloir du personnel, est-ce que le grand Fred s’est tiré les pattes du Vésinet ?

— Oui, lui et le gros Tom.

— Je n’ai pas souvenance de ce dernier, mais passons. En ce moment ils doivent se terrer quelque part. Donne-moi leur adresse et un mot d’introduction afin que je ne sois pas accueilli à coups de canon. Tu n’as plus besoin d’eux maintenant et ils peuvent m’être utiles, moyennant finance, bien entendu.

Greta m’apprend que les zouaves sont terrés dans une papeterie de la rue du Chemin-Vert. Elle écrit sur une feuille de papier les chiffres suivants :

19-21-9-22-18-5

9-14-19-20-18-21-3-20-9-15-14

19-1-14 1-14-20-15-14-9-15

Je me penche par-dessus son épaule.

— Tu te ne casses pas l’aorte pour tes codes, dis donc. Tu te contentes de remplacer les lettres par les chiffres auxquels elles correspondent dans leur ordre alphabétique ; c’est un truc vieux comme l’obélisque !

— Ce qui importe, objecte-t-elle, ça n’est pas que le code soit compliqué, c’est que les types sachent qu’il vient de moi.

— D’accord. Mais dis-moi, comment as-tu trouvé ces tueurs…

— C’était Hans Stein…

— Qui ?

— Farous, si tu préfères, qui s’était chargé de trouver l’équipe qu’il nous fallait.

— Et où avais-tu déniché Farous ?

— Il était mon ami… Il avait déserté l’armée allemande à la suite d’un vol…

— Ah très bien… Alors comment se fait-il qu’il m’ait pris pour Manuel s’il le connaissait ?

— Il ne le connaissait pas. Manuel n’était pas le chef, contrairement à ce que tu crois, mais c’était lui qui avait exécuté le coup. Ensuite, ainsi que tu l’as deviné, il n’a plus voulu donner l’ampoule. Nous avons découvert qu’il avait loué un appartement sous un faux nom ; nous avons compris que c’était pour y cacher le B Z 22. Alors nous avons décidé de nous… séparer de lui. Nous avons voulu agir sans la bande pour éviter de nouvelles complications… Mais il s’y est produit la confusion que tu sais…

— Je comprends que je sais…

— Après cela, il y a eu ta photo dans les journaux. Manuel a pigé ce qui se passait et a pris le large. Nous n’avons eu de ses nouvelles que lorsqu’il est entré en contact avec nos services pour la rançon du gaz. À peu de chose près tu as tout deviné ; excepté toutefois que le canif, ça n’est pas moi, mais Stein, qui l’avait perdu. Nous avions acheté ces objets pendant la guerre d’Espagne…

— Tu ne rates pas un bigornage ! gouaillé-je.

— Pas un…

— C’est bon, taille-toi ! Et tâche de jouer franc-jeu, sans cela le dernier bigornage auquel tu assisteras sera le tien, et je te le jure que tu seras aux premières loges pour la cérémonie.

« Demain matin, débrouille-toi pour me téléphoner. Je te refilerai mes instructions. Si par hasard tu as envie de me jouer un nouveau tour de garce, mets le contact avec ta mémoire et essaie de te souvenir des termes de notre conversation qui est enregistrée.

Je l’aide à passer son manteau et je la mets dehors.

Une fois seul, je défais le paquet que Berliet m’a remis. Il contient deux grenades à main et un pistolet automatique avec de la quincaillerie de rechange.

Ce sacré type a de ces cadeaux de nouvel an pas ordinaires.

J’enfile mon pardessus et je file du côté de la Bastille. J’ai hâte de revoir Fred… Ce bon vieux Fred !

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